2005, D. Desjeux, note de lecture sur le livre le plus important sur la montée en puissance des consommateurs, Au nom du consommateur

Consommation

Chatriot A., Chessel M.E., Hilton M. (dir.), 2004, Au nom du consommateur. Consommation et politique en Europe et aux états-Unis au XXème siècle, Postface de P. Fridenson, La Découverte, Paris.

 

Avant de montrer l’originalité du contenu du livre Au nom du consommateur,  il faut rappeler que traditionnellement la consommation est le domaine de l’économie, des sciences de gestion, du marketing et de la psychologie des motivations. L’histoire, la sociologie et l’ethnologie y sont peu présentent.

Historiquement, les analyses macro-économiques portent plutôt sur les grands équilibres entre revenu, consommation et épargne et les analyses micro-individuelles portent principalement sur les comportements d’achat et les arbitrages du consommateur plutôt à dominante quantitativiste. La sociologie de la consommation dans les années soixante se situe encore ailleurs. Les analyses d’Edgar Morin en 1962 et de J. Baudrillard en 1968 relèvent plus de la réflexion critique que de la sociologie compréhensive. C’est un courant qui a perdu de sa force aujourd’hui même si cette pensée critique imprègne une grande part de la société.

C’est autour des années 1980 que l’on assiste aux USA, en Grande Bretagne et en France à plusieurs tournants. Aux Etats-Unis, le marketing s’ouvre aux méthodes qualitatives avec des chercheurs comme Russel Belk. En Grande Bretagne l’histoire investit le champ de la consommation en posant la question des origines de la société de consommation au 18ème siècle avec N. McKendrick, J. Brewer ou C. Campbell. L’anthropologie britannique lance des enquêtes sur le lien entre culture matérielle et consommation avec D. Miller. En France l’anthropologie et la micro-sociologie démarre des études de terrain sur les pratiques quotidiennes des consommateurs avec J.C. Kaufmann ou J.P. Warnier pendant que la macro-sociologie repose la question des effets d’appartenance sociale avec P. Bourdieu en 1979, la même année que M. Douglas en Grande Bretagne, puis N. Herpin dans les années 1990.

Le grand intérêt du livre de Chatriot, Chessel et Hilton est de participer de ce renouveau en explorant plus systématiquement les origines historiques des mouvements consuméristes modernes aux Etats-Unis et en Europe pour se demander qui parle « au nom du consommateur » et qu’est-ce que cela peut nous apprendre sur les rapports entre l’Etat et la société civile. Déjà entre 1960 et 1970, les questions des politiques de consommation et du consumérisme avait été posées par des chercheurs comme J. Meynaud, J Dumazedier et M. Wieviorka. Mais depuis il n’y a eu pratiquement aucune recherche dans ce domaine.

 

Un premier résultat ressort de ce livre collectif. D’un côté les mouvements consuméristes, la consommation engagée et la consommation politique sont des phénomènes anciens, ce qui ne veut pas dire qu’ils avaient du succès. C’est ce que décrit, par exemple, L.B. Glickman avec les mouvements Quakers abolitionnistes américains en faveur des « produits libres » qui existent dés les débuts du 19ème siècle. De l’autre côté le développement des mouvements de consommateurs a été plus ou moins rapide en fonction des cultures historiques. M.E Chessel, dans un article documenté et sensible, montre que les ligues sociales d’acheteur (LSA) disparaissent en France après la guerre de 14-18 contrairement aux consumer’s leagues qui leur avaient servis de modèle et qui, elles, vont continuer à fonctionner aux Etats-Unis après la première guerre mondiale.

Un deuxième résultat est que les mouvements de consommateurs ont historiquement parti liée avec les femmes, notamment celle de la bourgeoisie, avec des mouvements politiques plutôt de gauche comme les socialistes en Belgique et avec la religion qu’elle soit juive, orthodoxe, catholique ou protestante que ce soit pour jouer sur les règles de la consommation ou pour s’y opposer. En France, par exemple, une tradition catholique sociale, celle du personnalisme d’E. Mounier s’oppose dés les années 1960 à la « société de consommation », terme qui aurait été crée par la revue Esprit, comme le rapporte O. Dard (p. 384).

Un troisième résultat plus inattendu est celui  du lien entre la guerre et les politiques de consommation. C’est en effet pendant les guerres ou juste après que certains gouvernements ont appris à organiser l’approvisionnement des villes. C’est ce que montrent E. Langlinay pour la France de 1914, A. Sudrov et K Pence pour l’Allemagne pendant et après la seconde guerre mondiale et J Droux pour la Suisse.

De fait, tout au long des 23 chapitres, l’Etat apparaît comme un élément incontournable de la régulation consumériste, y compris aux USA pendant le New Deal, et tout particulièrement dans son rôle de construction et d’application des normes de la consommation. En ce sens l’Etat apparaît toujours comme un des acteurs du marché que ce soit avec un rôle central ou un rôle second. Ce qui peut aussi varier historiquement et culturellement c’est le contenu des critères de qualité qui composent la norme définie par l’Etat, comme le montre A. Stanzinni pour la viande  au début du 19ème en France (p. 136).

Pour la France, A. Chatriot, dans un chapitre synthétique qui fait suite à une série de chapitres sur le plan Marshall, Jean Fourastié, l’invention du cadre de vie, où l’on retrouve l’action de R. Sainsaulieu, et sur les intellectuels français, va montrer comment la montée de la politique de consommation s’est jouée à partir des années 1970, sous Giscard d’Estaing avec la création, entre autre, en janvier 1976 d’un secrétariat d’Etat à la Consommation avec à sa tête Christiane Scrivener, baptisée aussitôt « madame consommation » (p. 171). Elle sera suivie par d’autres secrétaires d’Etat femme comme Catherine Lalumière et Véronique Neiertz.

Aujourd’hui en Europe comme aux USA, les groupements de consommateur, les entreprises  et l’Etat sont engagés dans une compétition complexe autour des règles à instituer pour gérer la redistribution des richesses produites entre producteurs et consommateurs. L’apport du livre de Chatriot, Chessel et Hilton est finalement de montrer qu’en fonction des périodes historiques et des cultures politiques la fonction du marché s’inscrit entre deux pôles, un pôle qui lutte pour son abolition et un pôle qui pense, comme le commerce équitable, que le marché n’est ni bon ni mauvais mais qu’il faut jouer avec.

  Dominique Desjeux, anthropologue, Professeur à la Sorbonne, Université Paris Descartes

www. argonautes.fr

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