2014-2003, D. Desjeux, interventions à l’ANVIE

2014, Cahiers de l’ANVIE n° 3, http://www.anvie.fr/#!cahiers-de-lanvie/c1ivq

Cahier n°3 – Les sciences humaines et sociales, ressource stratégique pour l’entreprise

Avec la participation de D. Desjeux et Christophe Rebours d’InProcess

En tant qu’anthropologue, comment collaborez-vous avec les entreprises ?

Dominique Desjeux – Il faut rappeler tout d’abord que les anthropologues académiques « classiques » n’ont pas l’habitude de travailler avec les entreprises privées, et ceci pour des raisons historiques. Pour ma part, j’ai choisi de créer une entreprise en 1990 afin de disposer d’une interface qui favorise les débouchés des étudiants et les recherches conjointes entre le secteur privé et la recherche académique. Pour devenir un anthropologue professionnel, il faut partir des questions des entreprises et non des questions universitaires qui sont bien souvent très abstraites. De l’autre côté si l’entreprise veut bénéficier des apports de l’anthropologie il faut qu’elle accepte de ne pas se centrer uniquement sur le plaisir et la marque, et qu’elle s’ouvre à l’observation des usagers finaux. Pour devenir une entreprise centrée sur le consommateur, il faut accepter de se détacher de la marque pendant l’observation des usages, des pratiques, des stratégies et des relations de pouvoir au sein de l’espace domestique. Une fois compris les interactions sociales et les effets de contrainte de situation, l’anthropologue va pouvoir montrer les valeurs et le sens que les acteurs accordent a posteriori à leur action. Travailler sur les relations de pouvoir et les contraintes de situation permet de comprendre les chances de réussite ou d’échec d’un nouveau service, d’une nouvelle technologie ou d’un nouveau produit. Travailler sur les relations de pouvoir lier à la consommation et au processus de développement des innovations et une approche peu fréquente et c’est en ce sens qu’elle peut aider à regarder autrement la réalité et donc à innover.

Concrètement, comment les entreprises s’emparent-elles des résultats issus des études anthropologiques de terrain ?

Dominique Desjeux – Une fois que les anthropologues ont mené leurs enquêtes dans le logement ou les lieux de travail, ils en présentent les résultats aux entreprises. Cependant elles se sentent bien souvent démunies face à la quantité de détails et d’informations à traiter. De plus le consommateur réel présenté par l’anthropologue ne correspond pas aux images enchantées de la publicité. C’est pourquoi l’anthropologue doit apprendre à traduire ses observations et à accepter que toutes ne soient pas prises en compte. Souvent en effet, seuls quelques éléments d’une enquête sont retenus. De son côté, et c’est souvent ce qui la stresse, l’entreprise doit accepter de faire un détour par les usages observés dans le living, la salle de bain, la cuisine, le bureau ou l’atelier. Ces observations sont loin des attitudes et des typologies auxquelles elle est habituée. Surtout, l’entreprise doit se demander si son offre de produits ou de services résout ou non un problème dans la vie quotidienne du consommateur final avant de chercher comment faire pour que sa marque pénètre par la publicité dans l’univers domestique ou professionnel. Quand en 2004 nous avons travaillé pour Lego avec Sophie Alami et toute une équipe d’anthropologues professionnels dans six pays, la direction de Lego a retenu une contrainte forte, celle du faible temps disponible laissé aux enfants pour jouer. Elle a donc diminué la quantité de pièces de Lego offerte pour réduire le temps de construction, comme le rappelle Christian Madsbjerg et Mickaerl B. Rasmussen de ReD dans The Moment of Clarity (2014) à partir d’une autre enquête anthropologique menée en parallèle. Diminuer le nombre de pièces résout la contrainte de temps des enfants. On voit bien qu’il faut que les deux parties, anthropologues et entreprises, acceptent de faire évoluer leur posture et d’aborder les problèmes sous un angle en partie nouveau. Si l’on veut que les enquêtes anthropologiques, centrées sur l’utilisateur final, soient utilisables, il faut que l’anthropologue accepte que les entreprises réinterprètent une partie des résultats de son enquête du fait de l’existence de jeux de pouvoir entre, par exemple, la R&D et le marketing, ou entre le marketing et la production. Cette dimension représente toujours un challenge pour les anthropologues qui ne connaissent les jeux internes à l’entreprise que par leurs clients et donc par un angle limité. L’anthropologue professionnel est régulièrement démuni face aux effets de silos dans l’entreprise. Bien souvent les résistances à l’innovation sont aussi fortes dans l’entreprise que chez l’usager final qu’il soit un professionnel ou un consommateur familial. Ce que nous apprend l’anthropologie c’est que l’innovation est une transgression et que la transgression est un risque bien au-delà des discours tenus dans l’entreprise en faveur de la nécessité d’innover.

Pouvez-vous nous donner un exemple de collaboration entre l’entreprise et l’anthropologie ?

Dominique Desjeux – Nous avons, il y a plus de 15 ans, mené une enquête avec Nestlé, qui nous a demandé de faire une observation sur la consommation de glaces chez les enfants. Le département avec qui nous travaillions à cette époque pensait qu’il fallait s’intéresser au seul moment où les enfants dégustaient la glace, et au moment où les enfants sortaient la glace du congélateur. L’entreprise ne distinguait pas le problème posé, comment accroître les ventes de crèmes glacées aux enfants, de la façon de le résoudre, s’intéresser au moment où l’enfant consomme le produit. Il fallait donc lui proposer de faire un détour par l’observation de toutes les étapes de l’itinéraire et des interactions sociales qui conduisent à l’achat, puis au « stockage », puis à l’usage de la glace par les enfants. Nous avons donc discuté avec l’entreprise sur la façon de ne pas nous limiter à l’observation du seul moment de l’arbitrage individuel des enfants, mais de remonter aux occasions et aux événements déclencheurs du processus d’achat et d’usage des glaces comme les anniversaires, les fêtes pour enfants ou les week-ends. En anthropologie la décision n’est pas considérée comme un arbitrage individuel, mais comme un processus social et collectif. Nous avons donc mené des enquêtes sur le lieu de décision de l’achat dans le logement, sur le lieu d’achat dans le supermarché, sur le lieu de consommation dans la cuisine ou le living, afin de comprendre les stratégies mises en œuvre par les enfants pour déclencher l’achat et convaincre leurs parents ; de comprendre comment les glaces sont rangées dans le congélateur et si la chaîne du froid était respectée ou non ; de comprendre à quel moment et pourquoi la glace est consommée. Nous avons obtenu ces informations par des interviews sur les lieux de la pratique, par des observations et des discussions sur les lieux d’achat et par des photos. Nous avons aussi essayé de restituer le système d’objets qui conditionne l’usage des glaces ce je corrige à te compliquer qui demande un congélateur, un sac de congélation pour les courses et éventuellement des cuillères pour prendre la glace, des bols, une table, et des chaises, etc. À chaque fois nous cherchons à comprendre la dimension matérielle, celle des objets et du budget, la dimension sociale celle des interactions sociales au sein de la famille, et la dimension symbolique celle du sens en fonction des situations d’usage.

Quelle collaboration menez-vous avec In Process ?

Dominique Desjeux – Il y a plus de deux ans, le dirigeant de cette entreprise, Christophe Rebours, a accepté de financer une thèse Cifre réalisée par Zoé Grange sous ma direction pour comprendre comment il était possible d’intégrer les apports de l’anthropologie dans l’entreprise et, plus particulièrement, dans les activités de design. Deux contrats ont été conclus depuis : le premier concernait sept clients et portait sur l’habitat. Le second, qui concernait à peu près les mêmes clients, portait sur les courses. Dans les deux cas, l’anthropologie est mise à contribution pour comprendre les usages des individus chez eux, dans leur univers de vie quotidienne. Là encore nous avons mobilisé les interviews, les observations in situ les films et les photos. L’intérêt a été de restituer les pratiques réelles, de consommateurs réels.

Quid du réseau d’anthropologues d’entreprises auquel vous appartenez ?

Dominique Desjeux – il a été créé en novembre 2013 suite à une rencontre entre anthropologues professionnels francophones dans le cadre de l’EPIC (National Association for the Practice of Anthropology) à Londres. Il compte d’ores et déjà une quarantaine d’anthropologues professionnels qui possède leur entreprise ou travail en entreprise.

 

2003, ANVIE, D. Desjeux, http://lentreprise.lexpress.fr/marketing-vente/prospection-commerciale/quand-les-marques-en-appellent-aux-sens_1513313.html

2006, ANVIE, avec la participation de D. Desjeux,  http://alban.cornillet.free.fr/akw/index.php/2006/08/23/colloque-anvie-de-nouvelles-voies-pour-lentreprise-lapport-des-sciences-humaines-et-sociales/

2006, ANVIE, séminaire animé par D. Desjeux, http://www.lemangeur-ocha.com/evenement/comprendre-levolution-de-la-consommation-ateliers-de-lanvie-paris-22-fevrier-2006/

 

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