Usages et enjeux du SMS en Chine, en France et en Pologne
Dominique Desjeux
Professeur d’anthropologie sociale et culturelle à la Sorbonne (Paris 5)
Membre du conseil scientifique de Bouygues Telecom
Publié en japonais et en anglais dans la revue de DOCOMO
Introduction
D’après des chercheurs comme Christian Licoppe (2002), Carole-Anne Rivière (2002) ou Gérard Gaglio (2005), les SMS ont explosé en Europe en moins de 3 ans entre 1999 pour la Scandinavie et 2000/2001 pour la France et l’Italie : « En 1999, il s’échangeait [en Finlande] déjà 650 millions de mini-messages pour 5 millions d’habitants » d’après Carole-Anne Rivière citant des sources finlandaises. En 2001 il s’est échangé 1 milliard de SMS en France d’après Orange cité par le même auteur.
Dans le domaine de la téléphonie, mobile ou non, et plus généralement dans celui des technologies de l’information électronique, le SMS est un exemple intéressant de diffusion d’une innovation puisque sa propagation s’est faite sans action marketing particulière. C’est une diffusion spontanée sauf en Pologne où l’arrivée plus tardive du SMS a fait qu’il a été tout de suite associé aux usages du téléphone mobile. Son succès est donc lié à des usages et à des imaginaires invisibles mais qui existaient potentiellement dans la société avant l’expansion des SMS. Il est intéressant de les mettre à jour pour comprendre au moins partiellement la logique de diffusion des innovations futures.
L’objectif de cet article est donc de faire ressortir les usages invisibles qui ont été petit à petit dévoilés à travers des enquêtes surtout qualitatives et plutôt à une échelle micro-sociales[1] sur les pratiques du SMS menées en France, pour une part sous ma direction, par Catherine Lejealle (2003), en Pologne par Malgorzata Kamieniczna (2004) et en Chine par Anne Sophie Boisard (2004). Il est aussi de faire ressortir les pratiques communes ou particulières liées aux trois cultures analysées. Les usages sociaux du SMS dans le monde sont eux-mêmes engagés dans une dynamique en constante évolution qui va des plus jeunes vers les moins jeunes par exemple ou qui s’appuie sur une expression écrite qui invente sans cesse de nouveaux codes ou de nouvelles expressions scripturales.
1 – Une pratique du SMS plutôt jeune et avec des usages proches dans les trois cultures
Dans les trois pays abordés, la Chine, la France et la Pologne, les acteurs de la communication par SMS sont surtout des adolescents et des jeunes. Le terme de jeune recouvre une réalité très diverse comme l’a montré Isabelle Garabuau-Moussaoui (in V Ciccheli, 2004). Ici je l’utilise dans son sens le plus large c’est-à-dire depuis l’adolescence et le collège jusqu’à l’entrée dans le monde du travail entre 20 et 30 ans.
En France ce sont les jeunes, et surtout les adolescents, qui utilisent les SMS. D’après Gérald Gaglio, 78,5% des utilisateurs de SMS ont moins de 25 ans (source IPSOS). Dans le cas de la Chine ce sont des jeunes plutôt aisés qui utilisent le portable et les SMS d’après Anne Sophie Boisard. En Pologne le taux de pénétration du portable n’est que de 44 % en 2003 même si son usage est fortement développé chez les jeunes.
Dans les trois cultures, les jeunes utilisent les SMS comme un moyen pour gérer trois types de relations : celles au sein de la famille, celles entre amis et celles dans le travail mais dans ce cas plutôt entre pairs. La plupart du temps l’envoi des SMS respecte les normes sociales implicites de la communication c’est-à-dire celles de la hiérarchie sociale en vigueur dans chaque société d’un côté et de la distance ou de la proximité affective de l’autre (Isabelle Garabuau-Moussaoui, Dominique Desjeux (éds.), 2000). Ainsi un jeune chinois explique qu’il n’échangera jamais d’email avec son professeur et que cette pratique est réservée aux relations avec ses pairs (Anne Sophie Boisard). En Chine comme dans les autres pays analysés, le SMS semble plutôt un outil de gestion de la relation proche ou intime. Avec les parents cela va dépendre de leur compétence pour utiliser les SMS. Il semble bien exister dans les trois cultures une fracture générationnelle entre les jeunes qui savant utiliser le mobile et les SMS et les parents qui ne savent pas envoyer ou recevoir les SMS.
L’usage du SMS, comme tout usage social, renvoie à trois normes dont les frontières sont très évolutives : ce qui est prescrit, comme par exemple l’obligation d’écrire sans faute d’orthographe avec ses parents ; ce qui est permis, comme envoyer des SMS à des amis proches et écrire en abrégé ou avec des fautes ; ce qui est interdit, comme envoyer un SMS à un supérieur hiérarchique.
L’envoi du SMS dépend autant des multiples occasions du quotidien qui sont les déclencheurs de son usage, comme de fixer un rendez-vous, demander un renseignement, discuter de la liste des courses, s’enquérir du moral ou de la santé de l’autre ou le faire rire grâce à un message humoristique, que des grands événements comme le jour de l’an en France ou la Fête du Printemps en Chine, jours où le nombre de SMS envoyé explose.
Dans les trois pays on retrouve les quatre grandes fonctions de la communication sociale : utilitaire pour fixer des rendez-vous ou demander le code de la porte d’entrée de l’immeuble quand il a été oublié en France ; phatique pour maintenir le contact avec le célèbre « t’es où ? » en français ; l’émotionnel pour dire à quelqu’un qu’on l’aime ou pour mieux gérer un conflit ; et enfin Ludique avec les jeux de mot sur les tons en chinois ou les histoires drôles en France et en Pologne
Cette gestion tient compte des contraintes techniques propres au téléphone mobile : mémoire limité à 10 messages et un nombre de signes limité à 160[2], mais aussi des contraintes budgétaires propre à l’étape du cycle de vie jeune et des contraintes de normes sociales propre à chaque culture. L’ensemble de ces contraintes fait que les SMS ont une fonction sociale de réduction du coût et du contenu du message. Une partie des usages et du sens s’organisent autour de cette fonction de réduction même si cette fonction n’est pas la seule.
La compréhension de l’usage social du SMS relève donc à la fois d’une analyse stratégique qui montre comment les SMS sont mobilisés pour réduire les coûts économiques de la communication, d’une analyse des usages qui fait ressortir que la pratique du SMS est un moyen de réduction des coûts humains de la transaction sociale et d’une analyse de contenu des SMS comme analyseur de la réduction du langage et du sens de la communication.
2 – Une stratégie dominante chez les jeunes : minimiser les coûts tout en maintenant le lien social
Comme toute nouvelle technologie de la communication le SMS va s’intégrer dans un dispositif de communication déjà en place fait principalement du face à face entre personnes, de la téléphonie, de l’Internet et de l’ordinateur, voir de la console de jeu dans certains cas.
Les jeunes, dans la plupart des cultures urbaines, sont soumis à une double contrainte de gestion de ce dispositif : un réseau social de pairs assez exigeant quant à la qualité du lien social et de son entretien ce qui peut s’avérer coûteux, d’un côté, et des limites budgétaires fortes de l’autre. Ceci amène les jeunes à des stratégies diversifiées d’optimisation entre le coût de la communication et celui de l’entretien du lien social. Ces stratégies sont elles-mêmes influencées par la politique de prix des opérateurs de téléphonie mobile ou fixe, par celle d’Internet et par les rapports que les jeunes entretiennent avec leurs parents une des sources de leur revenu budgétaire.
La croissance forte du taux d’équipement du téléphone mobile explique en partie le succès du SMS à partir de 2000. En 1993 il n’y avait que 170 000 personnes en France à utiliser le mobile. Elles sont 40 millions en 2003 (Corinne Martin, 2003).
Le succès du SMS va aussi dépendre fortement des stratégies tarifaires. En Pologne, par exemple, l’usage du portable en 2004 est moins cher que celui du téléphone fixe. Les jeunes achètent donc des téléphones mobiles ce qui leur permet d’avoir recours aux SMS et de maintenir ainsi leurs réseaux sociaux à coût réduit. Le portable et le SMS deviennent deux outils stratégiques d’autonomisation des jeunes ce qui explique aussi sont succès.
La recherche de l’autonomie est un des comportements clé de la jeunesse comme l’on montré la plupart des chercheurs sur les jeunes (Vincenzo Cicchelli, 2001, 2004). Cependant cette autonomie a aussi un coût, le contrôle social que le groupe de pairs exerce sur ses membres à travers l’usage du téléphone mobile notamment quand il se mêle des relations amoureuses ou amicales à l’intérieur du groupe. Comme pour toute nouvelle technologie l’usage du SMS produit des effets sociaux positifs et négatifs.
La contrainte budgétaire explique pourquoi en Pologne on trouve des jeunes qui n’utilisent leur mobile que pour envoyer des SMS. Cela leur permet d’entretenir à moindre frais les relations avec leurs amis. Si ce sont les parents qui appellent ils peuvent alors utiliser leur mobile sans coût. S’il y a un besoin urgent le mobile permet de limiter les problèmes, de réduire les incertitudes ou de diminuer les risques, le coût de la communication devenant secondaire.
Comme en France et en Chine, la carte pré-payée permet aux jeunes polonais de contrôler leurs dépenses et donc de rassurer les parents. Finalement un des grands avantages du SMS pour des jeunes à faible budget est de pouvoir communiquer tout en minimisant fortement les coûts. Ainsi, en Pologne certains jeunes utilisent les signaux d’appel fonctionnel qu’ils appellent des flèches pour signifier la vitesse du signal quand ils veulent signaler que l’on peut les appeler ce qui leur évite de payer la communication. Certains jeunes attendent la deuxième sonnerie pour décrocher pour que l’interlocuteur ne paye pas si c’est bien un signal qui signifie une demande d’appel. C’est la pratique la plus économique. Cette pratique permet d’externaliser le coût de la communication sur les parents et sur certains amis plus favorisés économiquement.
Plus généralement les jeunes vont jouer sur l’alternance entre les moments sédentaires et les moments de mobilité de leurs activités pour optimiser le choix du support de communication, le téléphone portable valorisant ici la mobilité. Pour Noël un jeune polonais, par exemple, explique que l’envoi des vœux par SMS lui coûterait trop cher. Comme il n’a pas de contrainte de temps et qu’il a accès à un Internet gratuit il attend de pouvoir s’installer devant pour envoyer ses voeux. La stratégie est du même ordre avec le téléphone des parents ou l’ordinateur du bureau, pour ceux qui travaillent. La mobilité du téléphone portable permet l’autonomie et l’instantanéité sous contrainte de coût. L’usage du téléphone fixe ou de l’Internet des autres permet de baisser les coûts sous contrainte de temps.
Dans tous les cas les jeunes vont arbitrer plus ou moins consciemment entre le coût et l’enjeu que représente l’entretien du lien social mais aussi entre la disponibilité, les temps mort, la mobilité ou l’urgence. L’entretien de ce lien social s’inscrit dans une série de pratiques stratégiques qui structure les usages du SMS.
3 Le SMS comme outil de réduction des coûts humains des transactions sociales
En terme de méthode, la diversité des pratiques observée est le seul phénomène scientifiquement généralisable dans une approche qualitative, les fréquences ne pouvant avoir qu’une valeur indicative. Ce qui varie c’est l’importance de ces pratiques diverses en fonction des cultures, des générations, des sexes ou des strates sociales. Ainsi en Pologne les codes de la politesse sont beaucoup plus stricts qu’en France. Le baise main est encore couramment appliqué par les hommes de même que la petite révérence devant un supérieur hiérarchique par les jeunes fille. Ceci peut expliquer pourquoi la pratique d’une orthographe plus stricte du SMS semble plus fréquente en Pologne. « Je ne suis pas puriste, dit un jeune polonais de 22 ans mais je fais extrêmement attention à la langue, à la syntaxe, à l’orthographe, à tout » (Malgorzata Kamieniczna).
La diversité des pratiques est très proche entre la Chine, la France et la Pologne par rapport aux quatre usages de base des SMS : l’utilitaire, le phatique, l’émotionnel et le ludique. Ce qui peut varier c’est l’intensité de chacune de ces pratiques.
La fonction utilitaire est mobilisée quand il faut fixer un rendez-vous pour se synchroniser afin d’arriver ensemble au même endroit, pour tricher aux examens comme l’explique un jeune chinois, pour vérifier un produit sur un linéaire, pour permettre aux parents de contrôler leurs enfants ou pour déjouer une tromperie amoureuse au sein du couple. L’usage utilitaire potentiel paraît presque sans limite. Il est cependant bordé par les contraintes du jeu social, celle du budget de chaque acteur et par les compétences de manipulation du SMS ou du mobile ce qui relève dans les trois pays d’un clivage générationnelle entre jeunes et anciens.
La fonction émotionnelle est mobilisée dans les trois pays. Pour la France, Catherine Lejealle (2003) montre comment le SMS est devenu un outil important de la construction amoureuse naissante chez des jeunes de 23 à 25 ans. Le SMS permet de rester en contact quotidien quand le couple n’habite pas ensemble, par exemple. Le SMS joue une fonction de réassurance que l’autre est toujours « connecté » avec soi pour reprendre l’expression de Christian Licoppe (2002). Le SMS peut alors prendre la forme addictive d’une drogue « qui fait qu’on devient accro, totalement dépendant du portable. [On fait] une piqûre de rappel toutes les cinq minutes ».
La fonction phatique peut prendre la forme d’un rituel quand le couple s’appelle avec régularité le matin, le midi ou le soir (Catherine Lejealle). Le SMS est alors un signe important que le contact est là. Il devient plus important que le contenu du message. Il signifie la proximité renouvelée. Par certains côtés il joue le rôle du bouquet de fleur, au moins dans les cultures qui valorisent les fleurs dans un but amoureux ce qui n’est pas le cas de toutes les cultures comme l’a montré Jack Goody dans The culture of Flowers (1993).
Le SMS assure ainsi une fonction phatique asynchronique, c’est-à-dire décalée dans le temps comme la lettre, le post it, le répondeur ou l’email mais au contraire de l’appel téléphonique ou de la relation face à face. Ainsi, en Pologne, par exemple, le portable associé aux SMS peut servir de carnet intime : « les individus relisent leurs SMS pour se rassurer de la solidité de leur monde relationnel » (Malgorzata Kamieniczna). Le SMS joue le rôle d’une mémoire courte, d’une mémoire réduite qui permet efficacement de sécuriser la personne.
La communication émotionnelle demande aux acteurs sociaux d’être tout particulièrement stratèges surtout quand il existe des risques de conflit. Le SMS devient alors un outil efficace de gestion de l’incertitude et de réduction des tensions. Une jeune polonaise explique que « si je veux rester plus longtemps chez quelqu’un ou dans un pub, j’écris un SMS à ma mère ou j’appelle ». Si elle arrive tard les remarques de ses parents seront donc moins fortes. Le SMS permet ainsi de réduire la charge émotionnelle liée à une situation potentiellement conflictuelle. Les SMS permettent de limiter les relations face à face quand elles sont trop difficiles à gérer émotionnellement mais aussi de compenser la distance et donc l’impossibilité du face à face quand celle-ci est souhaitée.
Le SMS favorise la neutralisation des conflits avec la famille, les amis ou en couple grâce à l’ambiguïté entre l’oral et l’écrit qu’il permet : c’est un écrit mais à mémoire courte et donc qui minimise les risques de contentieux liés à l’autorité de l’écrit ; c’est une forme d’expression orale par son style bref et souvent phonétique ce qui permet d’alléger la charge affective ou potentiellement conflictuelle liée au contenu du message. C’est pourquoi, en Chine le SMS peut tout à fait être réinterprété comme un nouveau moyen de gérer la face de l’autre (Mian). C’est ce qu’exprime pour une part une jeune chinoise quand elle déclare : « pour moi, il me semble qu’en utilisant le message sans la voix on arrive mieux à exprimer ce qu’il y a dans notre esprit. Avec les SMS on peut dire ce qui nous semble difficile à dire en face à face. » (Anne Sophie Boisard).
Pour résumer, Catherine Lejealle distingue dans l’usage du SMS les paroles inoffensives des paroles à risque. Les paroles inoffensives concerne les textos de tous les jours, « la température qu’il fait dehors », « le temps d’attente du RER D », « tu as déjà mangé ? » ou encore « apporte des éclaires au chocolat ». Les paroles à risque portent sur les conflits, les mensonges, les sujets délicats : « c’est moi qui est envoyé le mini-message pour dire « je m’excuse ». Ca m’a coûté mais finalement le mini-message me coûte moins que de le dire oralement. Et dés qu’il l’a eu, il m’a rappelé ». Le SMS apparaît bien ici comme un réducteur de coût humain grâce à la baisse de coût de transaction émotionnelle qu’il permet.
Enfin la fonction ludique est très utilisée entre amis. En Pologne elle peut être mobilisée quand le groupe d’ami est réuni et créer ainsi du lien par le rire. En Chine cette fonction est très utilisée, le principe étant de jouer sur les 4 tons des caractères chinois si c’est en mandarin. Dans une enquête que nous avons menée en Chine avec Zheng lihua et Anne Sophie Boisard nous avons relevé l’histoire malheureuse qui est arrivé à Peugeot dont le nom se dit Biaozi (joli) en chinois. Mais si on change de ton Biaozi veut dire prostitué ce qui change fortement le sens de la publicité de Peugeot dont le slogan était : « Peugeot de Canton vous offre ses meilleurs services » et qui devient si on joue sur les tons « la prostituée de Canton vous offre ses meilleurs services » (Zheng lihua et allii, 2003). Cet exemple de jeu de mot sur les tons présente une des bases de la communication ludique par SMS en Chine. D’autres usages sont aussi possibles même s’ils ne sont pas toujours appréciés. Une jeune chinoise explique qu’elle « n’aime pas les plaisanteries exagérées » comme les messages sexuels que lui envoie une de ses amis et qui la met mal à l’aise. Son ami lui « demande si elle a bien reçu le message et si elle l’a lu » ce qui l’embarrasse bien.
L’évocation de quelques usages du SMS montre qu’il est un moyen de réduire les coûts humains mais aussi une source de tension et de conflit. Plus généralement on peut conclure que les SMS s’inscrivent dans le jeu de la sociabilité familiale et amicale et que c’est un outil plastique dont la flexibilité permet des réinterprétations très diverses comme nous allons le voir avec le contenu des SMS.
4 – Le contenu des SMS entre Haïku, post it et rébus : la réduction du langage en Chine, en France et en Pologne
Comme l’écrit Carole-Anne Rivière (2002), la grande originalité du SMS est d’être une « écriture désacralisée ». C’est ce qui va lui donner toute sa plasticité, surtout chez les jeunes, autour de trois grandes pratique d’écriture : phonétique, créative ou classique sans faute. Le choix de telle ou telle écriture va dépendre comme nous l’avons vu ci-dessus du statut de la relation sociale à travers de laquelle s’exerce la communication par SMS.
La flexibilité du SMS, entre l’écrit et l’oral, sur un mode bref et temporaire, s’exprime aussi à travers les rapprochements qu’il permet avec d’autres objets de la communication. Ainsi pour Carole-Anne Rivière, la brièveté et la simplicité de pensée du SMS lui fait penser de façon métaphorique à un Haïku, poème classique japonais composé de trois vers. Le SMS se rapproche aussi du post it en tant qu’objet convivial aux messages courts et à l’écriture rapide mais qui en même temps déclenche la mémoire et enfin qui comme le SMS possède le plus souvent une durée de vie limitée comme nous l’avons montré avec Isabelle Ras et Sophie Taponier en 1998. Enfin le SMS m’évoque la pratique du rébus avec ses pictogrammes (smiley), ses chiffres, ses onomatopées ou ses passages phonétiques à déchiffrer tout haut pour les comprendre.
Je me focaliserai ici sur les écritures transformées dont les principales fonctions sont de gagner du temps, d’économiser des signes, de transgresser les normes établies, de personnaliser le message ou de se créer une identité de groupe grâce à la mise au point d’un langage ésotérique.
La première forme de créativité s’est développée autour des pratiques du SMS, ainsi en Pologne le terme « esemesowac » ou « essemesser » en français pour signifier la pratique du SMS en polonais ; l’expression « lancer une flèche » pour décrire la pratique d’appel économique ; ou encore « se faire attraper par un répondeur » pour expliquer que l’on n’a pas pu signaler son appel sans se connecter et donc sans payer.
La deuxième forme de créativité est peut-être plus propre à la Chine. Elle est liée à l’usage des SMS sur téléphone mobile qui se fait soit à travers des logiciels qui permettent de saisir les caractères de la langue chinoise comme le Bihua ou le Wubi soit à partir de claviers américains sans accent pour saisir les lettres occidentales en Pin-yin puis en caractères chinois, soit par l’utilisation de langues étrangères comme l’anglais ou le français, tout ceci permettant un certains mélange des langues.
La troisième forme est plus composite. Son objectif est d’explorer tous les moyens de faire plus court.
En français on trouve les abréviations comme « jtm » pour « je t’aime » ; « rdv » pour « rendez-vous » ou « pb » pour problème (Carole-Anne Rivière). Certains mots polonais sont aussi raccourcis comme pozdrowiena (« salutations ») devient pozdr ou bien ja powierdzialam (« j’ai dit ») devient ja pow ou encore odpisz (« réponds-moi ») devient odp. (Malgorzata Kamieniczna).
Dans les trois cultures des mots étrangers pourront remplacer les mots trop long ou les caractères chinois trop compliqués. En Pologne on remplace les mots polonais par des mots anglais qui sont plus courts. En France la pratique est la même comme avec today pour aujourd’hui. L’espagnole peut aussi être utilisé (Carole-Anne Rivière). En Chine on insère des mots d’anglais dans un message en chinois.
Une autre pratique pour gagner du temps consiste, en Pologne, à supprimer les espaces et à commencer les phrases par des majuscules. En Chine aussi la ponctuation peut disparaître ou être réduite au minimum
Une pratique plus sophistiqué et ludique est celle qui va de la phonétique à l’onomatopée ce qui donne en français « C moi ki tapel toujours : c’est moi qui t’appelle toujours » ou « het pour acheter » (Carole-Anne Rivière). En Chine pour deux personnes qui communiquent cela devient « u & me » pour « you and me » (Anne Sophie Boisard).
Avec les signes et les pictogrammes on rentre dans le rébus. Ils sont en général utilisé pour exprimer des émotions. En Pologne « o:) veut dire je suis content ; o( je ne suis pas content ; 😉 veut dire je plaisante ; -/ je ne suis pas sûr et :-@, les : signifinats les yeux, je crie » (Malgorzata Kamieniczna).
J’ai trouvé un cas à la marge, dans un chat, mais encore plus sophistiqué, celui d’une écriture en verlan : « quinerou je metai meuco connepair » pour « rouqine je t’aime comme personne » (Hilary Bays, 2005, sur les chat à paraître). Et enfin on peux citer les fautes d’orthographe qui relève autant de la transgression, de l’économie de temps que de la faute réelle.
Finalement toutes ces pratique concourent à la fois à faire gagner du temps, à économiser le nombre de caractères, à se construire un langage que seuls les initiés comprendrons, à transgresser les normes des adultes, à s’exclure de la société ou a faire de la poésie
Conclusion
Il y a dans cette pratique réductrice de la langue du SMS un coté jivaro ! Certains y voient une menace pour la langue classique, d’autres y discernent la construction de communautés d’appartenance pour jeune dont le but est de s’inventer de nouveaux langages autonome du monde des adultes, d’autre enfin perçoivent un risque pour les jeunes de ne pas être socialisé et de se retrouver exclus au moment de chercher du travail. Le SMS reflète toute cette ambivalence faite toute à la fois de créativité, de transgression, de construction identitaire et d’exclusion.
Mais le SMS c’est aussi un nouvel outil, fruit d’une double innovation celle de l’écriture électronique qui fluidifie la communication avec Internet et de la communication mobile avec le portable qui permet de valoriser les déplacements. C’est pourquoi il est d’un usage à la fois flexible et sous contrainte. Il peut autant permettre l’autonomie que le contrôle, les actions licites que les actions illicites, et servir autant les voleurs que les gendarmes.
C’est aussi un objet de communication fortement générationnel pour le moment, plutôt jeune et semble-t-il mixte, pour fille et garçon, même si la question de l’existence de deux ou d’un seul langage masculin ou féminin reste ouverte. C’est un objet plutôt réservé à la sphère privée amicale et familiale.
Finalement, en choisissant trois pays aux cultures apparemment fortement contrastées j’ai fait apparaître des pratique relativement semblables parmi les populations jeunes observées. Les différences tiennent autant du temps différent d’exposition au téléphone mobile et au SMS du fait d’un taux de pénétration différencié, qu’aux différences de sociabilité entre amis et au sein de la famille. Plus qu’il ne bouleverse les relations familiales, amicales ou professionnelles le SMS, pour le moment, s’inscrit dans les formes de la socialisation ou de la contestation sociale qui lui préexiste. Il suit au fond la logique assez classique de diffusion d’une innovation technique.
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