Vie quotidienne
006, septembre-novembre, enquête sur la question de l’intégration à l’école réalisée par les élèves de troisième du collège Roger Martin du Gard à Epinay sur Seine et les étudiants du Magistère de sciences sociales, sous la direction de Sarah Cattan et Séverine Dessajean, et sous la direction scientifique du professeur Dominique Desjeux.
Entretien réalisé par les élèves du collège Roger Martin du Gard en octobre 2006 avec ALI ZEBBOUDJ, né à Bougis en1951 et mort le 5 septembre 2007 à Epinay
I. PARCOURS SCOLAIRE
« Bonjour Ali
Bonjour Abdel
Merci d’avoir accepté notre offre d’invitation. On va vous poser quelques questions à propos de l’école comme facteur d’intégration.
Allez !
La première question c’est à quoi vous pensez si on vous dit école ?
M’enrichir de la tête, si tu ne vas pas à l’école tu n’apprends rien et tu deviens un légume. Pour moi c’est ce que ça m’évoque. Pour toi je ne sais pas, c’est peut-être une cour de récréation…
Et quel niveau d’étude avez-vous ?
Moi j’ai un niveau de troisième, j’ai pas eu le loisir comme vous d’aller à l’école parce que j’étais d’une famille… je vais pas dire pauvre parce que aujourd’hui y a la précarité et tout… moi je suis issu d’une famille qui n’est ni pauvre ni riche parce que mon père a gagné à un loto qu’on a jamais profité. Car mon père est venu du bled ici, en 56 il a gagné le plus grand tiercé de France ou loto à l’époque. Mais nous, il nous avait laissé au bled, alors on n’en a jamais profité, il nous a jamais rien envoyé. Et donc on a dû ramer tout seul. Et quand on est arrivé vers les 14-15 ans on était très brillants à l’école mon frère et moi mais on a dû quitter l’école pour travailler. Voilà. Je te parle de mon cursus à moi.
Et vos parents avaient-ils fait de longues études ?
Alors là du tout !
Et vous ont-ils aidé à faire mieux ?
Non, du tout.
Et ils ne vous ont pas poussé à travailler plus ou … ?
Non, en fait c’est de voir mes parents, et surtout de voir ma mère très mal dans sa peau parce qu’elle ne pouvait pas nous offrir grand-chose, c’est ce qui nous a poussé à faire des études après ou à apprendre des métiers, tu comprends ? Par exemple moi je suis diplômé de l’école hôtelière parce que je ne pouvais pas,… j’ai fait l’école, je suis rentré dans une école pour devenir instituteur et j’ai pas pu continuer parce qu’il n’y avait pas d’argent.
Et vous avez eu des enseignants, des professeurs qui vous ont marqué ou qui vous ont poussé ?
Oui j’ai un professeur qui m’a dit une phrase quand j’étais jeune que je n’ai jamais oubliée, jamais, jamais. Il m’a dit : si tu fais pas ton avenir à 20 ans tu ne le fera pas à 30, et lui, il m’a beaucoup aidé.
Et vous en retirez quoi de cette phrase là ?
Je tire qu’il fallait que je m’instruise et que cela me serve pour mon avenir, parce que en fait c’est vrai, ce qu’il m’avait dit c’était un élément déclencheur pour moi. C’est pour cette raison que je me suis marié très très jeune et que j’ai eu des enfants très jeune et que j’ai acheté des boutiques très jeune et que je suis devenu responsable très jeune. Et aujourd’hui tu sais tout ce que je fais.
Oui
Alors c’est pas la peine que je te le dise.
Et quand vous dites avoir un avenir vous pensez à quoi ? Avoir beaucoup d’argent ?
Non, l’argent ça n’a rien à voir ! Faut pas mélanger les choses. Avoir un avenir déjà, s’instruire, ça te donne l’opportunité de « devenir », je ne sais pas moi… quand tu t’instruis à l’école tu choisis par exemple un métier, docteur ou psychiatre, ça va t’ouvrir toutes les portes en fait, parce que en fait il faut choisir. Moi personnellement c’est ce que je pense, quand on choisi un métier après avoir fait des études et tout ça, alors les gens ont besoin de toi, c’est eux qui viennent vers toi, c’est pas comme moi qui suis épicier. Aujourd’hui si t’as pas envie d’acheter des bonbons ou une bouteille, tu vas ailleurs. Si t’étais pédiatre ou psychiatre, ou tout ce que tu veux, les gens sont obligatoirement, forcés de venir chez toi. T’as compris ? Regarde un médecin ; si t’es malade t’es obligé d’aller le voir, c’est pas à lui, enfin tu le payes quand il vient chez toi. Je sais pas si j’ai bien répondu, enfin t’as saisi ce que j’ai voulu dire ou pas ?
Oui, et est-ce que vous aviez beaucoup d’amis à l’école ?
Oui j’ai gardé encore des amis d’enfance qui viennent encore souvent, pas mille mais j’en ai gardé une bonne dizaine parce que c’est nécessaire dans la vie.
Et qu’est ce que l’école vous a apporté ? Une rencontre amoureuse, amicale ?
Ça m’a apporté beaucoup, ça m’a ouvert vis-à-vis d’autres gens que je ne connaissais pas, qu’on rencontre à l’école. Ça m’a ouvert en ayant étudié parce qu’après bon, quand tu vas à l’école, ça dure un certain nombre d’années, alors tu rencontres des gens, après il y en a qui deviennent des têtes, d’autre des paysans mais tout ça c’est un enrichissement pour toi. Après tu fais ta sélection. J’ai rencontré mon ami que je te disais, il est artiste peintre, il expose dans des galeries, quand je l’ai connu il était bon à rien et aujourd’hui il a un niveau quand même assez,… il est pas de renommée mondiale mais il a exposé à la Sellé ( ?) déjà en France, ça le sort de son bled. Ça t’ouvre beaucoup de portes l’instruction.
Merci. (Abdel laisse la place à Yasin)
Allez mon arabe, vas-y !
II. ECOLE ET ASCENTION SOCIALE
Quand vous étiez à l’école avez-vous pensé que ça servait à quelque chose ?
C’est ce que j’ai dit, à m’instruire et à m’ouvrir des portes.
Et aujourd’hui pensez-vous que l’école sert à quelque chose ?
Ça sert toujours à quelque chose de mieux en mieux à mon avis.
Quel est le but de l’école à votre avis ?
Le but de l’école ? Bah c’est de s’instruire, je redis toujours la même chose, je me rabâche mais c’est ça, hein.
Qu’attendiez-vous de l’école, à l’école ?
Pareil, s’instruire encore !
L’école vous a-t-elle permis d’obtenir quelque chose un métier, un travail, ou un diplôme ?
Oui, ça m’a permis d’avoir eu deux Cap, un cap de cuisine et un cap de commerce.
Avez-vous le sentiment d’avoir réussi votre parcours, si c’était grâce à l’école ? C’est grâce à l’école que vous avez réussi votre parcours ?
Oui, c’est grâce à l’école, c’est pas grâce à tartenpion, hein !
Qu’aurait-il fallu de plus pour que vous réussissiez mieux ?
De l’argent, c’est tout.
Connaissez-vous un membre de votre famille ou un ami pour qui l’école a permis de réussir de professionnellement ou …
Oui, toute ma famille. On n’est que deux a ne pas avoir percé dans les grandes études. Si ça peut te rassurer je peux même te donner son adresse, la Salpêtrière mon neveu c’est le plus grand professeur des maladies rares à la Salpêtrière, aujourd’hui. J’en ai d’autres qui sont chercheurs au CNRS, j’ai mon fils il a eu son CAPES, il est professeur des écoles, à partir de l’an dernier. Tu vois à quoi ça sert l’école ? Maintenant je suis tranquille en tant que père, je peux te parler autrement, maintenant je suis sûr que son avenir est fait. T’as compris ?
Oui.
Bon bah voilà.
Avez-vous une double culture ?
J’ai trois cultures.
L’avez-vous vécu comme une chance ou une difficulté ?
Une grande chance pour moi.
Karen : Et quelles cultures ?
J’ai la culture kabyle, la culture arabe et la culture française. Je parle les trois langues couramment et lui il sait (montrant Abdel et Yacin) je chante avec…
Et y avait-il du racisme dans votre école ?
Il y avait du racisme mais on ne faisait pas attention, non. On se bagarrait pas à l’école, jamais de bagarres parce qu’on est des gens très tendres parce qu’on a eu une chance que vous n’avez pas malheureusement, c’est que nous nos mères ne travaillaient pas. Quand on arrivait on avait forcément une grande oreille à la maison qui nous écoutait, quand on disait à nos parents : « voilà quelqu’un nous a dit ça… » enfin moi je ne l’ai jamais subi, je l’ai entendu pour d’autres moi jamais, je te le dis franchement, c’est dû à ma peau peut-être. Sinon la chance qu’on avait c’est qu’on avait des parents, déjà ils étaient illettrés, ils se souciaient pas, si l’autre disait bah ça va, ils pensent toujours à dieu, ils pensent toujours à dieu. Si je dis ça va mal ils disent que dieu l’a voulu, surtout ma mère, tu vois.
Vous avez des diplômes ?
Oui, je te les ai cités.
Et ils vous servent à quelque chose ?
Ils nous ont servi, si je suis là aujourd’hui, c’est parce que j’ai fait l’école de commerce de Levallois. Je viens de te dire que j’ai mon CAP et mon CAP de cuisine aussi.
III. INTEGRATION
Vous sentiez-vous intégré avant ?
Moi, oui, maintenant je parle pour moi. Pour les autres je peux pas prendre la responsabilité.
Mais pourquoi ?
Pourquoi ? Parce que j’habitais Bois-colombes, on était mélangés il y avait des français, des portugais, tout ça… et nous on était pas beaucoup d’arabes là-bas. Ça s’est passé très, très bien quoi. Evidemment quand on met des ghettos comme ici par exemple, c’est normal que certains se… en fait qu’ils vivent au bled ou qu’ils vivent ici c’est la même chose. Après il y a un décalage entre les gens… dès qu’ils sortent à Paname, ils se disent c’est pas pareil qu’à la Source.
(Reçoit un coup de téléphone…)
Peut-on s’intégrer sans école aujourd’hui ?
Je peux te dire que oui.
Pourquoi ?
Parce que si on parle, qu’est-ce qui nous différencie entre les animaux et nous c’est la parole, on n’a pas besoin des bagages… regarde imagine je veux me marier avec toi, je suis kabyle, tu es gabonaise ou je ne sais pas quoi, j’ai pas besoin que tu sois bardée de diplômes. C’est au feeling que l’on peut s’entendre sans… moi je vois les choses comme ça. Maintenant c’est sûr que j’ai beaucoup de gens, je te dis ce que je ressens, dans ma famille, c’est ce que je t’expliquais tout à l’heure, tous les gens qui ont fait des diplômes sont mariés avec des bonnes françaises de souche, et tous les autres qui sont tôliers, machin… ils sont toujours restés avec des copines de chez moi. Alors comment tu peux me l’expliquer ça ? Tu vois j’ai un discours contradictoire. Mais normalement on n’a pas besoin de ça, humainement parlant, on n’a pas besoin de ça.
Est-ce que c’est plus facile pour vos enfants de s’intégrer que pour vous avant ?
Je dirai oui.
Pourquoi ?
Parce que aujourd’hui par rapport à il y a 20 ou 30 ans, moi les français que j’ai connus avant ils vivaient en vase clôs, tu comprends ? Mais c’est pas que d’autres étrangers qui arrivent de leurs pays mais maintenant c’est très, très… (Un livreur interrompt un instant l’entretien)
Avez-vous le droit de vote ?
Oui.
Peut-on s’intégrer sans l’avoir ?
Non, c’est ce que j’ai reproché à la France pendant des années parce que moi j’ai pas eu mes papiers tout de suite, en tant que français. Je dis non, parce que s’il y a des immigrés, il faut pas attendre comme on a attendu, il y a des immigrés qui travaillent depuis 30 ou 40 ans ici, et ils ont pas le droit de vote, ils sont illégitimes. Parce que quand tu paies tes impôts ici et tout ça, je pense qu’il faudrait donner la chance aux gens de voter puisqu’on vit tous les jours ensemble. D’ailleurs c’est un facteur qui fait que les jeunes ne s’intègrent pas ou les anciens ne se sont pas bien intégrés. C’est une fracture sociale, ça a créé une fracture sociale, on est français par la parlotte ou même par le papier mais on n’a pas le droit de vote. Tu comprends ?
A qui le tour ? »
FICHE BIOGRAPHIQUE
Nom, prénom : Ali Zebboidj
Date de naissance : 15/04/1951
Lieu de naissance : Bougis
« On nous a toujours dit qu’on était des enfants de Charlemagne, de Vercingétorix, et tout ce que tu veux, c’est pour ça qu’il y a un malaise aujourd’hui, ça je te le rajoute. On nous a fait croire qu’on était des français à part entière en nous faisant croire que Du Guesclin c’était notre roi, tout ça… et 20 ans plus tard on a découvert qu’on n’était pas vraiment français, tu vois ? On nous a seulement fait croire ça. Et donc je voulais te dire que la bougie elle a été créée chez moi, et si vous allumez des cierges partout là et que vous fêtez votre anniversaire, c’est à nous que vous devez une fière chandelle ! »
Lieu d’habitation : Villeneuve la Garenne
Niveau d’études : 3ème
Professions : commerçant (épicier) et muscisien
Mise en ligne le 18 septembre 2007
Suite à une série d’interviews dont celui d’Ali, ils ont présenté leurs résultats, mis en page par Séverinne Dessajean, docteur en ethnologie, avec beaucoup de rigueur et d’aisance à l’oral.
Ils ont su croiser un travail littéraire enseigné par leur professeur Sarah Cattan, elle même docteur en linguisitique, sur le roman « Le Gone du Chaâba » du ministre de l’intégration, et sociologue, Azouz Begag et un travail de terrain sur la question de savoir s’il fallait parler d’assimilation, d’intégration ou d’insertion par l’école.
Cliquez pour télécharger : les résultats de l’enquête faire par les élèves
Les élèves devant la Sorbonne
Accueil par Dominique Desjeux |
Karen et Lucile, les deux étudiantes du Magistère qui ont mené l’enquête et aidé les élèves dans la construction du guide et des interviewsLa préparation de l’exposé dans l’amphithéatre Durkheim
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Vue d’ensemble de l’amphithéatre Durkheim à la Sorbonne (université Paris 5)Avant les résultats |
Le début de la présentation des résultats de l’atelier d’initiation à l’enquête de terrain en sciences humainesL’exposé des résultats par un premier groupe d’élèves |
Séverine Dessajean
Sarah Cattan, Karen et Lucile |
Les commentaires très positifs sur les résultats et le sérieux de l’enquête, par Dominique Desjeux, anthropologue, professeur à la SorbonneTout le groupe de travail dans la cour de la Sorbonne avec Anne Laure Perez et Karim Zagoud.
Photos prise par Jean-Marc David |
A suivre…
Le 19 novembre 2006
Une nouvelle enquête du collège et du Magistère débute en septembre 2007 sur l’orientation scolaire