2002, D. Desjeux, Maison communicante : méthode anthropologique pour analyser les innovations dans l’espace domestique (EDF)

2002,D. Desjeux : Méthode anthropologique pour analyser les innovations dans l’espace domestique, conférence sur la maison communicante (EDF)

Le principe de base : partir du système d’objets matériels

Pour comprendre la diffusion d’un objet technique

  • Il est peut pertinent de partir des seules potentialités techniques de l’objet pour prévoir ses usages probables
  • Il ne faut pas se fixer sur l’observation d’UN objet technique mais élargir sa vision au système matériel d’objets dans lequel il s’insert et qui forme une chaîne logistique qui conditionne son acquisition et son usage :ex : le téléphone mobile, le meuble où le poser, la prise de courant pour le recharger sans l’oublier, les post it, le stylo, le compte en banque, les tiroirs pour ranger les factures, les vêtements ou accessoires pour permettre sa mobilité, la place dans la voiture, etc.

Cette chaîne produit elle-même une dynamique d’usages dont la combinatoire va petit à petit produire un nouvel usage de fait imprévisible à l’avance :

  • cf. l’exemple donné par Peter Drucker dans Atlantic Monthly d’octobre 1999, sur le lien imprévisible entre invention de l’imprimerie, multiplication des livres, baisse du prix d’achat, accessibilité à un plus grand nombre de la bible, développement du protestantisme et les débuts du capitalisme

Réinterprétation culturelle ou sociale des usages

Ces potentialités ne seront utilisées que partiellement, soit par sélection, soit par ré-interprétation des usages en fonction des coûts en temps ou financiers

  • Ex : ré interprétation de l’usage du Minitel en faveur des messageries roses ou du téléphone mobile pour se donner des informations de proximité qui ont surtout une valeur d’entretiens du lien social entre jeunesEx : introduction des ânes à Mutampa au Congo, dans les années soixante dix, pour libérer les femmes du portage et qui ont été ré interprétés comme objet pour faire peur aux enfants (ou qui ont été mangés).

Les frontières du public, du privé et de l’intime

Les objets techniques vont s’intégrer dans un espace du logement qui est déjà structuré en espaces publics, privés et intimes.

Le critère de catégorisation est associé aux usages de ces espaces : plus l’accès est limité, et le plus souvent à des personnes proches affectivement, plus l’espace est classé intime.

La présence, l’importance et la place des frontières de ces catégorisations varient en fonction de l’histoire et des cultures. Ce sont donc de frontières fluctuantes.

Dans une culture donnée, la place des frontières varie en fonction de l’appartenance sociale, des positions des acteurs dans les étapes du cycle de vie, et de la division sexuelle et générationnelle des tâches ou de l’espace :

  • Ex : En France (quand ces pièces existent)
    – l’entrée, le couloir, la salle à manger, le salon, sont plutôt des espaces publics
    – La cuisine, le bureau sont plutôt des espaces privés
    – La chambre à coucher, les toilettes, la salle de bain sont plutôt des espaces intimes
    – Le garage, le grenier, le balcon sont en partie des espaces de « renvoi » pour des objets « en trop ». Ils peuvent être publics ou privés.

Mais cette catégorisation peut évoluer en fonction :
– des occasions par exemple (quand les personnes viennent de déménager, il est possible de montrer toutes les pièces) ou pour un usage très ponctuel comme la salle de bain ou les toilettes. Il faudra demander la permission
– de la surface du logement : quand le logement est petit, cette distinction ne fonctionne pas. A la limite tout est public
– de la culture : l’usage du réfrigérateur est plutôt privé en France, alors qu’il est entre privé et public aux USA : se servir dans le réfrigérateur de son invité est possible aux USA

Les usages prescrits, permis ou interdits

Les occasions d’usage et les places du rangement de l’objet s’inscrivent dans un système de normes sociales basées sur ce qu’il est prescrit, permis ou interdit de faire. Ces normes à la fois préexistent à l’objet mais peuvent aussi évoluer en fonction de l’évolution des usages ou même être transgressées :

  • Ex : dans nos premières enquêtes sur les emails, en France, vers 1995/96 :
  • – L’usage professionnel était prescrit
    – L’usage privé était possible
    – L’usage intime, comme la lettre d’amour, était quasiment interdit
    – Aujourd’hui il n’y a plus beaucoup d’interdit sur les usages des emails
  • Ex : En Chine le papier toilette peut être rangé en évidence dans le salon parce qu’il a été réinterprété comme un papier à usage multiple : mouchoir, papier toilette, papier pour nettoyer, etc.

La place du rationnel et de l’imaginaire

Une innovation technique se développe suivant un processus plus ou moins complexe qui mobilise tour à tour du rationnel et de l’imaginaire :

Au départ de sa diffusion, quand elle évoque un enjeu important et que les frontières de ses usages sont encore incertaines, comme pour la diligence au 17 et au 18ème, le train au 19ème, l’ordinateur dans les années soixante dix ou Internet aujourd’hui (pour reprendre une partie des exemples du livre de Shivelbusch sur les trains, The Railway Journey, 1977, 1986), l’expression de l’imaginaire peut être très forte et prend deux formes :

  • Un enchantement optimiste : tout sera possible avec cette nouvelle technologie (les « techno-optimistes »), ce que Georges Balandier nomme le « techno-messianisme » dans Le grand système, 2001
  • Un enchantement pessimiste : tout ira mal ou presque (cf. D. Wolton et P. Breton, que l’on peut classer comme « techno-pessimistes » ou « techno apocalyptiques »)

La mobilisation de l’imaginaire est une phase indispensable qui permet le passage à l’action, pour favoriser ou s’opposer à « l’invention » puis à « l’innovation » (Norbert Alter, L’innovation ordinaire, 2000), là où la seule rationalité serait insuffisante pour permettre le déclenchement de l’adoption en situation forte d’inconnu.

Elle est suivie d’une phase de diffusion sous contrainte du jeu social, des contraintes logistiques

Contingence et structure du processus d’innovation

Paradoxalement, une innovation se développe dans un milieu socialement structuré bien que le résultat concret de son développement soit en grande partie contingent, c’est à dire imprévisible a priori.

Une innovation suit les courbes de niveau de la vie sociale dont la dimension conflictuelle ou le sentiment d’appartenance varie en fonction des périodes historiques :

  • Appartenance sociale (ou classes sociales, ou groupes de pression ou professionnels)
  • Clivages sexuels (hétéro ou homo)
  • Clivages d’âges (ou générationnels)
  • Clivages culturels (ethniques, religieux, politiques)

Une innovation technique ne se développe pas de façon aléatoire socialement, elle débute le plus souvent, mais de façon imprévisible, sur la base de l’un de ces clivages :

  • Ex : Le téléphone mobile a semble-t-il « explosé » grâce au marché de la « pauvreté », qu’il soit structurel pour les groupes sociaux les moins favorisés ou provisoire comme c’est le cas des jeunes (les « intellos précaires » sont souvent de futurs « bobos », des « bourgeois bohêmes »), avec le développement du forfait. Le forfait est une technique de gestion de la pénurie. Ce qui compte c’est l’enveloppe à dépenser plus que le prix unitaire.
  • Ex : le ecommerce et son symétrique inversé la Vente à Distance. Le ecommerce touche 3% des français en 1999, dont seulement 35% des ménages possèdent un micro-ordinateur, et parmi ces 35%, 14% sont branchés sur Internet (CREDOC, Bigot, 2001) et ceux sont massivement des populations favorisées. A l’inverse la VPC ou VAD touche pour une grande part des populations défavorisées, âgée, en HLM et sans ordinateur, mais pas uniquement, mais qui sont peu utilisateur de ecommerce.

Les trois instances des usages des objets et services : le matériel, le social et le culturel

L’usage d’un objet technique relève de trois instances mobilisées simultanément ou successivement en fonction du jeu social et de la courbe de développement de l’innovation :

Matériel
– L’espace du logement (grand/petit)
– le revenu du ménage (10% des français aurait un revenu au-dessus de 22 000 F net par mois, le revenu moyen par ménage serait de 8 000 F net par mois) et le taux de chômage dans la région.
– le système d’objet matériel (les objets de l’approvisionnement, les meubles du rangement, le matériel ou les outils de l’usage ; ex : les piles ou les batteries pour le bricolage, les ordinateurs portables, les voitures électriques, les appareils de photo numériques, les téléphones mobiles et l’accessibilité et le coût des lieux de recharge en énergie)

Social
– Conflits, coopérations et régulations au sein du ménage pour l’accès à l’usage de tel objet ou service : le téléphone fixe, les programmes de télévision, le réfrigérateur, la salle de bain, les notes d’électricité,…

Symbolique ou imaginaire
– Statut : exposer, montrer ou cacher les objets en fonction de la mise en scène de soi dans telle ou telle pièce
– Valeurs : techno messianique ou techno apocalyptique
– Le sens de l’objet ou du service que l’on abandonne ou que l’on garde comme marqueur de passage tout au long des cycles de vie : vêtement, alcool, type d’énergie, meubles, crédit, etc…

Echelles d’observation et itinéraire de l’innovation

L’observation des chances de réussite ou d’échec de la diffusion varie en fonction

des échelles d’observation

  • l’échelle macro-sociale valorise le lisse (cf. la courbe « épidémiologique » des innovations d’Henri Mendras, 1983, Le changement social, suite à Everett M. Rogers 1953, Diffuson of Innovation : pionniers, innovateurs, majorité précoce, majorité tardive, retardataires, réfractaires,
  • l’échelle micro-sociale valorise le rugueux, les rapports de pouvoir, les contraintes matériels, les marges de manœuvre, etc.
  • l’échelle micro-individuelle valorise les formes cognitives du choix

des découpages suivant chaque échelle :

  • intérêt/sens
  • identité
  • mise en scène de soi
  • variables socio-démographiques…

de l’étape où se trouve l’observateur de l’innovation tout au long de l’itinéraire de la diffusion (alliances entre acteurs, traductions, transmissions : le point central de l’un devient un point mineur dans « le nuage de points », i.e. ses préoccupations, de l’autre) :

  • création d’idée et prototype : recherche et développement
  • transformation en produit de masse : études, finance
  • marque et packaging : marketing et publicité
  • mise à disposition sur un « linéaire » : merchandising…

Le cas des objets de la communication dans l’espace domestique

La répartition des objets de la communication dans l’espace domestique suit en partie celle de la distribution de l’énergie, notamment l’énergie électrique, dans cette espace.

L’énergie électrique remplit six fonctions :

  • Fonction de chauffage (habitat et eau)
  • Fonction d’éclairage
  • Fonction culinaire (électroménager)
  • Fonction de nettoyage (machines à laver, aspirateurs, fer à repasser)
  • Fonction de bricolage
  • Fonction de communication (télévision, téléphone, Internet…)

Ces fonctions conditionnent en partie les mise en scène sociale et les usages de chaque pièce et donc des objets de la communication :

  • Ex : le salon peut être analysé non seulement comme un lieu de vie, un lieu ou les objets de la communication sont les plus nombreux, mais aussi comme un « musée domestique » dont l’objectif est de présenter les racines de la famille, les objets des voyages, etc.
  • Ex : la cuisine est connue pour sa fonction culinaire. Elle peut aujourd’hui être analysée comme un lieu important de communication au sein de la famille
  • Ex : la salle de bain est non seulement un lieu d’hygiène aussi la loge qui permet la préparation corporelle de la mise en scène sociale publique

Les chances de diffusion d’un nouvel objet de la communication, importance des structures d’attente

A une échelle micro-sociale, les chances de diffusion dépendent à la fois

  • des structures sociales, matérielles et symboliques qui préexistent au nouvel objet, quelles que soient ses qualités techniques
  • du jeu des acteurs (rapport de pouvoir et de coopération au sein du couple, et entre génération ; cf. la guerre du feu ou la guerre des boutons)

La « maison communicante » s’inscrit dans ce jeu des structures d’attente que l’on peut partiellement repérer « en creux » à partir des usages sociaux d’aujourd’hui

Elle est incorporée dans le jeu de la gestion de la distance et de la proximité sociale au sein de la famille, des amis ou des relations plus éloignées.

L’usage du face à face, du téléphone, du fax, du courrier ou de l’email permet d’exprimer la distance, la neutralité ou la proximité sociale d’avec la personne à qui on s’adresse.

C’est aussi le jeu de l’oral et de l’écrit dont le sens varie en fonction de l’évolution des usages sociaux

Tout ceci concoure à montrer que la maison « communicante » ou « intelligente » ne relève pas uniquement de données techniques aussi performante soient-elles, mais qu’elle s’inscrit dans un jeu social à décrypter

En même temps on ne peut échapper à une logique de l’offre, à l’incertitude qui lui est liée et à l’imaginaire qui lui est associée au moment de son lancement

Bibliographie de l’auteur sur le thème

Desjeux Dominique, Jarvin Magdalena, Taponier Sophie, 2001, « La nuit, la consommation d’énergie et le contrôle social » in Consommations et sociétés, Cahiers Pluridisciplinaires sur la consommation et l’interculturel n°1, Paris, L’Harmattan

Garabuau Moussaoui Isabelle, Desjeux Dominique (éds.), 2000, Objet banal, objet social. Les objets quotidiens comme révélateurs des relations sociales, Paris, L’Harmattan

Desjeux Dominique, 2000, « La méthode des itinéraires, un moyen de comparaison interculturelle de la vie quotidienne : l’exemple de Guangzhou en Chine », in Chine-France. Approches interculturelles, Zheng Lihua, Desjeux Dominique (éds.), Paris , l’Harmattan.

Desjeux Dominique, Sophie Alami, Sophie Taponier, 1999, « Les pratiques d’organisation du travail domestique: « une structure d’attente spécifique », in Services de proximité et vie quotidienne, Michel Bonnet, Yvonne Bernard (éds.), PUF, pp. 75-88

Desjeux Dominique, Monjaret Anne, Taponier Sophie, 1998, Quand les français déménagent. Circulation des objets domestiques et rituels de mobilité dans la vie quotidienne en France, Paris, PUF

Desjeux Dominique, Taponier Sophie, Alami Sophie, Garabuau Isabelle, 1997, « L’ethno-marketing : une méthode pour comprendre la construction de la rencontre entre l’offre et la demande. Le cas de la domotique dans un quartier urbain en France », Penser les usages, Arcachon, France Telecom, pp. 250-258

Desjeux Dominique, Berthier Cécile, Jarraffoux Sophie, Orhant Isabelle, Taponier Sophie, 1996, Anthropologie de l’électricité. Les objets électriques dans la vie quotidienne en France, Paris, L’Harmattan

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