2006, D. Desjeux, La sociabilité dans les restaurants en Chine, Préface du livre de Yang Xiaomin

Internationale

Préface

 

« Le restaurant de Yang Guang n’était pas grand mais il avait un premier étage. Au rez-de-chaussée, il y avait en plus de la grande salle, quelques petites salles où l’on servait les plats ordinaires à des prix abordables. Au premier en revanche, il n’y avait que des petites salles et on servait des spécialités dont le prix était un peu plus élevé. […]  Avec la politique d’ouverture, le marché de la restauration s’était soudain transformé et la situation était aussi changeante que le visage d’un bébé. […] Chaque jour, des restaurants qui ne savaient pas s’adapter aux nouvelles conditions du marché devaient fermer leurs portes. Il fallait désormais faire de la restauration rapide ou proposer de la cuisine exotique dans des établissements redécorés dans le style occidental. » La description faite par Zhang Yu, auteur chinois d’un roman policier à forte connotation sociologique, édité en 2000 et traduit chez Picquier par Claude Payen en 2004, Ripoux à Zhengzhou, rend compte à merveille de l’évolution de la Chine en général et de la situation de la restauration telle qu’elle été analysée par Yang Xiaomin dans son livre La fonction sociale des restaurants dans la vie quotidienne des chinois, pour la région de Guangzhou, au sud de la Chine.

La restauration et la gastronomie chinoise sont à eux seuls un sujet en soi, déjà largement exploré par Françoise Saban sur le plan historique et par Zheng Lihua, d’un point de vue ethnolinguistique. Zheng Lihua a déjà montré, en 1995, dans son livre Les chinois et leurs jeux de face (l’Harmattan) comment le restaurant pouvait être analysé, à la suite du sociologue américain E. Goffman, comme une scène, tai2,  où se jouait la gestion de la face, mian4 pour la face sociale ou lian3 pour la face morale, que ce soit en perdant de la face, pour en gagner ou pour faire monter la face de l’autre[1]. Mais la gastronomie n’épuise pas l’analyse de la restauration chinoise même si elle joue un rôle central.

Or c’est bien l’une des thèses centrales de Yang Xiaomin qui est de montrer non seulement comment les restaurants sont des analyseurs des changements de la société chinoise aujourd’hui avec le passage des restaurants d’Etat aux restaurants privés qui symbolisent l’entrée dans l’économie de marché concurrentielle, mais aussi comment la hiérarchie des restaurants entre les « hauts de gamme », les « moyens de gamme » et les « bas de gamme » symbolise la mise en scène des nouvelles hiérarchies sociales en Chine.

Sur un plan plus personnel, se restaurer à Guangzhou, comme dans de nombreuses villes dans le monde, c’est choisir entre les repas à la maison et les repas au restaurant que ce soit pour  une occasion privée ou professionnelle. Choisir ensuite une gamme de restaurant c’est arbitrer en fonction de ses capacités financières et de la face que l’on veut faire gagner à ses invités. Ceci est proche des pratiques françaises. Cependant, ce qui varie par rapport à la France, un pays proche de la culture chinoise par la valeur qu’il accorde à la gastronomie, c’est l’importance du poids des jeux de face dans ces arbitrages. « Morts ou vifs, nous ne pensons qu’à une chose : préserver la face, » comme le dit un personnage du roman de Zhang Yu.

Yang Xiaomin nous fait aussi entrer par le menu, au deux sens du mot français, dans l’intimité des familles chinoises et de leur rapport à la cuisine. Nous découvrons l’importance qu’accordent une partie des chinois du Sud à l’équilibre entre les « aliments chauds, re4 » et les « aliments froids, liang2 », une diététique très ancienne, afin de permettre une meilleure circulation du qi, de l’énergie, à l’intérieur du corps. Nous suivons les familles tout au long de leur itinéraire de course qui va du marché traditionnel au supermarché moderne. De même nous entrevoyons des plats familiaux traditionnels comme les plats sautés, l’omelette au crabe jaune, le poulet parfumé, les légumes verts ou la soupe de riz cantonaise au porc et aux champignons mais aussi la modernité avec des petits déjeuner plus occidentaux.

Surtout Yang Xiaomin, pour la première fois dans une enquête de terrain, nous présente de l’intérieur un milieu peu connu, celui des restaurateurs et de leurs stratégies d’investissement dans l’architecture, le choix de la décoration, celui des chefs et du personnel de service.

La restauration est une des clés de la compréhension de la Chine d’aujourd’hui, clé probablement un peu inattendue pour qui n’est pas familier avec la vie quotidienne chinoise. Le nombre important de créations de restaurant en est un premier indice.

Et pourtant c’est central pour les affaires. La plupart se traitent d’abord autour d’une table, avec de l’alcool, comme le célèbre Maotai, ou du vin, que ce soit du Greatwall chinois ou un vin australien, voir du Cognac Rémy Martin, le tout pouvant se terminer par une compétition pour savoir qui va payer. Si c’est l’occidental qui invite, c’est bien à lui de payer même si le jeu de politesse des chinois qui proposent de payer peut lui faire croire le contraire.

C’est vrai aussi pour comprendre une partie de la culture chinoise que ce soit dans la diversité de ses traditions culinaires religieuses ou régionales, comme la célèbre cuisine pimentée du Sichuan, dont le Chengdu à Paris, près de la librairie chinoise Phénix boulevard de Sébastopol, est un des très bons représentants ; que ce soit pour comprendre la profondeur de la culture du thé en Chine, à commencer par le célèbre thé vert, long jin, ou puits du dragon, près de Hangzhou ; que ce soit pour apprécier la pratique collective du repas au restaurant où tous les plats sont mis sur un plateau tournant au milieu de la table, chacun se servant un peu dans chaque plat avec ses baguettes.

C’est vrai enfin pour comprendre la modernité de la Chine et les clivages générationnels et sociaux. Qiu Xiaolong, dans son roman policier Mort d’une héroïne rouge, décrit ainsi un restaurant branché à Shanghai : « Les clients affluent. La clientèle jeune, en particulier, qui trouve l’atmosphère très Xiaozi, [ce qui] veut dire petit bourgeois. C’est un nouveau terme à la mode [à Shanghai en 2004] qui désigne un consommateur branché, très cultivé, conscient de son statut. Ce mot fait fureur, notamment chez les cols blancs qui travaillent dans les joint-ventures étrangères. » Ou encore He Jiahong, dans Crime de sang, décrit un couple « mangeant dans sa propre assiette », signe clair du restaurant haut de gamme.

Le livre de Yang Xiaomin est précis par la qualité de ses observations de terrain. Il est vivant par la variété et le contenu très concret des informations recueillies en chinois puis traduites en français. C’est un livre novateur et rare, écrite par une chercheuse chinoise courageuse, qui nous aide à lire la Chine par les restaurants, la gastronomie et les repas au quotidien. C’est ce qui en fait toute sa saveur.

 

Dominique Desjeux

Professeur à la Sorbonne (Paris 5)

Professeur invité à Guangzhou (Chine)

Une partie des photos de l’enquête seront mises en ligne sur consommations-et-societes.fr, dans le mini site Consommations et sociétés.

 



[1] De façon non conventionnelle, et nous prions le lecteur de nous en excuser, et ceci pour des raisons pratiques de saisi par ordinateur, nous avons choisi avec Yang Xiaomin d’indiquer les quatre tons du mandarin par des chiffres associés à la transcription en phonétique pinyin. L’avantage est que cette convention a permis à Yang Xiaomin de reprendre des recettes en caractères chinois et en pinyin de telle sorte qu’elles puissent être utilisées plus facilement par ceux qui auront envi de les retrouver dans un restaurant chinois sans compter ceux qui voudront améliorer leur chinois !

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