2002, D. Desjeux, Anthropologie de l’alimentation

2002, Dominique Desjeux, post face au livre Alimentations contemporaines, L’Harmattan V

 

 

Que ce soit dans les sociétés de chasseurs cueilleurs, hier, aux Etats-Unis, aujourd’hui, ou même dans le village gaulois d’Astérix, dans tous les cas les activités sociales passent par un moment de prise alimentaire, un repas, que cette prise ait été transformée suivant une préparation culinaire savante ou rudimentaire. De plus, dans la plupart des sociétés, les repas peuvent se classer en trois grandes catégories qui expriment la distance plus ou moins forte de chaque pratique vis-à-vis de la norme de groupe et des codes sociaux depuis les repas les plus informels, en passant par les repas formels, jusqu’aux repas de fête, associés ou nom à des activités religieuses[1]. Ce qui varie à l’infini, par contre, ce sont les moyens d’accès aux aliments, l’importance accordée ou non à la transformation culinaire, la fréquence de chacune des prises alimentaires, – qu’elles soient solides ou liquides -, leur répartition dans le temps de la journée, de la semaine ou des saisons, la variation des lieux des prises alimentaire dans l’espace domestique ou en dehors, – au restaurant ou ailleurs -, de même que le contenu alimentaire et la nature des manières de table associées à chacun de ces repas.

I. La relativité culturelle des signes sociaux des repas formels et informels

Ce livre traite de la diversité des repas. Les auteurs, associés dans cette préface à de nombreuses recherches menées sur la consommation autour de la Faculté de sciences humaines et sociales de la Sorbonne, l’axe cultures et consommation du CERLIS et le réseau Argonautes[2], montrent que la diversité des repas varie en fonction des moments de la journée depuis la première prise alimentaire du matin jusqu’à la dernière prise pendant la soirée ou la nuit et aussi bien dans l’espace que dans le temps.

Historiquement, par exemple en France, l’ordre des plats, le salé avant le sucré, s’est fixé sous Louis XIV.[3] Dans l’espace, en fonction des cultures et du développement économique, la première prise, le « petit déjeuner » est loin d’être universel, ni comme prise, ni dans ses horaires, ni dans son contenu. Dans certains pays pauvres comme, au Congo par exemple, les enfants vont bien souvent en classes sans avoir pris de nourriture[4]. En fonction des pays, le petit déjeuner sera à base de boisson, de café ou de thé, ou à base d’aliment solide, comme le riz à Madagascar[5].

Dans de nombreux pays occidentaux, le « souper » représente, une des dernières prises alimentaires de la journée après le théâtre ou le concert. En Chine, il peut être pris plus tôt, à partir de 21h, comme pour les Dim Sun (« bouchées » à la vapeur) à Guangzhou en Chine du sud et à Hong Kong. L’heure du dîner varie beaucoup entre pays. Il peut être pris entre 17h et 18h pour la Chine (Yang X. et al.) ou après 22h pour l’Espagne.

Entre ces deux moments extrêmes du petit déjeuner au dîner ou au souper, il peut exister des « en cas » avant le repas de midi, puis le « déjeuner », puis de nouveau des « en cas » dans l’après midi, puis éventuellement un « goûter », et après, ou avant, le souper, il existe encore la possibilité d’aller dans un bar de nuit[6].

La multiplicité des prises alimentaires renvoie à celle des codes associés aux repas. Ils varient fortement en fonction des cultures et suivant les heures de la journée. En fonctions des familles, le repas du  soir peut être un moment plus formel pour une partie des familles françaises. Le formel peut aussi à midi être associé à un déjeuner d’affaire au restaurant. Le formel et l’informel associé au contenu des repas peut aussi varier en fonction des jours de la semaine : pendant le week-end le repas peut-être l’occasion de faire la cuisine de son pays d’origine pour les migrants sur un mode convivial[7], de recevoir ses amis, ou de manger de façon informelle sur des plateaux face à la télévision en France (K. Gacem ; N. Diasio)[8].

Les prises alimentaires peuvent aussi varier en fonction des saisons suivant l’hiver ou l’été, la saison sèche ou la saison des pluies. En Europe ou aux USA, l’été permet des repas dehors plus fréquents ou plus tardifs, chez soi ou au restaurant. L’été est associé aux viandes grillées et aux BBQ (barbecue) plutôt cuisiner par les hommes en France et aux USA, tout particulièrement pour la fête nationale américaine du 4 juillet, même si la participation des hommes aux pratiques culinaires restent minoritaire. En effet dans de nombreuses sociétés, la division sexuelle des tâches fait que les femmes sont plus souvent que les hommes à la cuisine, surtout quand il s’agit des repas quotidiens. Une seule période de la vie laisse un certain flou sur qui fait quoi à la cuisine, c’est la période de la jeunesse, comme dans le cas du Bénin pour les étudiants décrits par Elise Palomares, et que l’on retrouve aussi en France[9].

Les repas varient enfin en fonction des occasions, ordinaires ou festives. Les moments de fêtes, familiales, sociales, politiques ou religieuse sont bien souvent l’occasion de grandes célébrations alimentaires dont la fonction est de renouer les liens sociaux entre les membres du groupe, de « rendre des politesses » pour reprendre une expression de la bourgeoisie française, et de faire circuler les dons et les contre dons. En Equateur, par exemple, ces fêtes sont l’occasion de manger des cochons d’Inde, un animal hautement symbolique du lien social, comme l’a montré Archetty[10]. Les fêtes permettent de renouveler l’alliance entre les vivants et les morts en Italie (N. Diasio), comme aussi pour une partie des enterrements en France, ou au moment du retournement des morts (Famadihana) à Madagascar qui donne lieu à trois jours de repas et de libations[11]. Pour les Camerounais de Paris, c’est pendant les fêtes que l’on cuisinera les « aliments-cadeaux » (S. Bouly).

C’est principalement au cours des repas formels ou festifs que se joue le jeu, toujours actuel, de la distinction sociale déjà décrite en histoire par Stephen Menell (1987), pour la France et l’Angleterre au 17ème siècle, par Bourdieu, en 1979, pour la France dans La distinction et par Grignon (1981). De même, Pascal Hug, à la suite des travaux de J.F. Bayart et J.P. Warnier sur le Cameroun et l’Afrique sur la métaphore du ventre, montre qu’un ventre corpulent est un signe positif de l’importance sociale de son « possesseur » pour une partie des africains à Paris.

Le mécanisme de l’inclusion ou de l’exclusion sociale par la consommation en générale et la consommation alimentaire en particulier, tel qu’il a été analysé par Halbwachs en 1913 pour les ouvriers en France[12] et par Mary Douglas et Baron Isherwood pour la société anglaise, en 1979, dans The World of Goods, semble se jouer pour l’ensemble des repas formels et informels. Les plus pauvres peuvent être complètement exclus des ressources alimentaires minimum suivant ce que les deux auteurs nomment les grandes, les moyennes et les petites échelles de la consommation, les petites désignant celles des plus démunis.

Le formel se distingue donc de l’informel dans la consommation alimentaire par une accumulation de codes sociaux et d’objets matériels qui signifient symboliquement l’importance, la distinction ou l’inclusion sociale des acteurs concernés. Le repas formel peut renvoyer à un mode de vie ostentatoire permanent, comme l’a montré Veblen pour la bourgeoisie de la cote Est américaine à la fin du 19ème siècle, ou à une ostentation ponctuelle, pour les Africains des « cafés sahéliens » analysés par Pascal Hug ou encore pour les Camerounais de Paris analysés par Sophie Bouly de Lesdain, qui profitent ce ces moments au restaurant pour inverser les différenciations sociales.

La distinction entre repas formels, informels et festifs est cependant à manier avec précaution dans les approches comparatives interculturelles, car le sens et le contenu des signes qui expriment qu’un repas est formel ou informel varie fortement entre cultures et appartenances sociales. Le formel s’exprime notamment par le fait que l’on veut faire honneur ou faire spécialement plaisir aux invités. Cela peut se traduire par inviter ses amis au restaurant, comme en Chine, ou plutôt chez soi, comme en France. Le temps de préparation joue aussi, dans de nombreuses cultures, comme un signe important : plus le temps de travail incorporé est long plus cela signifie que l’on accorde de l’importance sociale, de l’amitié ou de l’affection à la personne, sans exclusive d’autres signes bien sûr. De même, la qualité, l’originalité ou le nombre important des aliments ou des plats, comme en Chine (Yang X. et al.), l’inventivité et la complexité des recettes, la durée et le lieu du repas – la cuisine pouvant signifier en France l’informel et le convivial et la salle à manger, quand elle existe, le formel -, et le nombre ou la valeur élevés des objets culinaires ou associés aux manières de table mobilisés, signifient l’aspect formel du repas. En France manger autour d’une table haute, avec des chaises, une nappe et un service de table décorée signifient plutôt le formel. Au Maroc, au contraire, c’est manger sur une table basse, assis près du sol sur des coussins, qui signifie la fête et le formel, ce qui assez proche de la Chine quant au sens social formel de la table basse, alors qu’en France cela signifierait plutôt la décontraction. Table haute ou table basse sont les deux même signes du formel en fonction des cultures.

La relativité culturelle du formel et de l’informel est tout spécialement développé dans ce livre par Nicoletta Diasio. Elle explique qu’en italien, il n’existe pas de réel équivalent du terme « repas informel » français, car les deux termes d’informel et de repas sont antinomiques. Un repas relève de l’institution formelle, c’est un « déjeuner » ou un « dîner », et ne peut relever de l’informel. Il est le signe de la cohésion familiale et du lien entre toutes les générations. C’est pourquoi la prise alimentaire informelle est désignée soit sur le mode négatif de fuori pasto, de hors repas, soit par le mot anglais snack, l’usage du mot étranger signifiant qu’il n’existe pas d’usage équivalent dans le pays d’arrivée de la nouvelle pratique, ou en tout cas dans le groupe social analysé, ici une fraction de la classe moyenne supérieure à Rome. Et pourtant, en pratique, il existe bien des « repas informels » italiens, comme le goûter ou merendina, dérivé du terme merenda qui désigne « le repas personnel apporté au dehors par qui ne rentre pas déjeuner » à midi. Le goûter des enfants est fait de produits industriels, les merendine qui sont désignées du nom de leur marque : Kinder au lait, Kinder Brioches, Kinder Délice, Kinder Pingui, Mars, etc.

Pour Nicoletta Diasio la pratique des repas informels est associée, pour le groupe social analysé, à trois sens celui « de récompense d’un mérite, de transgression d’interdits ou d’évocation d’un plaisir sensuel ». Mais comme bien souvent en interculturel, il est probable que ces trois sens se retrouvent dans d’autres cultures ou dans d’autres groupes sociaux en France ou ailleurs, notamment la transgression et le plaisir. C’est de « détour » par l’autre, pour reprendre la belle expression de Georges Balandier (1985), qui nous permet de mieux comprendre notre propre culture, et au final de relativiser à la fois ce qui nous est propre, c’est-à-dire ce qui nous semble singulier dans notre culture et qui pourtant relève du général, et ce qui nous y paraît universel alors que cela nous est particulier.

II. La méthode des itinéraires : un outil comparatif

Les enquêtes présentées dans les deux tomes concernent les enfants, les adolescents, les jeunes et les adultes, mais peu les personnes âgées[13], sauf quand elles jouent un rôle dans la transmission des recettes culinaires ou dans l’expression des solidarités intergénérationnelles. Les enquêtes se sont déroulées dans quatre continents : Europe (France, Italie, Suède), Amérique du Nord (USA et Canada), Afrique (Bénin et Cameroun) et Asie (Chine). Elles concernent plutôt des populations de type classe moyenne urbaine. Les pratiques peuvent varier en fonction des appartenances sociales, de sexe, de génération et de culture, et aussi en fonction des étapes du cycle de vie. Ceci montre la complexité de la comparaison et l’intérêt de la méthode des itinéraires comme moyen de réduire cette complexité à un nombre limité d’informations, mais compréhensibles pour le lecteur. C’est pourquoi quand nous écrivons les « chinois », les « italiens », les « africains » ou les « français », cela relève plus ici d’une commodité d’écriture que d’une observation généralisable telle quelle. Les observations relèvent d’une « généralisation limitée » aux groupes décrits ci-dessus, jusqu’à ce qu’une nouvelle enquête viennent infirmer ou confirmer les résultats[14].

Les itinéraires comparatifs présentés ici concernent plus les courses en magasin que la circulation des aliments sous forme de don, à l’exception notable de la recherche de Sophie Bouly de Lesdain sur les Camerounais de Paris, même si le don et l’amour ne sont pas absents des courses[15]. Ils comprennent 7 étapes : les interactions à la maison, les événements déclencheurs et les routines liées aux courses (étape 1), la mobilité pour aller au lieu d’acquisition des aliments (étape 2), les courses (étape 3), le stockage et le rangement des courses (étape 4), la préparation culinaire (étape 5), le moment du repas, la consommation et les manières de table (étape 6), les restes et la gestion des déchets (étape 7). Toutes ces étapes ne sont pas présentées avec la même importance dans ces textes, et notamment l’étape des déchets[16].

A. le déclenchement des courses : le jeu statégique autonomie/contrôle autour de la norme du « bien manger »

Le déclenchement des courses peut être provoqué par le fait que le « frigo ou le placard sont vides » (M. Pallanca), ou par la routine, les courses pouvant se faire deux fois par semaine (K. Gacem), une fois par semaine, ou tous les jours comme en Chine ( Yang X. et al.). La fréquence varie en fonction du nombre de personnes à nourrir, des moyen de transport, et donc des capacités à transporter peu ou beaucoup d’aliments à la fois, et de la proximité des lieux d’achat. Les courses peuvent être aussi provoquées par la venu d’invités.

Un des enjeux des courses en France peut-être la constitution de la liste d’achat, comme nous l’avons montré il y a une dizaine d’année dans une recherche sur la façon dont les enfants manœuvraient leurs parents avant le départ pour les courses[17]. La liste peut ou ne pas exister, comme en Chine où elle semble peu utilisée pour le moment en raison de l’importance sociale accordée à la « bonne mémoire »[18]. La liste peut être stable, comme dans le cas de la famille décrite par K. Gacem. Elle peut aussi faire l’objet de négociations collectives : « la liste est faite en commun, et discutée pour préparer à l’avance une liste de menus. Cette stratégie permet ainsi de ne pas acheter de superflus et d’aller à l’essentiel. » (M. Pallanca).

En réalité, en France, une partie du contenu des courses se jouent pendant le repas lui-même, en fonction des transactions implicites ou explicites autour des normes du « bien manger », du « rien manger », du « manger n’importe quoi », ou du « il faut manger de tout » des parents et de la revendication d’autonomie des enfants et du « manger ce que j’aime ». Les interactions familiales sont organisées autour d’un jeu stratégique plus général, celui du conflit entre acteurs pour gagner en contrôle et ou en autonomie par rapport à l’autre[19].

B. La « mobilité alimentaire »[20]

La « mobilité alimentaire », c’est-à-dire le ou les déplacements à effectuer pour se nourrir, renvoie à deux situations : faire ses courses pour prendre son repas chez soi et se restaurer à l’extérieur.

La première est plutôt le propre des « sédentaires », mais sans exclusive. Les sédentaires représentent les populations à rayons de mobilité spatiale faible ou moyen à partir du lieu d’habitation, ou à mobilité réduite du fait d’un handicap ou de l’âge. Cette mobilité alimentaire sédentaire est liée à l’acquisition des aliments pour se nourrir chez soi, que ce soit en faisant ses courses pour l’acquisition marchande, ce qui est le cas le plus fréquent dans les sociétés urbaines analysées ici, ou que ce soit en allant chercher ses légumes dans son jardin, pour les acquisitions non marchandes[21].

La seconde, liée à la restauration à l’extérieur, est dominante chez les « nomades », comme les voyageurs de commerce et les métiers basés sur la mobilité spatiale. Mais elle est aussi liée au mode de vie « semi-nomade », comme pour les « provinciliens » décrits par J. Meissonnier et qui font tous les jours l’aller et retour en train Rouen-Paris pour leur travail, ou les « commuters » des grandes villes américaines qui font de même entre la périphérie et le centre ; ou encore au mode de vie sédentaire, pendant des moments de mobilité ponctuelle, comme le déménagement[22]. La « mobilité alimentaire » peut aussi être associée aux émigrés qui se retrouvent au marché de « Château Rouge » à Paris dans le 18ème (S. Bouly) ou dans des restaurants ou des cafés, dans leur communauté, sur la base d’une origine régionale et/ou professionnelle, comme les « cafés sahéliens » à Paris, décrits par Pascal Hug. Elle consiste à se restaurer ou à consommer, hors de chez soi, que ce soit avec un sandwich ou en allant au restaurant pour un repas d’affaire, en passant par le « fast food », la cantine du lieu de travail[23], ou un petit verre.

Les cafés et les restaurants sont des hauts lieux de sociabilité conviviale informelle ou professionnelle. Ce sont des lieux où se construisent une partie du réseau social, – et ce n’est peut-être pas gratuit si les libres services d’Internet, dont une des fonctions est d’entretenir son réseau social, s’appellent des « Cyber cafés » à Paris -, et où l’échange de don et de contre don peut s’exprimer comme dans le cas des chauffeurs de taxi africains décrits par Pascal Hug : « Les réunions de tontines[24] mutuelles professionnelles de ces associations se font au café. Les “taxi-men” y mangent aussi après minuit, avant de reprendre la route jusqu’à l’aube. Ils constituent jusqu’à aujourd’hui la clientèle sahélienne la plus régulière et solvable des cafés. Soulignons qu’à la fermeture, ils assurent le transport des serveuses et clients vers les boîtes de nuit africaines ».

1. La mobilité alimentaire liée aux courses

De façon générale, comme le rapporte Joël Meissonnier pour la France, « les déplacements mono-motifs [seraient] de moins en moins importants. Aujourd’hui, les gens ne se déplacent plus seulement pour aller au travail. ‘A l’aller et au retour, ils font d’autres choses : les courses, transporter les enfants, [pratiquer] un sport’. Les trajets sont donc souvent optimisés et le temps consacré à se véhiculer n’est plus seulement un temps de ‘déplacement en voiture’, il est aussi une occasion supplémentaire d’entretenir une relation avec les enfants[25], ou bien de prendre son repas. Jean Viard, remarque que le temps consacré au déplacement en ‘voiture est aussi un temps de régulation du couple qui se retrouve’ ». Le cas des salariés « provinciliens » peuvent servir de modèle grossissant des autres modes de vie du fait de leur forte contrainte de déplacement. J. Meissonnier montre qu’ils « ont intériorisé l’idéologie manageriale de l’optimisation du temps. […] Si l’arbitrage ne se fait pas au niveau du temps de préparation, il se fait au niveau du temps de consommation. ‘Dans tous ces arbitrages, le ménage agit comme une entreprise’, conclue Dominique Strauss-Kahn (1978). Le ménage optimise tous les coûts, à la fois ceux qui proviennent de la valeur du produit marchand et ceux qui résultent du temps nécessaire à sa transformation / consommation / exploitation. Les théories économiques d’optimisation des coûts dans l’entreprise se projettent sur la ‘petite entreprise’ que devient la famille », thèse qui sera reprise par Rochefort dans Le consommateur entrepreneur en 1997. La mobilité alimentaire s’exerce donc, au moins pour une part, sous contrainte de temps et de tâches diverses à remplir[26]. Elle demande du calcul et de la programmation, rôle de management qui revient souvent aux femmes.

La variabilité des moyens de déplacement utilisés pour faire les courses expriment la diversité des niveaux de développement économique, celle des cultures et des écosystèmes : à pieds, en vélo, en roller, en bus, en métro, en bateau, ou en voiture. Magali Pallanca note pour les mangeurs de produits biologiques, mais son observation vaut pour d’autres groupes sociaux, que « sur Paris, on s’aperçoit que la marche à pieds constitue [une des formes] de déplacements vu que l’on fait appel au commerce de proximité […]. Si le chargement s’avère trop important, le recours au taxi ou aux transports en commun (bus et métro) est envisagé, voire le vélo. En Province, la voiture est davantage utilisée du fait de l’éloignement des lieux d’approvisionnement ».

Le choix du moyen de locomotion détermine pour une grande part le moyen de transport des aliments : « Cela va du caddie que l’on traîne aux sacs donnés par le supermarché qui finissent en sac poubelle. D’autres vont utiliser le sac acheté dans les magasins spécialisés qui sont des sacs recyclables ou un panier en osier qui rappelle le “ naturel ”, l’authentique. Quant au sac à dos, il permet de porter plus de choses, surtout lorsque l’on est à vélo » (M. Pallanca). Aux USA c’est le coffre des voitures qui joue un rôle central pour le transport des courses.

Les « objets du transport » des courses font apparaître un autre enjeu, celui des déchets par rapport aux questions environnementales. En Floride, par exemple, à la sortie des grands magasins Publix, il est demandé aux acheteurs s’ils préfèrent un sac en papier, pour ceux qui se sentent plus écologiques, ou un sac en plastic, pour ceux qui y sont moins sensibles. De même, au Danemark, le coffre de la voiture peut aussi être utilisé et être rempli avec des caissettes en plastic pliantes qui permettent d’éviter l’usage des sacs plastiques et donc de préserver l’environnement[27].

Les acheteurs peuvent aussi se faire livrer chez eux, voire commander par e-mail. Aujourd’hui la pratique du e-shoping est encore peu répandue dans le domaine alimentaire en France du fait de la complexité des problèmes de logistique à résoudre, du coût final et du nombre relativement limité de ménages équipés en ordinateur et en modem, soit autour de 30 à 35%[28]. Le nombre limité de ménages équipés expliquent en partie la lenteur paradoxale de la Vente à Distance à développer le e-shoping en France, car une partie de la population concernée est plutôt de milieu modeste et ne possède ni ordinateur, ni connexion Internet[29]. La mobilité alimentaire électronique semble donc limitée pour le moment pour les produits alimentaires, même si en Grande Bretagne la grande surface Tesco semble avoir mieux résolus qu’en France les problèmes logistiques de e-shoping.

La mobilité alimentaire, dans sa diversité entre sociétés et cultures, participe de la mobilité urbaine, au même titre que la mobilité pour aller au travail ou pour les activités de loisir. En ce sens la consommation est un analyseur de la mobilité et des rapports sociaux qui lui sont liés que ce soit entre les classes sociales, la capacité à la mobilité n’étant pas équitablement répartie entre les riches et les pauvres, ou que ce soit dans les rapports entre sexes, comme nous allons le voir ci-dessous, après avoir analysé la mobilité liée à la restauration hors de chez soi.

2. La mobilité alimentaire par la restauration en dehors de chez soi

Il semble que dans la plupart des pays, on ait assisté depuis le milieu du 20ème siècle à une multiplication des « fast food », au sens large de restauration extérieure rapide plutôt informelle, que ce soit sous forme de pain à base farine de blé comme sandwich pour le repas de midi à Brazzaville au Congo en remplacement du manioc, depuis les années soixante dix, et plus généralement dans toute l’Afrique (Sophie Bouly), ou, aujourd’hui en Chine, sous forme de jiao zi (ravioli chinois) surgelé et vendu dans des gargotes ou pour manger chez soi, ou encore sous la forme de restaurants McDonald’s (O. Badot) ou Pizza Hut (S. Sanchez) dans de nombreux pays. Là encore le terme de « restauration rapide » est à manier avec prudence car il fait, en France, implicitement référence à la norme traditionnelle d’un « bon repas » qui doit durer longtemps. La restauration rapide exprime aussi, chez les acteurs français, l’idée négative d’un repas sans lien social.

En tout cas, la restauration à l’extérieure joue un rôle important dans la vie quotidienne de toutes les sociétés, et en un sens c’est une activité ancienne qui était déjà pratiquée dans les sociétés agraires au moment des travaux des champs, une partie des repas étant pris sur place. Mais aujourd’hui, la forme a fortement changé. L’intéressant ici, est que la comparaison internationale fait ressortir plusieurs fonctions de la restauration à l’extérieure qui sont probablement assez générales : gagner du temps ; limiter le contrôle social des aînés ; expérimenter des aliments dans le cadre de stratégies d’inversions alimentaires pour les jeunes ; organiser des repas d’affaire pour les adultes ; ou encore se distinguer socialement comme évoqué ci-dessus dans l’introduction.

Dans le cas des « provinciliens » analysés par Joël Meissonnier, la restauration à l’extérieure joue plusieurs fonctions, dont une qui est de gagner du temps à midi à Paris pour mieux gérer son temps le soir au moment de rentrer à Rouen : « Le temps ainsi ‘gagné’ à l’heure de midi prendra tout son sens, le soir venu, en autorisant le provincilien à prendre congé de son employeur plus tôt ». Une autre stratégie consiste à jouer du « temps masqué » des logisticiens, c’est-à-dire à réaliser deux activités en même temps, travailler et manger, au cours d’un repas de travail, toujours à midi, pour éviter qu’une réunion soit programmée le soir à 18h30 au moment du départ pour la gare.

Manger à l’extérieure peut avoir une autre fonction, pour les jeunes tout spécialement : échapper au contrôle des aînés sociaux, comme ceux qui vont dans les « cafés sahéliens » à Paris (P. Hug) ou à celui des parents, sans forcément annoncer que l’on sort le soir au grand énervement des adultes (K. Gacem).

Ce que nous pourrions appeler, « l’évitement alimentaire », autre forme de la stratégie autonomie /contrôle, est un bon révélateur de l’ambivalence du repas. En effet, le repas, dans de nombreuses cultures, est à la fois vécu comme un lieu d’intégration familial, mais aussi comme un lieu de contrôle social, d’où l’importance des lieux de retrait comme le café, la rue, le supermarché[30]ou certaines pièces de la maison, comme la cuisine, ou la chambre pour les enfants (N. Diasio), pour se retrouver entre pairs, que ces pairs soient des jeunes, des hommes ou des femmes, voire un groupe professionnel [31].

La fonction des repas pris à l’extérieur varie en fonction des étapes du cycle de vie. L’étape de la jeunesse se caractérise par des formes d’inversions alimentaires, souvent caractérisées de « n’importe quoi » par les adultes, comme l’a montré Isabelle Garabuau-Moussaoui (à paraître), ou d’expédients comme le montre Elise Palomares pour le Bénin : « Les jeunes célibataires, hommes ou femmes, affirment prendre beaucoup de repas à l’extérieur quand ils le peuvent […] ou se nourrir d’expédients : pain accompagné de beurre ou de mayonnaise ou des flocons d’avoine déshydratés ou encore le célèbre gari, farine de manioc délayé avec de l’eau, agrémentée de sucre et accompagnée de galettes ou de cacahuètes. Le gari est le plat du pauvre, mais il symbolise également une certaine ascèse liée à la période estudiantine : l’ADN (Association des Délayeurs Nocturnes) rassemble ainsi les étudiants qui n’ont pas pu se soumettre aux contraintes horaires du restaurant universitaire. Cette désorganisation est associée à une période de la vie : un de ses « membres » aujourd’hui consultant, marié et père d’un enfant, [déclare] à présent se soucier de sa ligne… »

A l’étape adulte, le restaurant accède à la fonction professionnelle. Comme le montre Olivier Badot, même les McDonald’s peuvent jouer un rôle de lieu professionnel en Amérique du Nord : « de nombreux clients habillés en hommes et femmes d’affaires viennent, plutôt le matin, y préparer leurs dossiers autour d’un café ; certains y tiennent des réunions commerciales ; d’autres quittent même leur entreprise pour y tenir leurs réunions de travail ».

Il montre, cependant, qu’en temps « normal », les McDo fonctionnent sur un autre registre que celui de la décontraction apparente, toujours pour l’Amérique de Nord. La vitesse joue un rôle clé dans la rentabilisation de la mobilité alimentaire des consommateurs : « lors de la préparation des plats, lors de la prise de commande (certains parents pressent leurs enfants en leur reprochant assez violemment de faire perdre leur temps aux clients suivants), lors de la livraison du repas (si le repas est servi en plus de 10 mn, le prochain est offert), lors du paiement (dans beaucoup de restaurants, le seul moyen de paiement accepté est l’argent liquide et ce, afin d’éviter de ralentir le flux de clientèle, sic), et lors de la consommation (chaises fixes et inconfortables pour que les clients partent plus vite). Au Canada, en plein hiver, alors que les lieux sont surchauffés, beaucoup de clients gardent leur manteau comme pour signaler l’acceptation incorporée de la brièveté de l’acte. A Los Angeles, passées 45 mn de station, le personnel invite les clients à partir ».

 

La « mobilité alimentaire » renvoie donc, dans ces recherches, à deux grandes pratiques, l’une qui est liée aux courses, l’autre qui est liée à la restauration hors de chez soi, qu’elle soit « rapide » ou « longue ». Ces deux pratiques ne recouvrent qu’en partie la division entre nomades et sédentaires. La restauration hors de l’espace domestique est aussi encastrée dans les étapes du cycle de vie, et c’est pour cela qu’elle prend un sens social spécifique en fonction de ces étapes, sous formes de stratégies d’évitement de l’ordre familial, de retrait sur son groupe de pair, ou d’ouverture pour créer des réseaux professionnels. La position dans les étapes du cycle de vie, le niveau de revenu, le niveau de développement économique du pays ou la configuration de l’environnement géographique, conditionnent à leur tour les moyens de la mobilité alimentaire, à pieds, en vélo, en voiture ou en bateau.

C. Les courses : un analyseur de l’acquisition d’une etape de la compétence culinaire

1. Entre supermarché et magasin spécialisé : l’apprentissage du choix des produits

Les lieux des courses alimentaires vont des supermarchés aux magasins de proximités en passant par les étales sur les trottoirs ou les magasins de luxe en centre ville. A Paris, les lieux de consommation vont des supermarchés « pour remplir le réfrigérateur et le congélateur » (K Gacem), voire même pour trouver des produits biologiques, aux magasins spécialisés pour les produits exotiques, comme Tang frères dans le 13ème à Paris (I. Garabuau-Moussaoui) ou les produits bio, jusqu’aux marchés de rue, pour ces mêmes produits au boulevard des Batignolles et au boulevard Raspail à Paris (M. Pallanca) ou « Château rouge » dans le 18ème pour les produits africains (S. Bouly).

Dans les magasins spécialisés pour les produits « bio », « on y vient chercher essentiellement les céréales introuvables ailleurs ; les légumineuses ; les graines à germer ; le pain ; les produits frais ; les légumes ; les laitages mais pas de façon systématique pour des raisons gustatives et de prix. Tout comme pour les plats préparés de style galettes au tofu qui sont surtout perçues comme pratiques et rapides à préparer. Le problème du prix va amener à privilégier l’achat en vrac de céréales et légumineuses, des légumes de saisons, ou simplement en moins grande quantité. » (M. Pallanca).

A « Château rouge », les Camerounais de Paris vont chercher de « l’authentique »[32], le réseau en Afrique, comme en Chine, ou ailleurs, pouvant jouer un rôle de relais « authentificateur ». Comme le rapporte Sophie Bouly : « des commerçants auraient été contraints de modifier le conditionnement des produits, afin que ceux-ci paraissent plus “authentiques”. De même, lors d’une négociation à laquelle j’ai assisté au cours de l’enquête, un grossiste avançait pour argument les procédés industriels de fabrication qui assuraient la blancheur de son produit et la constance de sa qualité (en l’occurrence de la farine de manioc). Son acheteur potentiel lui rétorqua qu’en la matière, la farine jaunâtre faisant croire qu’une “maman” du village avait écrasé manuellement le manioc, se vendait bien mieux. Dans le même esprit, mais cette fois-ci s’agissant de la consommation, les plats familiaux qui sont dédaignés au Cameroun (comme les feuilles de manioc), acquièrent en France un statut élevé. Car alors, ils représentent la famille que l’on a quittée, le pays regretté ».

Mais l’acquisition de produits ordinaires, exotiques ou authentiques ne va pas de soi. Isabelle Garabuau-Moussaoui montre que pour des français, l’achat de produits exotiques demande un apprentissage, mais au même titre que pour l’apprentissage culinaire ordinaire[33]. Cela se traduit par une évolution dans le choix des produits achetés : « Tout se passe comme s’il existait des degrés d’intégration des produits exotiques dans la maison, qui correspondrait à des étapes d’acquisition de produits, les plus « basiques », courants, étant les épices et les herbes, le thé, le riz et quelques produits comme les raviolis, les nouilles, les soupes déshydratées. Par contre, il semble qu’un stade soit franchi dans la connaissance des produits et de la cuisine asiatique quand des légumes (autres que les champignons noirs) sont achetés, comme les champignons japonais, les algues, ou les fruits et légumes chinois. Cependant, dans ces catégories, il existe également des degrés d’apprentissage et d’appropriation, de connaissance des produits et de la manière de les préparer. »

En se focalisant sur des produits un peu à la marge des pratiques courantes en France, nous retrouvons malgré tout un invariant, celui du nécessaire apprentissage de la compétence à faire les courses, les magasins spécialisés symbolisant une compétence forte, les grandes surfaces une compétence plus standard et moins risquée.

Cette compétence à faire les courses est elle-même fortement associée au processus d’autonomisation des jeunes et des femmes par rapport à l’argent des courses. Elise Palomares montre par exemple pour le Bénin qu’il existe une négociation sur la quantité d’argent allouée par l’homme et le choix des aliments par la femme au Bénin. Si l’homme donne beaucoup d’argent il peut choisir ce qu’il veut manger, s’il donne moins c’est la femme qui est libre d’acheter ce qu’elle veut.

Cependant, comme le note Sophie Bouly, le fait qu’il y ait une relation monétaire au sein du couple, de la famille ou entre amis, ne signifie pas pour autant que la relation soit de type marchand impersonnel, comme cela l’est souvent interprété en occident dés que l’argent est mobilisé dans une interaction sociale. Le cadeau monétaire entre générations, sous forme « d’enveloppes rouges » dans lesquelles sont glissés des billets de banque pour la fête du Printemps en Chine, ou sous forme de chèque pour un anniversaire en France relève de la sphère du don personnel.

Les courses dépendent aussi, bien sûr, du revenu des consommateurs. Ainsi, au début des années quatre vingt dix, nous faisions une enquête sur les courses dans les enseignes Champion, avec Sophie Taponier. Après être parti de la maison avec une personne, celle-ci m’emmène en voiture vers la grande surface, mais s’arrête, avant d’arriver, au distributeur de billet et prend 400 F. Je lui demande pourquoi elle avait retiré de l’argent. Elle m’explique que c’est pour ne pas dépenser plus que la somme retirée. Si elle dépasse la somme pendant les achats, elle enlève les produits en trop.

Ici nous touchons à la fois à la question des inégalités de revenu, mais aussi à un mode spécifique de dépense et de gestion de la pénurie que nous avons retrouvée dans plusieurs domaines de la consommation, que ce soit avec les compteurs à carte d’EDF pour les ménages les plus démunis, mais aussi les cartes ou les forfaits téléphonique, qui sont adaptés à plusieurs cas d’acteurs démunis, les jeunes, les SDF, les émigrés ou les classes moyennes défavorisés.

Les courses sont donc des analyseurs de l’apprentissage social lié à la cuisine, c’est-à-dire d’une compétence spécifique à acquérir pour bien choisir les produits ; des différenciations sociales entre riches et pauvres ; mais aussi de la dimension symbolique de l’achat en terme de lien, comme l’avait déjà montré Bernard Cova dans son livre Quand le lien l’emporte sur le bien, à L’Harmattan et plus récemment Daniel Miller dans Theory of Shoping.

2. Courses, identité sexuelle et tensions entre aspirations contradictoires

Dans l’enquête sur les produits laitiers en France, Laure Ciosi montre comment les jeunes incorporent dés l’enfance les normes de la division sexuelles des tâches (Ciosi L. et al.). Elise Palomares montre aussi, pour le Bénin, que l’incorporation de ces normes sexuées et le contrôle social qui lui est associé, peut s’exercer autant sur les hommes que sur les femmes : « Charles, 24 ans, un mécanicien, est particulièrement méticuleux sur les questions d’ordre et de propreté et s’enorgueillit d’être un excellent cuisinier. Il affirme avoir eu le goût des taches ménagères depuis l’enfance, contrairement à ses sœurs. Denise, sa petite amie, loue sa façon inimitable de faire le lit ou de faire la cuisine. De même, il explique son apprentissage progressif du marché en compagnie de sa mère, qui a finit par lui déléguer cette tache tant il s’en acquittait avec brio, en particulier dans l’art de la négociation compétence de « femme » s’il en est […] Ses exigences le poussent donc à faire ce qui ne relève pas de son rôle d’homme, ce qui engendre une contradiction : il est fier de maîtriser un domaine où les hommes en général font piètre figure, mais il court le risque de jeter le discrédit sur son identité sexuelle ».

Comme dans toutes les sociétés, les rôles homme-femmes sont précodés, ce qui ne veut pas dire immuables, mais que quand ils se transforment ils le font sur la base de nouveaux codes et non de la disparition en soi des codes. Le choix social n’est pas entre la présence ou l’absence de code, mais sur leur contenu et donc sur la place des frontières entre les tâches féminines et masculines. La question qui est posée par Elise Palomares, à partir du cas du Bénin, en Afrique, porte autant sur les rapports de domination homme-femme, que sur la différenciation de leurs rôles.

S’il existe partout une différenciation sexuelle des tâches, il n’est écrit nul part, ni dans les gènes, ni dans le ciel, que les femmes doivent être à la cuisine, et les hommes au bricolage ou au travail, ni encore que les pratiques culinaires entraînent un rôle subordonné de la femme.  Il y a trop de variations historiques et culturelles pour que cela soit plausible. C’est ce qui s’exprime aussi à travers la famille française décrite par Karim Gacem est le fait que la femme, une ancienne féministe, ne veuille pas cuisiner et achète principalement des plats surgelés ou tout prêt pour limiter toute position subordonnée de la femme. Mais cette pratique rentre partiellement en tension avec ses aspirations en terme de « bonne famille » et avec celle de son nouveau compagnon qui aimerait un peu plus institutionnaliser le repas du soir. Si le surgelé, quand il est choisi, « libère » la femme, comme Moulinex dans les années soixante, il est aussi source de tension par rapport aux normes du bien manger ou du repas convivial au sein du couple ou de la famille.

3. Comment la mobilité peut remettre en cause la division sexuelle des tâches

Dans sa recherche sur la mobilité des « provinciliens », Joël Meissonnier montre que les semi-nomades délèguent les courses aux sédentaires. Ce sédentaire peut être une femme ou un homme : « Certains provinciliens, ceux qui autrefois prenaient en charge – entièrement ou partiellement – la responsabilité de faire les courses, délèguent maintenant cette tâche à leur conjoint. […] Mme Dubreuil est soulagée de cette tâche par son mari : ‘Heureusement, j’ai un conjoint qui a tout fait quand j’arrive’ explique-t-elle ‘il a fait les courses. Les courses, moi, je peux vraiment pas les faire’. » Certains, cependant, ne délèguent qu’une partie des tâches et font une partie des courses à Paris, avant de rentrer sur Rouen.

Une conséquence inattendue de la mobilité spatiale, est qu’elle peut remettre en cause la classique division sexuelle ou sociale des tâches. Joël Meissonnier montre bien ci-dessus que si c’est l’homme qui est sédentaire c’est à lui que pourront incomber les tâches plutôt traditionnellement dévolues aux femmes, comme les courses et la cuisine, en France[34]. De même Pascal Hug montre que les cadets sociaux hommes, Soninké, des basses castes, émigrés à Paris ont petit à petit refusé de faire la cuisine pour les membres des hautes castes. Ce sont ensuite les femmes nouvellement émigrées qui ont été soumises à la contrainte de faire la cuisine. Certaines se mettent à « circuler », à se prostituer dans les cafés, pour échapper à cette contrainte.

La remise en cause de la division sexuelle des tâches semble plus relever de situations ponctuelles où le contrôle social est moins fort, la période de la jeunesse pour les étudiants, la situation d’émigration, ou de situation sous contrainte comme la mobilité des « provinciliens », les moments de la grossesse et de la petite enfance pour une partie des femmes ou une séparation conjugale, que de situations stables et permanentes qui favorisent plutôt le contrôle social dans un sens traditionnel.

D. le stockage : conserver, improviser, ou contester

Dans l’histoire alimentaire de l’humanité, le stockage ou la conservation des aliments a toujours joué un rôle central dans la survie des sociétés. La Bible rappelle l’importance des greniers à blé, dans les pays à céréale, et donc du pouvoir politique centralisé pour garantir la sécurité alimentaire, avec l’histoire de Joseph vendu par ses frères et qui devient ensuite le ministre chargé des greniers du pharaon. De même les sociétés agraires hydrauliques, en zones semi-arides, ont développé des systèmes politiques centralisés et autoritaire, pour garantir l’accès à l’eau courante pour tous les agriculteurs, comme la démontré Wittfogel dans son livre sur Le Despotisme oriental[35]. La variété des modes de conservation est aussi diverse que les écosystèmes dont elle dépend, suivant qu’ils sont froids, secs, humides, ou tempérés et donc permettent ou non, le fumage, le séchage, les greniers, la cuisson, la salaison, etc.[36].

Aujourd’hui le stockage en ville, se concentre sur l’électroménager, et tout spécialement le réfrigérateur[37], mais aussi sur le congélateur, les placards et les objets du rangement, boites ou tuperwares[38]. Les matériaux, comme le verre, peuvent être des marqueurs du style alimentaire. M. Pallanca montre que chez les « bio », on trouve des « boîtes tuperwares, des bocaux en verre, des boîtes à thé en fer » et que sur les étagères sont disposés des « bocaux en verre, des plantes qui germent ». Les lieux mêmes du stockage peuvent être aussi divers, car ils concernent non seulement la cuisine, mais aussi de nombreuses autres pièces du logement  : « salon, salle à manger, balcon ou garage ». (M. Pallanca.

Le congélateur joue un rôle de stockage de longue durée et permet ainsi l’improvisation, comme l’avait fait ressortir notre enquête en France sur la vie quotidienne[39]. En Suède, d’après Magdalena Jarvin, le congélateur semble jouer le même rôle dans le repas des jeunes : « La viande hachée, avec de la sauce tomate et de la crème fraîche, devient essentiellement un ingrédient d’une sauce accompagnant les pâtes ou le riz : ‘Dans le congélateur il y a toujours de la viande hachée, du bacon et il y a toujours du coulis de tomates et presque toujours de la crème fraîche pour faire une sauce pour les pâtes’. (Johan, 27 ans, étudiant) ».

Finalement, nous voyons avec les produits surgelés que le stockage peut avoir plusieurs sens, au-delà de sa fonction basique de conservation : contester la division sexuelle des tâches, gagner du temps, laisser plus de choix à chacun pour choisir ses aliments et maintenir un lien social en minimisant l’investissement culinaire ce qui permet de limiter les conflits autour du choix des plats (K. Gacem), et enfin garantir qu’il y aura toujours les aliments de base d’un repas, ce qui est directement lié à la fonction de congélation (M. Jarvin).

E. La préparation culinaire : culture matérielle, risque social et division sexuelle des taches domestiques

L’anthropologie et la sociologie se sont peu penchées sur cette étape des pratiques culinaires ordinaires, en France, en dehors de la recherche récente d’Isabelle Garabuau-Moussaoui (à paraître). L’anthropologie « exotique », depuis les célèbres travaux de Levi-Strauss, jusqu’aux recherches récentes (livre sur les cuisines dans le monde chez isabelle), en passant par celles d’Igor de Garine, nous a par contre déjà montré la variété des modes de cuisson possibles.

Le cru, le germé, le sauté, le bouilli, le rôti, le fumé, le séché, le mijoté, correspondent à des pratiques de préparation culinaire qui permettent de transformer les aliments « bruts » en aliments incorporables. Mais aujourd’hui, une partie des aliments ne sont pas bruts et il faudrait donc ajouter à cette liste, la décongélation, la cuisson ou le réchauffement au micro-onde, ou encore, avec les nouveaux objets électroménagers, la cuisson à la vapeur en France.

D’après les personnes interviewées par Isabelle Garabuau-Moussaoui sur la cuisine chinoise, la cuisine française relèverait plutôt de la cuisson longue, « alors que dans les cuisines asiatiques, la cuisson est courte mais la préparation, le découpage des aliments, est plus longue ». La préparation de la cuisine exotique demande des ustensiles spécifiques : « le « panier en bambou », pour cuire les raviolis à la vapeur, le « rice cooker », pour faire cuire le riz de manière « collante », le « wok », qui permet de « cuire très vite », de faire des aliments « croquants ». Les baguettes sont mentionnées également, mais ne sont pas utilisées pour la préparation, mais à table ».

A l’opposé, en nous fondant sur nos observations personnelles en Floride, et sur une mini-enquête exploratoire réalisée à Pittsburgh en 1996 par Blandine Nicolas (Summer program/ Magistère de sciences sociales Paris 5-Sorbonne), nous dirions qu’aux USA l’ensemble du processus est court : la préparation, la cuisson et le repas. Cependant à la vue des nouvelles chaînes de télévision consacrées à la cuisine, il n’est pas sûr que cet état de fait perdure et qu’on n’assiste pas dans les années à venir à un renouveau de la préparation culinaire et au retour réinterprété des recettes européennes ou sud américaines, au moins pour une part des classes moyennes américaines.

Là encore, au cours de la préparation culinaire, en fonction des cultures, des étapes du cycle de vie, des différenciations sociales, la quantité et la spécialisation des ustensiles de cuisine varie énormément. Nous pouvons rappeler que le four, et la cuisson au four, n’existe pas en Chine, même si le mini-four semble se développer en ville aujourd’hui, au moins pour le réchauffement et comme signe de standing social.

Nous ne cherchons ici qu’à évoquer, sans être exhaustif, l’importance matérielle des objets et des pratiques de la préparation culinaire et à rappeler quelques dimensions sociales significatives, comme le risque et l’importance de la cuisine dans la division sexuelle des tâches.

Les risques culinaires : coût, perte de face et empoisonnement

Nous sommes habitués à traiter aujourd’hui des risques alimentaires liés à la production industrielle, avec les OGM ou la vache folle[40]. Il paraît intéressant de montrer que la cuisine représente aussi un risque social, et notamment la peur d’échouer dans la préparation du plat[41].

Magdalena Jarvin montre qu’en Suède ce risque est associé, pour les jeunes, à la viande rouge et au poisson frais, comme en France[42] : « La viande et le poisson sont rarement cuisinés à domicile, d’une part parce qu’un savoir minimum est considéré nécessaire pour le faire, et d’autre part parce que ces aliments sont jugés chers à l’achat. En confrontant ces deux raisons, il apparaît que la crainte de mal préparer l’aliment, de rater sa cuisson ou son assaisonnement, devient d’autant plus contraignant que son prix aura été élevé ».

En France ce risque est aussi associé, pour les jeunes au risque de « perdre la face » face à leur copain ou surtout face à leurs parents, si le cadre est officiel, comme dans le cas où les jeunes reçoivent en couple pour la première fois leurs parents chez eux[43].

Pour les Africains de Paris, Pascal Hug montre qu’ils sont sensibles au risque de maraboutage quand la cuisine est faite par quelqu’un d’inconnu : « S’ils préfèrent les femmes mariées aux femmes célibataires, c’est parce qu’une cuisinière ‘se doit de rester à côté de la marmite pour éviter que quelqu’un y mette quelque chose’ (Sénégalaise, 45 ans, cuisinière). Le risque de maraboutage, voire d’empoisonnement, augmenterait si une cuisinière célibataire s’absentait trop souvent de la marmite : ‘En bavardant trop avec des hommes qui la draguent, elle peut créer des histoires de jalousie. Les clients perdent la confiance’ (Sénégalais, 46 ans, patron de café) ». Comme le résume Sophie Bouly pour les Camerounais de Paris : « Manger c’est donc aussi prendre le risque de “se faire manger” dans le monde invisible des forces occultes ».

Les trois cas cités, et qui ne sont pas exhaustifs, rappellent simplement l’ambivalence de la nourriture qui depuis toujours dans l’histoire des hommes a représenté un danger et une condition de leur survie[44]

Cuisine et division sexuelle des tâches

Le modèle archétypal décrit pour Bénin par Elise Palomares semble bien fonctionner aussi dans de nombreuses autres cultures ou groupes sociaux : « La femme  se doit de gérer le budget, faire les courses, et d’élaborer le menu en fonction des préférences du mari, cuisiner, servir le repas. […] L’homme donne de l’argent, équipe la cuisine ». La participation de l’homme ne peut être qu’occasionnelle. Comme le résume joliment Elise Palomares, en s’inspirant du travail de Jean Claude Kaufmann : « La cuisine est au cœur de la ‘trame conjugale’. […] D’ailleurs, pour un homme et une femme, manger dans le même plat est le signe du lien amoureux –et conjugal- par excellence ».

F. La consommation alimentaire

La salle à manger, quand elle existe, n’est pas le seul lieu de l’alimentation. Son usage peut n’être que réservé aux grandes occasions, en France, voire même être transformée en musée, en lieu de mémoire familiale, comme nous l’avons observé Mark Neumann et moi en Floride, pour une maison américaine de haut standing. Karim Gacem montre que la famille qu’il a observée prend ses repas quotidiens dans sa cuisine. Le lit, pour les adolescents en France, peut aussi servir de lieu pour le goûter (N. Diasio). Il faudrait ajouter d’autres usagers possibles du lit : les malades, chez eux ou à l’hôpital ; le couple et le petit déjeuner au lit les week end, en France.

L’organisation des repas varie aussi suivant les cultures. Laure Ciosi (et al.) montre que les enfants français apprennent très tôt les règles du repas : « Dés l’enfance, l’individu incorpore le fait qu’il existe des aliments propres aux différents types de repas (petit-déjeuner, déjeuner, goûter et dîner), de même qu’il existe un ordre de consommation au cours des repas (entrée, plat, dessert) ». En fonction des occasions, il peut exister un apéritif en France et en Italie avec des olives, des chips, des pistaches, des biscuits salés, des canapés (N. Diasio). L’ordre est moins strict en Chine : tous les plats sont servis pour l’ensemble des convives, le sucré et le salé pouvant se chevaucher. La variabilité dépend du type de repas dans la journée, des jours de la semaine et des occasions ordinaires ou festives.

Le repas est un moment important de la communication verbale ou non verbale. « Quand tous sont présents, écrit Karim Gacem, des discussions animent les repas sur un mode familier. Les voix se chevauchent et le ton peut monter assez haut. C’est principalement dans cette confrontation enthousiaste que s’affirme la cohésion d’un groupe résolument relationnel ». Le silence, à l’inverse est le signe d’un conflit latent. Le repas est aussi le signe de l’engagement du couple au Bénin : « Si un jeune béninois laisse une femme préparer [son repas] fréquemment pour lui, cela s’apparente à une promesse de mariage ». (E. Palomares). Entre sens et cuisson, le repas signifie le lien social conjugal et familial.

Les formes du repas ayant évoluées depuis un demi-siècle en France, certains, dans les milieux du marketing notamment (cf. note 6), se demandent si le repas est encore une institution, s’il n’est pas fortement déstructuré. J.P Poulain (2002) et C. Fishler ne semblent pas pencher dans le sens d’un constat de déstructurations des repas. La réponse n’est pas simple, car les risques d’effet d’observation sont importants, mais il semblerait que l’aspect institutionnel, et donc en partie formelle, ce soit déplacé ou focalisé sur certains repas, ou en fonction de certaines étapes du cycle de vie. Le repas comme institution n’a pas disparu mais s’est transformé, s’est adapté aux nouvelles formes du lien social familial, plus flexibles, tout autant structurantes, mais avec des effets de socialisation qui sont, peut-être, différents de ceux des années soixante.

Ainsi Laure Ciosi (et al.) montre qu’il existe un moment instituant lié au repas pour les familles françaises, celui du passage du petit enfant à table : « Au moment de l’arrivée de l’enfant à table, on observe une transformation du comportement alimentaire au sein des familles. A travers la mise en scène des repas, on assiste à  une réelle mise en scène de la vie familiale. Vers trois ans, les parents considèrent que leur enfant est en âge de partager le même repas qu’eux ».

En semaine le repas du soir en France est considéré par une partie des personnes interviewées comme un repas qui a une dimension institutionnelle, même pour une partie des « provinciliens ». Le petit déjeuner peut aussi jouer ce rôle, comme pour le compagnon homme dans la famille décrite par K. Gacem.

 

La septième étape du tri des déchets ne sera pas abordée ici. Elle est traitée dans un autre livre dirigée par Magali Pierre (l’Harmattan, sous presse). Ce qu’il faut garder en mémoire, c’est qu’il existe un lien entre le développement des villes, celui de la société de grande consommation, l’importance des déchets domestiques et les enjeux environnementaux[45] et que là encore comme tout au long des différentes étapes du processus alimentaire domestique, la gestion des déchets relève du social et de la construction identitaire des acteurs[46] : ce qui représente un déchet dont il faut se débarrasser pour l’un représente un objet à conserver pour l’autre

II les Représentations alimentaires

A. les codes du bien manger : le permis, le prescrit et l’interdit

Les discours et les pratiques des acteurs font ressortir l’existence de normes sociales, ainsi que les dispositifs et les étapes de leur incorporation. Ces dispositifs et ces étapes sont masqués de fait dans les pratiques publicitaires, la fonction de la publicité étant de séduire les consommateurs, et surtout l’acheteur, afin de lever les « freins » à l’achat. Or ce sont les normes sociales qui représentent une partie de ces freins. Les publicitaires doivent donc présenter le produit ou le service sous la forme d’un miroir imaginaire qui renvoie au « décideur-acheteur » l’image d’un individu libre, sans contrainte et sans norme, ou en tout cas avec le pouvoir de les transgresser pour se laisser aller à son plaisir. Cette stratégie est tout à fait légitime d’un point de vue professionnel. Elle pose simplement des problèmes en terme interprétatif, sur la place qu’il faut accorder ou non aux théories sociologiques individualistes, post modernes et de la liberté dans nos sociétés contemporaines : individu et liberté renvoient-il à une réalité sociale ou à un imaginaire publicitaire ?

En effet si l’acheteur(se) est souvent seul(e) quand il fait ses courses, ce sont pourtant bien ces normes sociales et collectives qui sont implicitement mobilisées au moment des achats face au linéaire. Ce sont ces mêmes normes implicites du « bon » ou du « mauvais manger » que l’on retrouve au moment des repas et qui s’expriment éventuellement sur un mode conflictuel entre les parents et les enfants. C’est finalement sur l’ensemble de l’itinéraire que se joue le jeu de la transmission générationnelle des codes et des normes, comme le livre d’Attias Donfut, Nicole Lapierre, et Martine Ségalen (2002), Le nouvel esprit de famille, le démontre bien.

Laure Ciosi (et al.) montre notamment l’importance des mères et des grands mères dans cette transmission en France : « Il s’agit d’apprendre à l’enfant à ne pas manger ‘n’importe quoi, n’importe quand’. Nous avons constaté que cette expression révèle une catégorisation aussi forte que complexe. En effet, les mêmes aliments peuvent être positivement connotés à certains moments du discours, et appartenir à la catégorie ‘n’importe quoi’ à d’autres. Nous avons pu constater que ce basculement est fonction du moment de consommation : certains produits appartiennent à la catégorie ‘n’importe quoi’ dès lors qu’ils ne sont pas consommés au ‘bon moment’. Il s’agit en particulier des gâteaux et des sucreries dont la consommation est prescrite aux moments du dessert et du goûter et interdite le reste du temps. Au contraire, les produits laitiers, sont des produits autorisés tout au long de la journée car ils sont considérés comme des produits sains et essentiels à l’alimentation de l’enfant. L’enfant apprend par conséquent à différencier les aliments en fonction d’une catégorisation sociale opposant les ‘aliments gourmands’ aux ‘aliments santé’ ». Magdalena Jarvin retrouve une distinction proche pour les jeunes en Suède, entre ce qui est bon pour le goût et bon pour la santé.

 La codification peut aussi évoluer en fonction des étapes du cycle de vie. Ainsi pour les adolescentes en France, « certains aliments sont proscrits, comme le beurre, la crème, les féculents, les sucreries et d’autres prescrits, tels les produits laitiers allégés ou légers, les légumes, les fruits, la viande blanche et le poisson. En terme de connaissance, ces jeunes personnes apprennent non seulement les différences calorifiques des divers aliments, mais elles apprennent aussi les divers modes de cuisson permettant d’éviter l’utilisation des graisses. Ce moment est l’occasion de mettre en place des pratiques féminines qui peuvent perdurer par la suite. C’est en quelque sorte pour ces jeunes filles un premier passage dans le monde des femmes. La consommation de produits allégés marque d’ailleurs ce passage étant donné que ces produits sont réservés aux adultes – donc jusque là interdits – et de surcroît, des produits féminins » (L. Ciosi et al.).

En Suède la transmission des codes alimentaires passe par l’école : « les élèves de l’école primaire apprennent la composition des aliments à travers ce que nous appellerons le ‘tableau diététique’. Il s’agit d’un schéma représentant les différentes catégories d’aliments, regroupés en fonction de leurs apports nutritifs. Ainsi nous trouvons une case ‘féculents’ avec riz, pâtes et pain, une case ‘protéines’ avec viande, poisson et œufs, une case ‘vitamines’ avec fruits et légumes et ainsi de suite » (M. Jarvin).

 Ces différents apprentissages ont pour fonction d’apprendre à classer les aliments, les préparations alimentaires, les pratiques hygiéniques et les manières de table en conduites prescrites ou interdites, pour les plus contraignantes, et permises pour les plus flexibles. L’existence de ces normes n’indique en rien si elles seront suivies, abandonnées ou transgressées par la suite. Seule l’observation des pratiques permet de le dire.

Ainsi, le goûter en Italie permet aux enfants de transgresser un « interdit majeur », manger avec ses mains (N. Diasio). Mais cette « transgression autorisée » est elle-même fortement encadrée dans une plage horaire qui va de 16h à 18h30. En France, vu d’un point de vue italien, l’interdit principal porte sur le gras, le 0% devenant le prescrit : « En caricaturant à peine, écrit Nicolleta Diasio, le gras c’est la mort, 0% c’est l’absence d’entropie, la vie éternelle à portée de main individuelle ». En Suède l’interdit, dans sa version de « malsain » pour certains jeunes interviewés, c’est la viande, et tout spécialement le steak, alors qu’il est classé léger, et donc permis, sous forme de viande hachée. Les lieux de stockage déterminent l’accessibilité des produits permis ou interdit, le réfrigérateur représentant un lieu d’accès permanent pour les yaourts classés comme sain pour les enfants dans des familles françaises.

Les frontières entre ces normes sont, comme souvent, instables et donc potentiellement conflictuelles. Elles s’organisent autour de la norme implicite du bien manger sur le contenu de laquelle l’accord n’est pas toujours évident, comme le montre bien le cas des familles étudiées par Karim Gacem et Laure Ciosi (et al.) : il faut se laver les mains, arriver à l’heure au repas, prévenir quand on mange dehors, manger de tout, manger un minimum de légume vert, ne pas trop manger du même plat, manger au même rythme n’est pas toujours requis, etc.

Le bien manger s’exprime aussi à travers des phrases comme « tu n’as rien mangé » dont le sens varie en fonction des cultures, comme le note avec humour Nicoletta Diasio : « Quand une maman parisienne, parmi celles interrogées, dit à un enfant tu n’as rien mangé, c’est qu’il a mangé, par exemple, seulement des chips, du pain, des pâtes et/ou de la salade. Tout ce qui est non lacté, qui n’est pas de la viande ou des œufs n’est pas “vraiment” une nourriture. Pâtes, pain, riz sont des coupe-faim. Cette différence est intéressante : allez donc dire à une mère italienne que son fils ‘n’a rien mangé, seulement des pâtes’ ! A Rome, les pâtes priment, comme l’indique très clairement l’appellation primo donnée au premier plat, surtout des pâtes  : tout ce qui suit est secondo, second ». En Suède, le code du rien ou du mal manger est représenté par le pain blanc qui sera considéré comme non nourrissant, voir malsain, comparé au pain noir (M. Jarvin).

Tout ceci montre que le repas a à voir avec un ordre social domestique plus ou moins affirmé formellement. Ceci va dans le sens de la thèse d’Olivier Badot qui montre à la fois que les restaurants McDonald’s relèvent de la normalisation sociale, suivant en partie la thèse macro-sociale néo-weberienne en terme de désenchantement et de réenchantement, de George Ritzer (1996, 2001), mais qu’ils permettent aussi, observés à une échelle micro-sociale, une transgression « soft » de l’ordre domestique par les enfants. C’est une « ‘transgression ordinaire’ qui semble se traduire, chez McDonald’s, par une mise en sourdine des conventions [cf. K Gacem] et le détournement de l’espace (organisé ou non par McDonald’s), par une symbolique très axée sur des « héros du sous-sol » [cf. Umberto Eco ; M. Bean ; le personnage Ronald] et sur le « bricolage » (au sens symbolique), par une présence importante du jeu et de loterie sous toutes les formes et par une imprégnation tous azimuts par ‘l’infra-ordinaire’ et le ‘localisme’ ».

Cet ordre alimentaire domestique est non seulement remis en cause pas les « fast food », et c’est en ce sens que la contestation de Bové est « conservatrice » car elle fait référence à cet ordre alimentaire implicite des classes moyennes supérieures, mais aussi, d’une certaine façon, par les pratiques alimentaires liées aux produits biologiques, aussi bien en France (M. Pallanca) qu’en Suède (M. Jarvin), et aux aliments exotiques (I. Garabuau-Moussaoui). La limite des produits bio c’est qu’ils coûtent chers, ce qui n’est pas le cas de la plupart des produits exotiques ordinaires.

B les figures de  l’exotisme

Globalement, l’exotisme est vécu comme un moyen d’apprivoiser la distance culturelle, l’éloignement géographique, qui permet de gérer son identité en s’affirmant différent par le métissage et introduire une rupture dans les routines du quotidien, comme le montre Isabelle Garabuau-Moussaoui. Aussi nous pouvons distinguer trois sortes d’exotismes. Le premier est celui de « l’exotisme du passage », celui de l’inversion et du métissage, plutôt chez les jeunes au moment de la transition vers la phase adulte, avec pour fonctions soit de découvrir une autre culture, soit de transgresser la norme familiale, soit de limiter les risques sociaux, soit de baisser les coûts des plats. Le second est celui de « l’exotisme ponctuel », pour rompre la routine des repas de la vie adulte (I. Garabuau-Moussaoui). Le troisième est celui de « l’exotisme extrême (Orientale) », décrit par Magali Pallanca avec les macro-biotiques : « Les adeptes de la macrobiotique, quant à eux, consomment essentiellement des céréales, des légumineuses, peu de légumes et peu de fruits selon le degré atteint par l’adepte. Ce régime est inspiré des traditions physico-religieuses d’Extrême Orient, qui vise à reproduire dans la nourriture les équilibres fondamentaux constitutifs de l’univers, le yin et le yang qui doivent s’équilibrer. Ainsi, par exemple, le riz est très yang, le maïs à la fois yin et yang, l’avoine yin et le soja très yin ».

Si l’exotisme se vit dans une dynamique sociale, celle des cycles de vie et de la construction sociale du goût, comme le montre I. Garabuau-Moussaoui, ou comme un style de vie extrême, comme le montre M. Pallanca, l’exotisme renvoie aussi à la relativité de son contenu, comme l’exprime les interviewés d’I. Garabuau-Moussaoui quand ils parlent des pattes de grenouilles ou du cassoulet comme de produits exotiques, ou comme le montre Sylvie Sanchez avec les Pizza Hut dans le midi de la France.

Sylvie Sanchez montre la relativité de l’exotique à partir d’une étude sur les pizzas d’origine italienne implantées dans le sud de la France et celle d’origine américaine, surtout implantées à Paris sur le modèle d’une très forte standardisation. Elle cite un texte des établissements White Castle, tout à fait significatif du modèle américain des années trente jusqu’à aujourd’hui avec la « mcdonalisation » (Ritzer, 1996)[47] qui vante la standardisation du lieu, du goût des produits, de la préparation culinaire et de la qualité hygiénique qui va à l’encontre de ce qui est valorisé en France : le petit, l’unique, l’artisanal. Et pourtant pendant que les Pizza Hut étaient soit fermées, soit vides le soir d’un  31 décembre à Paris, une Pizza Hut d’Avignon faisait salle comble : « Pizza Hut devient dans cette région un modèle de restaurant presque exotique et en tout cas atypique car tellement éloigné d’une pizzeria traditionnelle » (S. Sanchez), même si, par ailleurs au jour le jour, les codes de l’apéritif, notamment le whisky qu’il a fallu rebaptiser « baby », et surtout le pastis, rentrait complètement en contradiction avec les codes locaux du à leur petite taille standardisée. Pour être adopté, comme pour toute innovation, un aliment exotique doit, sauf exception, ou perdre son sens initial, – ou avoir un fort sens initial, comme IKEA -, ou se positionner sur un nouveau sens sans référant qui puisse lui faire obstacle, comme la « pizza » Cheesy Crust, qui justement ne s’appelle pas pizza et ne ressemble pas à une pizza, et qui semble la plus populaire à Avignon. Comme l’explique Sylvie Sanchez, c’est pour cela qu’elle pu être réinterprété dans le système alimentaire local.

3. la symboliques alimentaire : manger ou aimer, même au McDo

S’il existe une vieille constance anthropologique, c’est bien celle du lien entre alimentation, argent, femmes et pouvoir, le plus souvent associé à un dispositif de contrôle symbolique, comme la sorcellerie en Afrique, ou d’autres formes religieuses ailleurs. C’est tout spécialement le cas de la religion catholique qui accorde une grande importance à la manducation du corps du Christ pendant la communion. Pascal Hug, rappelle combien la manducation est centrale dans de nombreuses cultures africaines et comment elle renvoie à un imaginaire d’accumulation, d’exploitation, de sexualité et à la sorcellerie. Le vocabulaire des consommateurs africains est « truffé de métaphores alimentaires. Ainsi, ‘la gourmandise’ d’un patron de café lui a valu le surnom ‘crocodile’, grand reptile à fortes mâchoires. ‘L’État  nous bouffe par les charges’, déplore un autre tenancier, et d’ajouter : ‘ma serveuse vient de bouffer dans la caisse’. Et puisque les patrons ont tendance à ‘manger tout seul’, c’est-à-dire à sous-payer les serveuses, celles-ci cherchent à manger l’argent des clients, au comptoir, ou après la fermeture du café, au domicile d’un client ».

Le repas est associé à l’amour dans de nombreuses cultures. Nous l’avons vu pour le Bénin, avec Elise Palomares. Nous le retrouvons au McDo en Amérique du Nord, grâce à Oliver Badot : « les restaurants McDonald’s semblent être des lieux où se nouent, s’entretiennent et se défont des relations amoureuses entre adolescents, mais aussi entre adultes (y compris, où se retrouvent des amants entre la fin de leur journée de travail et leur retour au domicile). D’ailleurs, à Los Angeles, de nombreux marchands de fleurs passent d’une table à l’autre ». Si les Mcdonald’s normalisent les comportements alimentaires, ils laissent quand même une marge de trois quarts d’heure, pour offrir une fleur à son « significant other », « autre significatif » en langage politiquement correct aux USA.

 

L’analyse des représentations et des codes alimentaires nous permet de relativiser deux discours, celui apocalyptique sur la fin des valeurs ou des normes, ou celui messianique sur l’individu et sa liberté sans contrainte, pour mieux comprendre que l’enjeu du débat ne porte pas sur la disparition des dispositifs de socialisation, mais sur la transformation de leur forme, de leurs effets et de leur plus ou moins bonne maîtrise en fonction des groupes sociaux. C’est bien souvent le sentiment de non maîtrise qui conduit au sentiment d’insécurité, aux théories conspiratoires et à la recherche d’un bouc émissaire comme source d’explication de ses malheurs[48]. Il n’existe pas de société sans norme, et c’est donc bien leur transformation et leur cohabitation qui est en jeu. Cependant il reste que ces normes varient fortement dans l’espace et dans le temps, d’où l’importance du relativisme méthodologique en socio-anthropologie qui limite en grande partie le risque « essentialiste » de confusion entre changement, diversité et disparition, c’est-à-dire celui de confondre la forme relative d’un code avec sa supposée essence a-temporelle.

III. remarques sur Le relativisme méthodologique

Le relativisme, avant d’être l’expression d’une ouverture d’esprit ou une critique de l’essentialisme en général, et de sa forme particulière le culturalisme, ce qu’il est bien, est d’abord mobilisé ici comme une posture méthodologique qui permet la comparaison entre les cultures. Ce relativisme méthodologique nous a servi de cadre pour mettre au point une méthode comparative de la consommation, la méthode des itinéraires, telle que présentée ci-dessus. Elle est fondée sur l’observation, surtout depuis une dizaine d’année avec l’équipe d’Argonautes, de pratiques dont nous postulons qu’elles forment une série de structures « invariantes », en creux, ou au moins stables pendant une période donnée de l’histoire humaine. Mais nous ne postulons rien a priori sur les formes, la diversité, la permanence ou la dynamique des itinéraires. C’est à l’enquête qualitative de le faire ressortir en recherchant la diversité des occurrences des phénomènes sociaux étudiés.

A une échelle micro-sociale, il est tout à fait possible de généraliser les résultats de la diversité observée, les occurrences existent et donc sont vraies, mais suivant un principe contraire à celui d’une partie des sciences de la nature et de la vie, celui d’une généralisation limitée à une échelle d’observation donnée. Ce principe postule que l’occurrence d’une pratique n’est jamais unique dans une société. L’occurrence participe de codes et de normes sociales, dont la combinatoire est unique pour un individu, mais dont l’existence est sociale. Les occurrences sont en nombre limité du fait même de l’existence de ces normes ou de ces codes qui restreignent en pratique les combinatoires dans une société donné ou un groupe donné. La sélection concrète des pratiques dans une culture à une époque donnée n’est jamais infinie. Nous n’avons jamais trouvé plus de 2 à 5 grandes variations pour un phénomène étudié, dans une situation comparable donnée, à un moment donné, même si, comme nous l’avons vu ci-dessus, les moyens de la mobilité, le choix du lieu des courses ou la nature des aliments utilisés pour la cuisine varie beaucoup plus quand ils sont ramenés à l’ensemble des sociétés et à leur histoire. Les mécanismes sociaux, – la division sexuelle des tâches, les relations de pouvoir, la tension autonomie contrôle, le précodage des pratiques, par exemple -, relèvent de l’invariance, alors que les formes relèvent de la diversité.

Cependant, la généralisation des résultats ne peut être que limitée du fait de la nature même de ce qu’est une enquête qualitative dont le nombre d’observations tourne le plus souvent, dans le champ de la consommation, autour d’une vingtaine d’entretiens, avec des écarts pouvant aller de 1 à 50 suivant les enquêtes. L’accumulation des enquêtes qualitatives permet par la suite d’estimer la pertinence et les limites des résultats antérieurs[49]. Une enquête quantitative ultérieure peut aussi, en fonction des financements, pondérer le degré de généralisation statistique de chaque pratique. Mais pondérer ne veut pas dire plus vrai, les occurrences sont vraies, ni plus précis, l’observation qualitative est déjà en elle-même très fine, et surtout la précision dépend de l’échelle d’observation[50].

L’accumulation des enquêtes qualitatives au niveau micro-sociale permet de vérifier la pertinence des diversités et la permanence, ou l’évolution, des mécanismes « invariants ». La quantification permet de pondérer les fréquences. Ceci explique l’usage fréquent, dans l’analyse ci-dessus,  d’expressions ou de mots comme « le plus souvent », « plutôt », « à dominante », « tout se passe comme si » ou « semblais » pour éviter de généraliser au-delà de ce qui est légitime et montrer ainsi qu’il existe une marge de variation entre les pratiques décrites. Cette marge signifie qu’il existe un continuum entre les deux pôles opposés des comportements décrits. La rigueur, en qualitatif, consiste à indiquer les marges de l’imprécision et les limites de la généralisation et à s’assurer par recoupement, par accumulation, par croisement des méthodes de recueil de l’information de la véracité des occurrences[51] et à instituer une distinction claire entre pratiques, ce que font les acteurs, et représentations, le sens qu’ils donnent à leur action ou la façon dont ils les perçoivent. Le lien réel entre pratique et représentation reste toujours problématique. Il y a toujours un écart plus ou moins grand entre ce qui est dit, pensé implicitement ou inconsciemment, et fait par un acteur quel qu’il soit, y compris le chercheur.

Il est donc tout à fait possible de généraliser les résultats d’une enquête mais en se rappelant bien que cette généralisation ne peut être que limitée et qu’elle ne porte que sur la diversité des formes sociales observée. Ceci incite à la prudence quant aux généralisation sous forme de « tendance » unique à partir d’approches qualitatives. Par contre l’accumulation et la comparaison permet de généraliser sur un mode « unique » quand il s’agit de structures stables observées dans plusieurs contextes. Ceci demande souvent plusieurs années pour y arriver.

Nous sommes aussi prudent vis-à-vis des affirmations sur la nouveauté d’un phénomène sociétal qui relève de la longue durée, souvent plusieurs siècles, sauf sur des échelles de temps très courte comme le temps d’une année, ou moyennes comme celle d’une génération, soit tente ans[52]. Bien souvent il y a confusion avec la forme qui peut être nouvelle, associée à une sous estimation des mécanismes invariants dont l’existence relativise la nouveauté. L’affirmation de nouveauté est fréquemment la résultante d’un effet d’observation qui confond le fait que le chercheur étudie pour la première fois un phénomène et le fait qu’il soit nouveau. Enfin elle peut résulter plus subtilement d’un effet de changement d’échelle d’observation, la critique portant sur un phénomène social observable à une échelle mais que ne l’est pas à une autre, le changement d’échelle permettant, à tord, d’affirmer que le phénomène a disparu ou qu’il est nouveau.

Le cas le plus classique est celui des classes sociales, analysées par Alain Girard dans La réussite sociale en France en 1961, ou Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans Les héritiers, en 1967 pour les années soixante, et aujourd’hui par Louis Chauvel (2002), même si les problématiques diffèrent ou s’il n’est pas toujours évident méthodologiquement de les mettre en évidence du fait de la complexité des variables liées à la fois à la position des acteurs dans la production, à l’accumulation de leur capital scolaire et social, sous forme de réseaux plus ou moins importants, et à leur pratique de consommation. Elles sont observables et démontrables à l’échelle macro-sociale, mais, elles disparaissent quasi complètement de l’observation à l’échelle micro-sociale, où elles ne subsistent que sous forme d’indices. En ce sens les critiques faites à Pierre Bourdieu de surévaluer l’habitus comme principe organisateur de l’incorporation des normes relève de l’approche par les échelles d’observation : à une échelle macro-sociale, l’habitus est tout à fait visible comme grande régularité ; à une échelle micro-sociale, l’habitus disparaît en partie au profit de la diversité des groupes et des acteurs sociaux.

De même la prudence s’impose en comparatisme sur ce qui est propre à une culture ou à un groupe social, ou sur ce qui les différencie. Là encore une approche structurale permet de voir ce qui est commun au-delà de la différence de forme. Le comparatisme demande de bien distinguer les pratiques des représentations. L’études des représentations porte sur ce qu’une culture à sélectionner au cours de l’histoire comme une valeur, une norme ou un idéal important, sans préjuger de ce qui est appliqué en pratique, mais elle a tendance à survaloriser les différences, sans voir qu’en pratique les différences dans leur variété ne sont pas toujours si importantes.

Enfin, nous sommes aussi prudent, ce qui veut dire en clair très dubitatif, sur la « montée de l’individualisme » dans les pays occidentaux qui nous semble relever de « l’enchantement pessimiste », se « faire plaisir » en se confirmant que tout va mal. Dans le cas des comportements alimentaires, c’est la mobilité alimentaire qui permet bien de faire ressortir une distinction importante, quant au débat sur l’individualisme dans les sociétés occidentales, entre des pratiques « en situation individuelle » et des pratiques « en situation collective ». Ce que montre les courses, c’est qu’elles participent des normes et du lien social et donc que, bien que pratiquée en « situation individuelle », – celui qui fait les courses étant seules pour les faire, ce qui par ailleurs n’est pas toujours le cas -, les courses sont bien une activité sociale car elles ont pour objectif une activité qui vise le couple, la famille, les amis ou les relations professionnelles. Elles relèvent peut-être de valeurs ou de représentations « individualistes », mais en pratique elles possèdent une forte dimension collective.

L’échelle d’observation micro-sociale permet de lever la confusion entre le sentiment d’importance qu’un sujet peut avoir de lui-même, et donc de son individualité, voire de son individualisme, ce que nous observons très bien à l’échelle micro-individuelle, celle de la psychologie et de la psychanalyse, ou à travers la réflexion philosophique, et le fait que cette « individualisme » soit encastré dans du social, et donc que nos sociétés ne sont pas plus individualistes, sociologiquement parlant, que d’autres sociétés seraient supposées « collectives » ou « communautaires ».

Ce qui varie entre sociétés, ce sont soit les valeurs accordées à l’individu, à l’intimité, ou au privé, valeurs qui sont beaucoup plus répandues que ne le croient souvent les chercheurs en sciences sociales[53] ; soit les modalités culturelles et historiques de gestion du rapport entre individus et groupes ; soit surtout les moyens du contrôle social, qu’ils soient symboliques, avec la « sorcellerie » en Afrique et plus généralement les religions, ou techniques, avec les nouvelles technologies comme les caméras de contrôle vidéo utilisées par la police américaine à l’entrée du stade de Tampa en Floride en 2001, pour la finale du Super Bowl. La « segmentation lignagère » au Congo, c’est-à-dire le fait qu’un cadet social en conflit avec son oncle maternel décide « individuellement » de partir du village pour fonder ailleurs un nouveau village, est un bon exemple de la relativité de l’individualisme, puisqu’il s’exprime tout autant dans les sociétés dites « communautaires »[54]. La nouveauté de « l’individualisme », comme la fin annoncée des classes sociales, semblent plus relever d’un imaginaire de réenchantement ou d’un effet d’échelle d’observation que d’un effet de réalité.

 

Conclusion

L’alimentation est un bon analyseur des cultures matérielles, des rapports sociaux domestiques ou publics, et des symboliques qui organisent les différentes visions du monde à travers l’espace et le temps. C’est pourquoi à la fois elle représente un sujet en soi sur lequel se sont illustrés des chercheurs comme Claude Fishler ou Jean-Pierre Poulain, et bien d’autres, mais aussi, en tant que révélateur, elle représente plus pour nous un moyen d’analyse qu’un champs d’analyse, comme l’a déjà démontré Isabelle Garabuau-Moussaoui dans sa thèse et dans l’introduction de ce livre. L’objectif est de faire une anthropologie ou une sociologie par la consommation alimentaire, ou par la consommation en générale, plus qu’une anthropologie de la consommation (I. Garabau-Moussaoui, sous presse).

. De fait nous retrouvons avec la consommation des mécanismes sociaux déjà mis à jour dans d’autres champs comme celui des organisations et de la décision : la consommation comme un processus dans le temps, comme une suite articulée d’interactions sociales, de stratégies et de rapport de pouvoir, comme un espace d’innovations qui suit l’organisation des pièces du logement, comme un système d’action dont les limites ne s’arrêtent pas aux frontières de la maison mais les transcendent grâce aux réseaux sociaux et aux nouvelles technologies de l’information.

C’est aussi une sociologie comparative qui permet d’acquérir une approche relativiste, et donc plus rigoureuse pour saisir ce qui relève du même ou ce qui relève de la différence, et ceci sans les disjoindre, comme le yin et le yang sont indissociables dans la pensé chinoise. Elle ne cherche pas la vérité universelle et englobante, mais le vrai qui peut être général, mais dans des limites données. Elle nous permet de saisir l’autre, de comprendre sa logique interne, ici la diversité de ses comportements alimentaires, sans avoir à les adopter, sans se sentir trop menacer par la différence, mais tout en sachant que la société est faite de rapports de pouvoir, de luttes, d’inégalité et d’iniquité, que c’est dans l’ordre des choses, mais que ce n’est pas immuable.

Finalement, elle nous apprend que l’action en société ne demande ni conservatisme, ni messianisme, et c’est ce qui renouvelle le sens du mot progrès, qui ne peut être que limité et sous contrainte. C’est pourquoi, que ce soit en suivant la propension des choses, le shi(4) chinois, dans lequel le bien et le mal sont indissociables, ou en poussant sa pierre comme Sisyphe, dont nous savons qu’elle retombe sans cesse, il est peut-être possible de faire comme le sage chinois qui tout à la fois, se place au sommet de la montagne pour voir loin, mais regarde toujours ses pieds pour avancer !

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[1] Dominique Desjeux, Sophie Taponier, (1990) ; D. Desjeux, S. Taponier, (1990) ; D. Desjeux, S. Taponier et alii, (1989) ; D. Desjeux (avec la collaboration de Sophie Taponier), 1991, « Les comportements alimentaires », in Le sens de L’autre, Paris, UNESCO/L’Harmattan, pp. 81-54 ; D. Desjeux, (1994).

[2] DEA, doctorant, Magistère de Sciences Sociales, Axe consommations et cultures du CERLIS (CNRS), Réseau Argonautes. Les noms cités sans renvoi bibliographique se rapportent aux auteurs du livre.

[3] Stephen Menell, 1987.

[4] Sur le Congo, cf. Dominique Desjeux, 1987.

[5] Sur Madagascar, cf. Dominique Desjeux, (1987)

[6] Sur les bars de nuit, cf. Dominique Desjeux, Sophie Taponier, Magdalena Jarvin, (1999). L’heure du repas  a aussi pu évoluer en fonction du développement de l’électricité qui a permis l’accroissement de la vie nocturne. Cf. sur la nuit, M. Melbin 1987 ; D. Desjeux, S. Taponier, M. Jarvin, 2001. Par ailleurs, l’observation de cette multiplicité interculturelle et historique des prises alimentaires, relativise le débat des années quatre vingt, lancé par le GIRA notamment, sur la déstructurations des repas en France. En réalité, il y a eu probablement un effet d’observation lié à une comparaison implicite entre le modèle de repas, qui n’a probablement jamais existé, et la finesse de l’observation du GIRA sur des repas réels dans les années quatre vingt. Il a été confondu l’observation de pratiques qui n’avaient pas été observé avant, et le fait qu’elles soient nouvelles. Cet effet d’observation est fréquent chez les sociologues, en marketing et en publicité du fait de la survalorisation qui est faîte du « changement » et du nouveau, et de l’échelle de temps courte sur laquelle ils travaillent. Les anthropologues, par contre, ont plutôt tendance à survaloriser la permanence, comme nous l’évoquons aussi ci-dessous.

[7] Cf. Dominique. Desjeux (éd.), 1993.

[8] Cf. Dominique Desjeux, Sophie Taponier, 1990

[9]Sur les pratiques culinaires et alimentaires des jeunes, cf. Isabelle Garabuau Moussaoui, L’Harmattan (à paraître)

[10] In Dominique Desjeux, avec Sophie Taponier, (1991) sur les cochons d’Inde, tiré de « An Anthropological Perspective on Cultural Change and Development : a Case Study from the Highlands of Ecuador », ORSTOM, 1997.

[11] Sur Madagascar, cf. Dominique Desjeux, 1984.

[12] Cf. Baudelot et Establet sur Halbwachs, 1994 ; M. Hambwachs, 1913.

[13] Florence Petit a réalisé un mémoire de DEA (1998, Paris 5-Sorbonne et Magistère de Sciences Sociales) sur les comportements alimentaires des seniors qui faisait notamment ressortir la question des nouveaux ajustements à réaliser entre homme et femme dans l’espace domestique au moment de la retraite.

[14] Sur le concept de généralisation limitée voir Dominique Desjeux, Anne Monjaret, Sophie Taponier, 2000.

[15] D. Miller, 1998 (cf. le chapitre « Making Love in Supermarkets ».)

[16] Sur les déchets, cf. Magali Pierre (éd.), l’Harmattan (sous presse).

[17] D. Desjeux, 1991.

[18] D. Desjeux, S. Taponier, Zheng L., 1998 ; Zheng L. Desjeux D. (éds.) 2002, l’Harmattan, à paraître.

[19] Sur la dynamique autonomie-contrôle, cf. D. Desjeux, 1971.

[20] Sur la mobilité urbaine et quotidienne voir : M. Bonnet, D. Desjeux (éds.), 2001 ; D. Desjeux, A. Monjaret, S. Taponier , 2000 ; D. Desjeux, 2002 ; Hervé Thomas, Paris 5-Sorbonne/ Magistère de Sciences sociales/axe cultures et consommations (CERLIS), recherche en cours sur la mobilité dans l’espace des Halles pour le PUCA (ministère de l’Equipement).

[21] Cf. Médina Patricia, Alami Sophie, Taponier Sophie, Desjeux Dominique, 1994 ; et sur le rapport nomadisme/sédentarisme, voir D .Desjeux, 2002, « Anthropology of Mobility and Batteries », consommations-et-societes.fr

[22] Cf. sur le déménagement, D. Desjeux, S. Taponier, A. Monjaret, 2000.

[23] Cf. Anne Monjaret, 2002 ; Georges Ritzer,1996 ; Eric Schlosser, 2001.

[24] Les tontines sont des systèmes d’épargne collective en Afrique (Alain Henry, 1991) mais aussi des modèles structurels  de résolution des problèmes collectifs (D. Desjeux, 1987)

[25] Sur les stratégies d’occupation de l’espace par les jeunes en voiture, voire Isabelle Garabuau-Moussaoui (2000).

[26] C’est ce que nous avions observé avec Sophie Taponier au début des années 90 dans une enquête sur les itinéraires de choix des enseignes de grandes surfaces réalisée pour Champion (Promodes) : le choix dépendait en partie d’une optimisation des trajets entre les conduites à l’école, le trajet de travail et les courses, le magasin le plus proche n’étant pas forcément choisi en premier (Dominique Desjeux, Sophie Taponier, Isabelle Favre, 1991).

[27] Cf . D. Desjeux sur le Danemark : consommations-et-societes.fr (itinéraires et photos)

[28] Cf. D. Desjeux, I Garabau-Moussaoui, 2001, sur le e-commerce.

[29] Cf. D. Desjeux, F. Clochard, 2001 : consommations-et-societes.fr, sur la vente par correspondance

[30] Comme l’avait montré Edwige Courau en 1996 sur l’alimentation des lycéens, dans un travail qualitatif pour le Magistère de Sciences Sociales de Paris 5-Sorbonne : plutôt que d’aller à la cantine, les élèves préféraient, à « qualité » égale ou à coût équivalent, aller acheter des barres, des « soft drinks » ou des chips en grande surface pour échapper au contrôle social de l’école.

[31] Nous rejoignons ici, les conclusions auxquelles l’équipe des jeunes chercheurs de Paris 5 est arrivée, sous la direction de François de Singly, dans Libre ensemble (2001) et celles de Karim Gacem, doctorant avec F. de Singly, mais avec une interprétation moins « individualiste ». Nous raisonnons plus en terme de marge de manœuvre que de liberté de l’acteur. Notre approche met plus l’accent sur les structures sociales et symboliques, la culture matérielle, le jeu des rapports de pouvoir et celui de la contrainte de groupe comme analyseur des dynamiques sociales et des constructions identitaires. Bernard Lahire (1998), François de Singly (2001), et Jean Claude Kauffman (2001), trois auteurs de chez Nathan, souhaitent, chacun à leur manière, développer une « sociologie individualistes » qui se démarque à la fois du « déterminisme » de Pierre Bourdieu et de « l’individualisme méthodologique » de Raymond Boudon, en dehors de toute échelle d’observation, même si la question a été évoquée par B. Lahire dans son livre de 1998, livre dans lequel il renoue, pour une part, avec la tradition psycho-sociologique de la multiple appartenance des années soixante.

[32] Sur les marchés ethniques, voire Anne Raulin (19..), et sur la marchandise authentique, Jean-Pierre Warnier (1994)

[33] I. Garabuau-Moussaoui, (à paraître).

[34] Sur la stabilité du parage des tâches en France, cf. en 1967 l’enquête d’Hubert Touzart, et en 1992, celle d’Yvonne Bernard.

[35] Cf. sur l’eau dans les sociétés rurales, D. Desjeux (éd.), 1985

[36] Cf. les travaux de Sigaut, à l’EHESS, sur la conservation des aliments et sur la consommation alimentaire ; voir aussi Françoise Saban, sur le même thème à l’EHESS, pour la Chine.

[37] Cf. pour une lecture sémiologique du réfrigérateur, Tine Vinje François (1998), travail réalisé dans le cadre du programme d’été du Magistère de Sciences Sociales de Paris 5-Sorbonne. Le réfrigérateur semble être devenu un objet tellement familier qu’il semble apparaître, dans les publicités du métro à Paris, comme un objet de l’intimité domestique des jeunes ou des jeunes adultes.

[38] Cf. sur les tupperwares, Alison Clark (1999).

[39] Cf. Patricia Médina, Sophie Alami, Sophie Taponier, Dominique Desjeux, 1994.

[40] Cf. sur la gestion des risques, notamment alimentaires, le livre de Michel Callon, Pierre Lascoume et Yannick Barthe, 2001 ; Patricia Gurviez (éd.), 2001.

[41] Isabelle Garabuau-Moussaoui, op. cit.

[42] Isabelle Garabuau-Moussaoui, op. cit.

[43] Isabelle Garabuau-Moussaoui, op. cit.

[44] Cf. sur ce thème la thèse centrale de Claude Fishler sur néophobie (peur du nouveau) et néophilie (amour du nouveau) (1990).

[45] Cf. sous la direction de D. Desjeux et I. Garabuau-Moussaoui : D. Desjeux, Séverine Dessajan, Camille Grynko sur les représentations et les pratiques autour des énergies renouvelables (2001) ; Laure Ciosi-Houcke, D. Desjeux, Séverine Dessajan, Nathalie Roux sur les représentations de l’énergie des membres du conseil scientifique de l’ADEME (2001) ; sous la direction de D. Desjeux et Sophie Taponier : D. Desjeux, I. Garabuau-Moussaoui, sur les Papy Boomers et l’environnement (2000) ; Esther Sokolowski, Sophie Taponier, D. Desjeux sur les emplois-jeunes environnement (1999) ; D. Desjeux, S. Taponier sur la gestion des déchets (1999).

[46] Cf. Magali Pierre, op. cit.

[47] Cf. Oliver Badot qui décrit avec minutie la volonté de normaliser et de légiférer des Mcdonald’s. Il va montrer comment tout ce dispositif de contrôle permet aussi une transgression, dans l’ordre, mais une transgression tout de même, comme nous l’avons vu ci-dessus. Nous retrouvons ici le même effet d’échelle d’observation auquel avait été confronté Michel Crozier, sans le théoriser, dans Le phénomène bureaucratique (1963), qui lui aussi critiquait Max Weber pour montrer que la domination bureaucratique légale weberienne ne rendait pas compte du jeu des acteurs qu’il observait à une échelle plus micro-sociale, celle de l’organisation concrète, équivalent ici du restaurant McDonald’s. Le jeu d’acteur qui n’est pas visible à l’échelle macro-sociale, devient visible à l’échelle micro-sociale. Par contre, la domination devient moins visible et moins facile à observer, le livre de Courpason (1998) qui décrit comment la domination peut fonctionner à une échelle micro-sociale représentant une exception.

[48] C’est ce que nous apprend la « sorcellerie » en Afrique qui ne relève pas tant d’une forme exotique de la vie sociale que d’une forme anthropologique qui semble assez universelle : attribuer à l’autre la source de ses malheurs (cf. D. Desjeux, 1987).

[49] La nécessité d’accumuler les enquêtes expliquent l’accumulation des citations de nos propre enquêtes, celles réalisées par le réseau Argonautes depuis 1990, comme éléments de preuves de ce qui est avancé comme invariant ou comme différence. Le « nous » exprime aussi le fait que la plupart de ces enquêtes sont collectives. Elles ont mobilisé entre 2 et 10 chercheurs à chaque fois. Il n’est pas possible de réaliser autant d’enquêtes tout seul. La place des signatures indique l’importance que chaque chercheur a pris dans la réalisation de l’enquête, depuis le terrain jusqu’à la rédaction, la réalisation de la rédaction finale ne suffisant pas pour signer en premier. Le premier cité est celui qui a fourni le plus de travail, sauf quand l’ordre est alphabétique. Ces règles sont classiques en sciences de la vie et de la nature.

[50] Cf. notre enquête avec Sophie Taponier, Sophie Alami, Jean Pavageau et Philippe Schauffhauser en 1992 (5 vol. 435 p.), sur le fonctionnement des laboratoires de recherche de l’IRD (ORSTOM), au Congo, au Cameroun, au Niger et au Mexique, et notamment l’observation de l’opération HAPEX, au Niger, où des centaines de chercheurs en climatologie travaillaient à des échelles d’observation très variables, sous le sol, au niveau du sol et en hauteur jusqu’au niveau des satellites, qui faisait clairement ressortir la relativité de la précision et comment elle était la résultante d’une construction sociale.

[51] La plupart des sciences sociales, de la vie et de la nature  fonctionnent sur ces mêmes principes, surtout quand elles sont en phase exploratoire, la restriction au qualitatif n’est là que par prudence. C’est ce que nous avons observé dans nos enquêtes sur les pratiques scientifiques des chercheurs en sciences de la vie et de la nature à l’IRD, et pour l’ENITA de Bordeaux et l’INRA dans le domaine de l’informatique, des SIG ou des NTIC, avec Sophie Taponier et Sophie Alami, entre 1992 et 1994, grâce notamment à Vincent Whal au ministère de l’Agriculture ; ou encore plus récemment, en participant à un séminaire de trois jours, en mai 2000, organisé par le Professeur Caen, avec des chercheurs français et chinois en génomique, dont Patrick Triadou ; et grâce à de nombreuses discussions avec deux collègues chimistes, Alain Fuchs et Anne Boutin.

[52] Comme nous l’avons déjà suggéré ci-dessus, derrière ces effets d’observation, il semble exister un effet disciplinaire en France : les anthropologues ont  plutôt tendance a surévaluer les permanences, et les sociologues le changement.

[53] En Chine, société plutôt classée collective, la notion d’intimité s’exprime dans les codes sociaux de l’usage du prénom qui est réservé à la relation intime entre mari et femme. Traditionnellement l’intimité de la relation amoureuse ne doit pas s’exprimer en public (Zheng L., Desjeux D. (éds.), 2002, sous presse). C’est en train de changer aujourd’hui. Il n’est pas question qu’une autre personne utilise le prénom de quelqu’un, surtout en public. Appeler quelqu’un par son prénom en public signifierait l’appeler mon lapin ou mon chérie !

[54] Cf. D. Desjeux sur le Congo (1987)

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