Management / politique
2007 05, rapport de soutenance de Judith Ferrando, pour sa thèse Le citoyen, le politique et l’expert à l’épreuve des dispositifs participatifs. Etude de cas sur une conférence de citoyens sur la dépendance à l’automobile et discussion.
La thèse de Judith Ferrando y Puig n’est pas une thèse ordinaire du fait des conditions même de sa production. En effet Judith Ferrando a été à la fois acteur du changement et analyseur de ce même changement. Or ce double rôle est bien souvent contradictoire en pratique.
En effet, au moment de l’action, il faut développer un imaginaire qui réenchante la réalité afin de trouver l’énergie nécessaire à la mise en place du changement, et ceci entre en contradiction avec la neutralité axiologique vers laquelle tend toute description de la réalité sociale si on choisit un point de vue compréhensif, c’est-à-dire un point de vue qui postule que la compréhension de tout acteur relève d’une logique sociale à décrypter avant de l’approuver ou de la critiquer ; et au moment de l’analyse, il faut objectiver la description du processus de changement pour en faire ressortir les ambivalences, les forces en présence, les logiques d’acteurs quelque soit les liens positifs ou négatifs qui ont pu être lié avec eux au cours de l’action, et ceci entre en contradiction avec les engagements émotionnels qui se sont développés entre acteurs et avec les normes qu’il a fallu mettre en place pour aboutir à la mise en place d’une action, ici la conférence de citoyen.
Or c’est cette tension qui me semble avoir été particulièrement bien optimisée par le travail de Judith Ferrando y Puig. Elle a réussi, sans abandonner ses convictions, et donc sa part d’enchantement, en faveur de la démocratie participative, à déconstruire, à mettre à plat le processus concret dans lequel elle était engagée pour faire ressortir les contraintes et les potentialités du jeu social qui conditionnent concrètement la mise en place de la démocratie participative et la prise en compte ou non des propositions de changement vis-à-vis des pratiques de l’automobile. Elle y est arrivé parce qu’elle a su séparer l’analyse des pratiques et des stratégies d’acteur, des représentations de la démocratie participative. Pour décrire les pratiques elle a fait comme un ethnologue qui remplit son carnet de terrain ce qui lui a permis de se décrire en train d’agir en quelque sorte grâce à l’usage des encadrés. Elle y ait aussi arrivée parce qu’elle a su introduire dans son travail de consultant une activité intellectuelle, grâce au fait qu’elle a été chargée de faire des recherches documentaires. Il y a donc eu fertilisation croisée entre réflexion académique et recherche action.
C’est pourquoi cette thèse a trois intérêts, et notamment un fort intérêt méthodologique.
Le premier intérêt est de mieux comprendre le problème concret de « l’addiction automobile » et son enquête montre qu’il sera difficile de changer de comportement vis-à-vis de la voiture non seulement pour des raisons de forte contrainte matérielle surtout quand on est en province mais aussi du fait des enjeux que le changement représente dans le jeu politique local come elle le montre dans le chapitre 6
Le deuxième intérêt est de mieux appréhender les représentations et les enjeux théoriques de la démocratie participative, un sujet d’actualité s’il en est, comme elle le montre dans le chapitre 7 en reprenant l’idée forte de « forum hybride » de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yanick Barthe comme un moyen d’exploration collective ce qui représente un apport important dans la réflexion sur la démocratie participative
Le troisième intérêt est de permettre de réfléchir à la méthode de travail d’une thèse dans un milieu professionnel et tout particulièrement dans le chapitre 3 sur « La vie d’un laboratoire de plein air ».
C’est sur ce dernier point que j’aimerais surtout insister (et notamment sur les pages 198 à 219), parce que c’est probablement un des apports peu visible de cette thèse à la réflexion sur les dispositifs politiques démocratiques, au moins telle que je l’ai comprise.
Cette partie peut en effet paraître peu significative et pourtant elle décrit ce qui à mon avis constitue le cœur d’une pratique très générale et que l’on retrouve chez la plupart des consultants, l’animation de groupe.
L’animation de groupe est une technique de base pour de nombreux dispositifs de mise en place de processus de changement, et notamment le phillips 6/6 décrit p. 203 (et qui daterait de 1948. Il aurait été créé par J. Donald Philipps dans le Michigan).
L’objectif d’une animation de groupe est de révéler « les compétences sociales dont le groupe dispose ». La plupart de ces méthodes s’appuie sur les théories de la psychosociologie de Moreno, de Erich Fromm, de Kurt Lewin ou de Bales qui toutes ont plus de 50 ans, et que reprendra Jean Dubost utilisé par Judith Ferrando, entre autre.
Les techniques d’animation de groupe se centrent sur une pratique de changement (et non pas sur un processus thérapeutique comme de nombreuses approches psychosociologiques). Ce sont des méthodes souples qui cherchent à produire de la délibération par effet d’agrégation collective.
Ce qui me parait donc nouveau ce n’est pas la méthode utilisée pour créer de la démocratie participative, je pense au fait que les travaux de Kurt Lewin qui portent entre autre sur les trois types de leader, dont le leader démocratique, remontent aux années 1930 aux USA, mais le fait qu’elles soient intégrées aujourd’hui dans un processus de changement politique. Ces méthodes sont aussi très utilisées en France depuis les années 1960 autour de l’ARIP notamment.
Il y a donc un paradoxe entre l’ancienneté et l’usage très général des méthodes d’animation de groupe dans de nombreuses organisations et la nouveauté de l’émergence du concept politique de démocratie participative dans le jeu politique depuis une dizaine d’année. Michel Crozier avait déjà montré dans les années 1960 la limite des approches participatives du fait de leur non prise ne compte des relations de pouvoir qui structure tout système d’action politico-administratif. C’est ce que rappel Judith Ferrando quand elle montre les enjeux que représente le changement au niveau local. La participation n’est pas neutre socialement. Elle renvoie à des rapports de pouvoir.
Cependant, la mise en avant des techniques d’animation de groupe est peut-être le signe d’une autre évolution, celle d’une importance plus grande accordée dans nos sociétés aux modèles pragmatiques en terme de résolution des problèmes, plus inductifs, par différence avec des modèles plus fondés sur des débats de principes ou programmatiques a priori. C’est ce que l’on va retrouver avec des nuances dans la commission Stasi, la commission Outreau, les conférences de citoyen, etc. Ce sont des dispositifs intermédiaires qui se situent probablement entre l’autogestion d’un côté et la démocratie déléguée de l’autre et dont l’objectif est de recomposer les frontières partisanes politiques d’un côté et entre sciences, politique et profane de l’autre.
Au final l’intérêt de la thèse de Judith Ferrando est d’avoir su traiter à partir d’un cas concret, autant un niveau très microsocial, celui des techniques d’animation, qu’un jeu politique plus large, celui du système politico-administratif, ce qui lui a permis de poser une double question celle de la résolution d’un problème, la dépendance à l’automobile, et celle du dispositif politico administratif nécessaire à mettre ne place pour le résoudre, la conférence de citoyen.
Judith ferrando est une professionnelle persévérante, travailleuse et fiable. Elle a réussi une thèse solide et utile qui montre qu’elle a à la fois des qualités de chercheur et des qualités opérationnelles, deux qualités qui ne font pas toujours bon ménage.
Paris le 20 mai 2007
D. Desjeux