2001, Laure Ciosi, Magali Pierre, (dir scientifique : D. Desjeux, I. Garabuau-Moussaoui) : Les produits laitiers et le corps : analyse sociologique des représentations chez les jeunes Français (20-30 ans)

2001, Les produits laitiers et le corps : analyse sociologique des représentations chez les jeunes Français (20-30 ans)

Direction scientifique :

Dominique Desjeux, Professeur d’Anthropologie sociale et culturelle à l’Université Paris V-Sorbonne, Directeur scientifique d’Argonautes

Isabelle Garabuau-Moussaoui, Anthropologue, Directrice de la Recherche et des Etudes, Chercheur associé au CERLIS (CNRS/Paris V- Sorbonne)

Etude réalisée par :

Laure Ciosi-Houcke, Anthropologue, Responsable d’études, Chercheur associé au CERLIS (CNRS/Paris V- Sorbonne)

Magali Pierre, Anthropologue, Chargée d’études, Chercheur associé au CERLIS (CNRS/Paris V- Sorbonne)

Contrat de recherche entre Argonautes et le CIDIL

Paris, Juin 2001

 

Synthèse

Introduction

Problématique de l’étude

L’objet de cette étude est d’approfondir les connaissances du CIDIL sur les liens entre les produits laitiers et le corps  en reliant systématiquement la consommation de produits laitiers avec les perceptions du corps que se fait la population cible : les jeunes de 20 à 30 ans. Ces représentations concernent le corps en général (éléments de santé et aspect esthétique) et l’évolution de l’apparence physique des personnes interrogées.

En effet, les produits laitiers sont des produits de consommation quotidienne et des produits qui engagent une symbolique riche. Aussi nous sommes-nous attachés à étudier à la fois la consommation effective de produits laitiers chez les jeunes interrogés, et l’imaginaire qui gravite autour de ces produits.

Méthodologie

Techniques d’enquête

Argonautes a choisi pour cette enquête de travailler à une échelle microsociologique, c’est-à-dire à partir de méthodes qui privilégient les comportements des acteurs concrets en interactions.

Les méthodes utilisées sont qualitatives et nous avons utilisé plusieurs moyens de recueil de l’information : l’entretien en face à face (entretiens semi-directifs et histoires de vie centrées) et les animations de groupe.

De façon complémentaire, durant les entretiens, des photographies appartenant aux personnes rencontrées (de l’enfance à l’âge actuel de l’interviewé) ont été utilisées en support d’élucidation. Par ailleurs, nous avons demandé aux interviewés (lors de chaque entretien et des deux animations de groupe) de dessiner, ou plutôt de schématiser, un corps humain ainsi que la trajectoire des produits laitiers dans ce corps afin de verbaliser des représentations souvent floues sur la façon dont les aliments absorbés sont assimilés par le corps humain.

Personnes rencontrées

Nous avons rencontré une quarantaine de personnes qui ont entre 20 et 30 ans. La moitié d’entre elles ont été rencontrées dans le cadre des deux animations de groupe, dix d’entre elles lors d’histoires de vie centrées et dix autres lors d’entretiens semi-directifs. Nous avons cherché à diversifier les lieux de résidence (Paris, région parisienne et province), les modalités d’habitation et les situations familiales (habitat individuel ou collectif, domicile parental, couples, personnes célibataires, avec ou sans enfant), les âges (entre 20 et 30 ans), le sexe des personnes interviewées, les revenus, les activités (étudiants, chômeurs, travail stable, au foyer, etc.).[1]

Présentation des résultats

Nous avons choisi dans cette synthèse de nous focaliser sur l’apport de notre recherche en terme de représentations. Nous présenterons d’une part l’image que les jeunes se font des produits laitiers et d’autre part les effets de ces produits sur le corps et la manière dont ils sont incorporés d’après cette population.

Les représentations sont constituées d’une part de perceptions et d’autre part d’imaginaires. Mais alors que la perception, comme représentation, semble devoir passer par l’objectivation concrète et un processus de connaissance qui se veut en partie conscient et « rationnel », l’imaginaire fonctionne sur un autre registre, avec une autre rationalité que celle de la preuve matérielle. L’imaginaire est lié à l’émotion, au symbolique et au sens. Et comme l’écrit Victor Scardigli dans son travail sur l’imaginaire du progrès[2] : « L’imaginaire social ignore toute préoccupation de preuve », et « moins il y a de faits observables et plus il y a d’imaginaire ».

Les représentations du lien entre le corps et les produits laitiers sont par conséquent doubles. Les jeunes mobilisent en effet des connaissances acquises à différents moments de leur existence[3] afin de décrire leurs représentations des effets des produits laitiers sur le corps et leur incorporation mais ils ont par ailleurs laissé libre cours à leur imagination et nous ont offert une vision imagée et symbolique d’un phénomène biologique.

 

I.    L’imaginaire des jeunes sur les produits laitiers

En amont de l’imaginaire de l’incorporation des produits laitiers et de leurs effets sur le corps, se trouvent des constructions symboliques concernant strictement les produits laitiers. Il existe en effet des univers structurant l’imaginaire des produits laitiers et ceux-ci se retrouvent mobilisés en partie lors de la description des effets des produits laitiers sur le corps.

A.   Les univers structurant l’imaginaire des produits laitiers

L’imaginaire des produits laitiers est globalement très positif. Toutefois, certaines tensions entre deux perceptions opposées nous amènent à penser que cet imaginaire se situe sur un continuum dont les deux pôles sont d’une part le doux, le sain, le pur, et d’autre part la force, la maladie et l’impur.

1.    L’enfance et la maternité

Les produits laitiers évoquent l’enfance et la maternité car les jeunes pensent avant tout au lait nourricier maternel. C’est aussi l’onctuosité et la douceur de ces produits qui rappellent la période de l’enfance. Par ailleurs, nous avons noté l’évocation de la sensualité émanant de la relation tactile de la mère et de son enfant : la sensualité de la maternité.

2.    Les produits laitiers et l’imaginaire de la « nature »

Les produits laitiers sont par ailleurs liés à l’univers de la « nature ». Des mots tels que « vaches », « campagne », « montagne », « herbe », « prairie », « pâturages » et « prés » ont été évoquées. Ils expriment l’univers naturel et sain dont l’imaginaire des produits laitiers fait partie. De plus, les produits laitiers sont reliés aux régions dont ils sont issus, l’insistance se portant sur des lieux de production fantasmés : les fermes authentiques.

3.    Les produits laitiers et la santé

L’imaginaire des produits laitiers est également lié à la « santé ». Grâce à leurs apports en « calcium » et en « vitamines » en particulier, ces produits sont considérés comme source de bonne santé. Ils sont considérés comme « essentiels » pour les enfants en particulier pour des raisons de « croissance » mais ils sont aussi importants pour l’ensemble de la population.

L’aspect sain et pur des produits laitiers se retrouve par ailleurs dans les associations faites entre ces produits et les moyens de transports. A la sollicitation suivante : « si les produits laitiers étaient un moyen de transport, ce serait… », les personnes présentes ont évoqué des moyens de transport non polluants, et utilisant des énergies propres et renouvelables.

4.    L’ennui et la fadeur

La santé, le propre, le sain sont ambivalents car ils ont comme pendants l’ennui et le fade. Les produits laitiers ont eux aussi cette double image. En terme de lieux, les produits laitiers évoquent l’hôpital c’est-à-dire la santé, mais aussi l’aspect fade et basique de la nourriture proposée en ce lieu. Le symbole de la fadeur est le yaourt nature.

5.    Le vivant et l’impur : l’aspect organique

Pendant l’animation de groupe, en réponse à la question sur les transports, des jeunes ont choisi de comparer les produits laitiers à des animaux : « la chèvre », « la vache », puisque ce sont des animaux qui produisent du lait. Mais cette association nous apprend par ailleurs un autre aspect de l’imaginaire dont font partie ces produits, l’image organique des produits laitiers. Les produits laitiers ne sont pas des aliments comme les autres car ils sont produits par des mammifères et par conséquent ils sont eux aussi considérés comme des aliments vivants. L’odeur qu’ils dégagent quand ils pourrissent rappelle cette origine. Dès lors, nous pouvons découvrir une nouvelle face de l’imaginaire des produits laitiers, celle de l’impur. L’impur est d’une part évoqué par le biais de l’odeur désagréable d’un produit laitier dépassé et d’autre part, par le fait qu’ils contiennent des bactéries. Par ailleurs, leur contenance en matières grasses animales implique des risques de cholestérol, de maladie cardio-vasculaires, et de cancer.

6.    La douceur et la violence

Un autre aspect de l’imaginaire structurant des produits laitiers consiste en la tension entre la douceur et la violence qu’ils évoquent. Lors de l’animation de groupe féminine, les jeunes personnes présentes ont d’abord évoqué l’aspect doux et glissant de ces produits en faisant mentalement référence à la matérialité de certains produits. En effet, la matérialité du lait, de la crème et du yaourt est en osmose avec la bouche ce qui ne provoque aucun choc ni effort musculaire violent. De plus cette matière glisse dans le corps sans difficulté[4].

Le fromage semble être le seul produit laitier n’évoquant pas cet imaginaire, il se trouve être à l’opposé de part sa matérialité compacte et son goût. Les produits laitiers évoquent donc aussi la force et la violence par la présence du fromage.

7.    Le léger et le lourd

Enfin, les produits laitiers évoquent tant la légèreté que la lourdeur.

 

Ces ambivalences dans l’imaginaire s’explique en partie par le fait que les produits laitiers auxquels les jeunes pensent ne sont pas toujours les mêmes. Ainsi nous pouvons appréhender qu’il existe des imaginaires très différents pour chacun des produits laitiers.

B.   L’univers des différents produits laitiers

1.    Le lait : la pureté et le quotidien

L’imaginaire du lait semble proche de l’imaginaire des produits laitiers en général. Ceci s’explique peut-être par le fait que les personnes interrogées pensent spontanément au lait lorsqu’on leur parle de produits laitiers. Ainsi, l’enfance, la maternité, l’aspect naturel et pur sont réapparus. Par ailleurs, l’aspect santé, avec d’une part la force et l’énergie apportées par le lait, et d’autre part la croissance et le renforcement des os par le calcium qu’il contient ont été aussi évoqués.

Notons tout de même que le lait a un statut particulier parmi les autres aliments en général et les produits laitiers en particulier car il constitue la première nourriture que le corps humain ingère, dans la petite enfance. De ce fait, on peut parler non seulement d’aliment premier au niveau chronologique, mais en outre au niveau symbolique : absorbé dès la petite enfance, il engage une symbolique riche, liée aux représentations des rapports mère/enfant. 

De plus, le lait est lié au quotidien et au moment particulier du matin. Il évoque la fraîcheur de ce moment, et le geste sain que l’individu offre à son corps lorsqu’il consomme un verre de lait pur au lever.

2.    La crème : un produit gourmand

La crème connaît un imaginaire très différent du lait. Contrairement à ce dernier qui est imaginé pur de manière spontanée, la crème est toujours associée à d’autres aliments. Elle est envisagée comme accompagnement. Elle fait penser aux mets que l’on confectionne en utilisant de la crème fraîche et évoque « l’onctuosité » et « la douceur ». C’est pourquoi le crème fraîche évoque, la « gourmandise ».

Mais la crème fraîche évoque également le gras et les conséquences de celui-ci sur le corps : les bourrelets et la cellulite. Notons par conséquent que la maladie n’est pas l’effet le plus négatif de la crème sur le corps.

3.    Le beurre : le produit des « bons vivants »

Le beurre évoque avant tout un imaginaire positif, car « le beurre, ça apporte du plaisir » et du goût. Il évoque aussi les moments agréables de consommation par le biais des tartines de pain beurrées consommées au petit-déjeuner. Hormis le pain pour les tartines, le beurre évoque les plats de pâtes, le riz, les légumes et les œufs. Il est alors cuit ou fondu et évoque les préparations culinaires quotidiennes, « le beurre, c’est la cuisine ». D’où l’existence de deux sortes de beurre : celui pour la cuisson, le beurre pratique, et celui pour les tartines, le beurre goûteux.

Cependant, le beurre évoque aussi l’univers négatif de la maladie, dû à sa teneur en matières grasses, le beurre étant considéré comme néfaste pour la santé. Les jeunes pensent en effet aux problèmes de « cholestérol », et aux risques de « crise cardiaque ».

C’est parce qu’il est ambivalent (néfaste pour la santé et pourtant bon au goût) que les jeunes associent le beurre au fait d’être bon vivant. Ainsi, il est plus valorisé dans l’esprit des jeunes d’aimer le beurre que d’éviter d’en consommer pour ces effets sur la santé.

4.    Le fromage : un produit authentique et sensuel

Le fromage fait partie de l’imaginaire rustique et authentique. Il évoque en effet la « montagne », la « campagne ». Cette représentation structure l’imaginaire du fromage car les jeunes pensent spontanément aux fromages artisanaux que l’on achète au marché et non aux fromages industriels.

Le fromage évoque par ailleurs la convivialité des « bons repas d’adultes » arrosés de vin.

Il évoque donc le partage ainsi que les réunions familiales. Si dans l’imaginaire, le fromage n’est que convivialité et partage lors de repas, nous avons pu constater qu’en pratique, il est aussi consommé seul lors de grignotage.

C’est de plus un produit sensuel car il éveille les sens et évoque la chair et la sexualité.

Enfin, le fromage est aussi considéré comme un produit néfaste pour la santé pour la raison déjà évoquée concernant d’autres produits laitiers : les matières grasses et donc le cholestérol et le risque de maladie cardiovasculaire.

5.    Le yaourt : la santé et la banalité

Contrairement aux trois derniers produits laitiers étudiés, le yaourt est un produit laitier évoquant avant tout la santé. L’imaginaire dont il fait partie semble proche de celui du lait. Il évoque par ailleurs la digestion, puisque le yaourt est censé aider la digestion grâce aux ferments lactiques qu’il contient.

Tout comme le lait, le yaourt évoque l’enfance.

En terme de consommation, le yaourt évoque le quotidien et ce dernier le rend banal. Contrairement au lait qui garde une certaine noblesse malgré cette même place dans le quotidien.

Son image saine rappelle par ailleurs à certains jeunes les moments de contraintes alimentaires comme les régimes où la consommation de yaourt est conseillée. Dès lors, les yaourts sont perçus comme des aliments « tristes ».

Le yaourt évoque aussi « la douceur » et « l’onctuosité » et le plaisir ressenti lors de l’incorporation d’une telle consistance dans le corps.

6.    Le fromage blanc et les desserts lactés [5]

Le fromage blanc évoque « fraîcheur » et « l’été » où les jeunes apprécient de le consommer et comme le yaourt et la crème, la « douceur » et « l’onctuosité ». C’est un aliment plutôt associé au sucré : il est imaginé accompagné de fruits frais, de confiture ou de sucre.

Les desserts lactés quant à eux, évoque la « gourmandise » et « l’enfance ».

 

II.   Entre pratiques et représentations : les effets des produits laitiers sur le corps[6]

Les représentations des jeunes concernant les effets des produits laitiers sur le corps sont issues d’un mélange de connaissances en nutrition et d’imaginaire. C’est pourquoi nous avons cherché à établir un état des lieux des connaissances des jeunes en terme de nutrition.

A.   La construction des représentations des jeunes en fonction des informations et des connaissances mobilisées

1.    Les connaissances générales

ð L’équilibre alimentaire d’après les jeunes

D’après les jeunes rencontrés, pour être en bonne santé, il est nécessaire de manger équilibré. Mais cette notion revêt plusieurs aspects distincts :

        Manger des aliments variés afin de créer un équilibre entre l’apport en protides, lipides, glucides ;

        Manger dans de bonnes proportions ;

        Ne pas abuser des aliments riches en graisses animales surtout lorsqu’elles sont cuites ;

        Manger à des heures régulières et ne pas sauter de repas.

Se préparer un repas équilibré demande dès lors des efforts et une réflexion d’après les jeunes.

 

ð Les informations mobilisées dans les pratiques

Les jeunes ont une idée définie de ce qu’est une alimentation équilibrée. Cependant ils ne la mettent pas pour autant en pratique. Le manque d’envie, de temps et d’argent à consacrer à l’alimentation sont les raisons avancées par les jeunes pour expliquer ce décalage.

Pour les jeunes, un repas composé d’une entrée, d’un plat et d’un dessert est un repas équilibré et copieux qu’il faudrait manger au déjeuner. Au dîner, il est au contraire recommandé selon eux de faire un repas plus léger. Cependant, c’est le contraire qui est constater en pratique.

De plus, nous pouvons relier ce comportement aux pratiques d’inversion des jeunes, qui intègrent des normes sans les mobiliser et préfèrent les valeurs de créativité (distinction entre les normes intégrées et les normes valorisées)[7].

2.    Les connaissances des jeunes sur les produits laitiers

ð Les définitions des produits laitiers

        Les produits laitiers se définissent avant tout par leur point commun, constituant la base de leur constitution, le lait. Mais par conséquent, certains considèrent que le chocolat au lait, les Kinder ou les desserts contenant du lait font aussi partie des produits laitier ;

        Le beurre et la crème fraîche sont souvent exclus de la liste des produits laitiers car ils sont considérés comme des produits ne pouvant pas être consommés purs, contrairement aux autres. C’est leur richesse en lipides qui légitime leur exclusion. Le beurre en particulier qui « n’est que de la graisse » d’après certains. De plus, le fait qu’il ne soit pas blanc comme le lait « prouve » que ce n’est pas un produit laitier ;

        Enfin, les œufs sont quelquefois inclus dans la liste ou tout au moins les jeunes hésitent à les y inclure. C’est sans doute parce que les œufs sont aussi d’origine animale et de couleur blanche et jaune que cette confusion existe dans l’esprit des jeunes.

La notion de produits laitiers est donc culturelle et sociale et dépend de la représentation des jeunes. Comme toute notion, ses contours sont flous et construits à partir de repères et de questions (est-ce que ce produit contient du lait, est-ce qu’il est blanc, est-ce que c’est sain, etc. autant d’images associées aux produits laitiers).

 

ð Les connaissances sur la constitution des produits laitiers

Mis à part le fait qu’ils contiennent du calcium et des matières grasses en plus ou moins grande quantité selon les types de produits laitiers, les jeunes sont loin de connaître l’intégralité des éléments qu’ils contiennent.

        Certains imaginent que la crème contient du sucre ;

        D’autres, que le yaourt est composé de lait et de produits artificiels le rendant solide ;

        Mais pour d’autres, les produits laitiers sont constitués non seulement de calcium, mais aussi de vitamines, de phosphore, d’oligo-éléments et de protéines ;

        De plus, certains considèrent qu’ils sont beaucoup moins gras que d’autres aliments apportant aussi des protéines animales comme la viande et les œufs. D’après eux, manger des produits laitiers constitue donc une saine habitude alimentaire.

 

ð Les produits laitiers : des aliments indispensables mais remplaçables

Les produits laitiers sont considérés comme étant indispensables car notre santé est dépendante du calcium qu’ils contiennent.

Toutefois, leur non consommation peut être compensée par d’autres produits, étant donné que certaines personnes sont allergiques aux produits laitiers et sont pourtant en bonne santé :

        Les œufs et la viande remplaceraient le fromage car ils contiennent aussi des protéines,

        Les fruits peuvent quant à eux remplacer l’apport vitaminique des produits laitiers,

        Il est par ailleurs possible de les remplacer par des légumes pour les glucides et les vitamines, et par le soja pour les protéines.

En terme de compensation les produits laitiers peuvent aussi remplacer certains aliments. Certains ne mangent pas de viande ni de poisson chez eux par exemple, et compensent par une consommation intense de fromage.

B.   Les effets des produits laitiers sur le corps

1.    Les effets positifs

ð Bâtir

Grâce au calcium, les produits laitiers participent activement à la construction et la consolidation de l’ossature humaine. Ils agissent sur les os, les dents, les ongles. Le calcium est blanc dans les représentations et agit sur les parties blanches du corps. Les effets sur le corps se définissent donc pour certains par l’analogie.

Leur consommation est particulièrement importante aux moments de l’enfance et de l’adolescence pour la croissance et de la grossesse et la ménopause. Les produits laitiers symboles de cet effet sont le lait et le yaourt.

 

ð Fortifier

Grâce à l’apport énergétique et vitaminique, les produits laitiers fortifient le corps et l’esprit. 

Ils sont des fortifiants intellectuels et permettent d’éviter les carences nutritionnelles.

 

ð Compenser

Ils compensent les pratiques transgressives (comme fumer du haschich). La compensation est entre autre symbolique : compenser une pratique destructrice par une pratique saine.

 

ð Protéger

Les produits laitiers protègent des maladies et des agressions extérieures. Les produits laitiers riches en matières grasses en particulier enrobent le corps et les cellules grises d’une pellicule de graisse qui ralentirait leur dégradation.

 

ð Soigner et apaiser le corps

Le lait apaise les maux de gorge et « soigne les os » ; le beurre calme les brûlures ; le fromage et le lait calment les nerfs et ont un effet soporifique.

De plus « le yaourt soigne le ventre », il aide à la digestion :

        Pour certains, ce sont les ferments lactiques qui agissent favorablement sur la flore intestinale.

        Pour d’autres, c’est la consistance du yaourt qui permet cette action en tapissant les parois de l’estomac comme un plâtre. Ce colmatage permet de réduire les différentes attaques subies par l’estomac : attaque acide d’autres aliments, ou due au stress ou encore due à l’absorption d’antibiotiques.

 

ð Purifier

        La purification symbolique : le lait est symboliquement pur et son absorption permettrait de purifier le corps. Nous retrouvons ici l’idée de Claude Fischler[8], qui montre qu’il existe une représentation qui s’exprime par cette phrase : « nous devenons ce que nous mangeons ». L’incorporation d’un aliment implique une incorporation de ses propriétés. C’est donc cette représentation du lait dans l’imaginaire qui engendre cette sensation de purification lors de sa consommation.

        La « purification physique » : grâce à leur consistance et à leur constitution, le yaourt et le lait nettoient le corps en le débarrassant des impuretés qu’ils emportent avec eux sur leur route.

 

ð Equilibrer

Les produits laitiers légers comme les yaourts permettent de rééquilibrer le corps après l’absorption d’un aliment trop riche. Tout ce passe comme si le corps était une machine capable de calculer : un produit léger + un produit lourd = une alimentation équilibrée.

 

ð Embellir

Tout d’abord, les effets des produits laitiers dans le corps se reflètent à l’extérieur du corps : c’est le fait d’être en bonne santé qui met le corps en beauté.

Par ailleurs, les produits laitiers sont aussi des produits cosmétiques. C’est pourquoi les effets fortifiant, nettoyant, purifiant protecteur que nous avons analysés comme agissant à l’intérieur du corps se retrouvent par ailleurs agir sur le corps par le biais des produits de beauté à base de lait.

 

ð Le plaisir physique et moral

Le fromage en particulier est très sensoriel. Il provoque un plaisir tactile (plaisir du fromage que l’on peut manger avec ses doigts), olfactif et gustatif.

Par ailleurs, se faire plaisir au niveau des sens provoque une sensation de bien-être au niveau psychologique : d’où l’intensification de la consommation de produits laitiers dans les moments où les individus ont besoin de réconfort.

2.    Les effets négatifs

Les premiers effets négatifs des produits laitiers sur le corps concernent l’esthétique et la maladie. La prise de poids, les problèmes de peau ainsi que les maladies cardio-vasculaires sont les conséquences possibles d’une consommation, ou plus précisément d’une sur-consommation de certains produits laitiers : le beurre, la crème et le fromage.

En effet, tous les effets négatifs sont dus à l’excès de consommation des produits laitiers alors que les effets positifs ne sont fonction d’aucune condition.

 

ð La prise de poids

Les personnes rencontrées pensent que les effets des produits laitiers sur le corps sont différents en fonction des âges et des sexes pour des raisons physiologiques. Pour cette raison, les adultes seraient plus sensibles à la prise de poids que les enfants. Si les enfants ont besoin d’une alimentation contenant des matières grasses pour forger leur corps, cet apport est considéré comme superflu pour les adultes.

La différence anatomique sexuée engendre par ailleurs une manière différente de stocker les graisses chez les hommes et les femmes. Si les femmes stockent les graisses sur les fesses et les cuisses, les hommes les stockent sur le ventre. Les jeunes considèrent que les femmes grossissent plus que les hommes. Pour une jeune femme, cette différence serait due au fait que les hommes et les femmes ont un fonctionnement interne distinct : le corps humain masculin brûlerait les graisses alors que chez les femmes le gras resterait comme collé sous la peau et s’y accumulerait :

« Chez les hommes ça n’accroche pas. Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce qu’ils éliminent, ça ne réagit pas pareil chez les hommes, chez les hommes, ça ne va pas rester collé. »

ð Les problèmes de peau

La peau devient grasse et des boutons apparaissent. Le principe explicatif est le suivant : le gras en surplus dans le corps doit être évacué, et les pores de la peau constituent l’un des moyens de sortie de ce surplus.

ð Les maladies

Les produits laitiers sont par ailleurs considérés comme dangereux pour la santé car comme d’autres produits contenant des graisses animales, leur consommation peut provoquer des maladies cardiovasculaires à cause du cholestérol. Le risque est d’avoir les artères oblitérées par de la graisse. D’après certains jeunes, les matières grasses contenues dans l’aliment, ici le fromage, se dissocient du reste, puis se compactent et forment des blocs de graisse qui se figent dans les artères et bloquent la circulation sanguine :

« L’exemple des effets négatifs, c’est le fromage, ça peut boucher les artères. Il va dans le sang et il fait des grosses boules de graisses et si tu en as trop, ça se fige et ça bloque ta veine, ça se bouche et tu finis sur une table d’opération ! »

Le cancer est aussi une maladie évoquée comme étant une conséquence négative de la consommation de certains produits laitiers. Il s’agit du beurre cuit ou considéré comme pire, le beurre brûlé, en particulier.

 

ð Les problèmes digestifs

Les produits laitiers riches sont difficiles à digérer, « ils pèsent sur l’estomac ». Par ailleurs, la surconsommation de yaourt et de lait provoque la diarrhée. Comme nous l’avons noté plus haut, consommer un yaourt stimule la flore intestinale au moment de la digestion mais d’après certains jeunes, si le yaourt est consommé à jeun, il active un processus alors qu’il n’y a rien à digérer et cela provoque des aigreurs. La consommation des yaourts n’est donc pas toujours perçue positivement.

 

III. L’imaginaire de l’incorporation

Nous avons cherché à comprendre comment les produits laitiers ingérés sont intégrés au corps, dans l’imaginaire des jeunes. Pour le savoir, il a été demandé aux jeunes de tracer l’itinéraire (fantasmé) de cette absorption.

 

ðTout d’abord, nous avons constaté que les jeunes distinguaient les produits laitiers liquides des produits laitiers solides dans la manière dont ils s’incorporent :

        Les produits laitiers liquides, perçus comme bénéfiques (l’effet calcium). Les temps d’arrêt de l’aliment dans le corps sont courts ;

        Les produits laitiers solides, perçus comme nuisibles quand ils sont consommés en excès (l’effet lipide). Les temps d’arrêt sont longs.

 

ðLes produits laitiers transitent à travers le corps en s’y transformant en particules nutritives différenciées. La trajectoire d’un aliment dans le corps est décrite ainsi :

        Passage par la bouche ;

        Stagnation dans l’estomac ;

        Digestion par les intestins. C’est à ce moment là que les particules nutritives se diffusent à travers le corps ;

        Les restes sont évacués.

 

ð Le processus de diffusion commencerait après un temps de stagnation et de transformation dans l’estomac, et non pas tout au long de la descente de l’aliment dans le corps. La « digestion » serait le processus qui prend naissance sur le lieu de stagnation des aliments, qu’il s’agisse de l’estomac, des reins ou du cœur. Elle consiste en une différenciation des particules nutritives en trois catégories :

        Les éléments bénéfiques sont conservés par l’organisme : le calcium ;

        Les éléments qui sont conservés dans l’organisme, mais qui ne sont pas forcément bénéfiques : les graisses ;

        Les restes, éliminés par l’organisme, c’est-à-dire rejetés à l’issue de la digestion.

 

Délimitons à présent les différents modèles par lesquels les produits laitiers sont assimilés par l’organisme. Le trajet des produits laitiers suit en effet un cours que les personnes interrogées caractérisent selon des métaphores très variées :

 

ð Modèle de la propagation : le corps est le réceptacle de la propagation d’éléments nutritifs.

Les aliments sont concentrés en un lieu à partir duquel l’organisme les dissémine dans tout le corps, dans ce modèle de la propagation qui comporte deux temps : la diffusion des particules, puis leur agrégation au corps.

        La diffusion des produits laitiers dans le corps serait différente selon la teneur en matières grasses des produits laitiers concernés. A ce titre, le lait et le yaourt s’opposent au fromage et au beurre :

« C’est pour ça que je fais des gros traits chez lui (ce sont les effets négatifs du beurre qui bloque les vaisseaux sanguins) et des petites flèches chez elle, parce que chez elle ça circule : elle mange du yaourt. La différence c’est que le lait et le yaourt ça circule et que les graisses du fromage se bloquent. »

Les produits laitiers à faible teneur en matières grasses favoriseraient la fluidité du sang, alors que les produits laitiers plus lourds l’épaissiraient, le chargeant de particules nutritives. Par ailleurs, dans l’imaginaire de certains jeunes interrogés, les produits laitiers liquides se mélangeraient à proprement parler au sang, le colorant, et s’agrégeant à lui dans un circuit qui parcourt le corps entier :

« Ca va partout dans tout le corps. (…). Le lait se mélange au sang, du coup il devient un peu moins rouge mais comme il est en plus grande quantité, le rouge prend le dessus. »

        Ensuite, par agrégation, les particules nutritives se déposeraient dans le corps et certaines d’entre elles s’agrégeraient aux parties du corps. Cela concerne tout autant les nutriments jugés comme positifs pour le corps que ceux dont les effets sont déplorés :

– Ainsi, pour ce qui est des effets positifs, c’est le calcium qui est systématiquement évoqué, dans ce modèle. De petits bouts de calcium se déposeraient sur les os par l’intermédiaire du sang, qui sert de vecteur aux éléments qu’il véhicule.

– Pour ce qui est des effets négatifs, ce sont les matières grasses qui sont prises comme caractéristiques de ce paradigme de la sédimentation et du dépôt. Le trop plein de graisse est éjecté des organes qui ne consomment que ce dont ils ont besoin et se fixe sur les artères. Les effets négatifs des matières grasses concerneraient principalement la gente féminine, le processus consistant pour certains en un « amas » de matières nocives aux endroits susceptibles de grossir et pour d’autres, en la reproduction de cellules adipeuses engendrées par l’accouplement de celles contenues dans les produits laitiers et celles déjà présentes dans le corps :

« Sur mon dessin, c’est une nana et elle a les cuisses qui grossissent et les bras aussi, elle a tout qui grossit, le visage aussi. Mais ce n’est pas l’effet de tous les produits laitiers, c’est le beurre, le fromage gras, comme le camembert. Le trajet, c’est pareil que pour les effets positifs. Ca part dans les cellules et les cellules graisseuses du produit laitier vont rencontrer d’autres cellules graisseuses et elles vont s’accoupler et faire plein de petites cellules graisseuses. »

ð Modèle de l’homme-machine : le corps comme une machine à entretenir

Ce modèle consiste à analyser l’organisme comme une machine, c’est-à-dire régulée par des rouages. Les matières grasses glisseraient et serviraient à huiler le corps, à le nourrir et le graisser pour assurer sa mécanique. Pour certaines personnes, c’est le calcium qui a un effet huilant sur les os et qui empêcherait les articulations de coincer :

« Les effets positifs c’est le calcium qui agit sur les articulations, sur les genoux, et les poignets. Le laitage passe à l’état liquide et traverse tout le corps et il va sur les os et il aide les articulations, c’est comme de l’huile, ça entretient, ça empêche de se coincer. Les bienfaits des laitages, c’est surtout le calcium. »

Dans cette vision de l’organisme comme machine, les cellules jouent le rôle de relais, puisqu’elles transmettent les particules d’une partie à l’autre du corps. A partir d’une nourriture de base, le corps sépare les différents apports nutritifs et se les répartit, en en chargeant les cellules. Dans l’imaginaire, les cellules les plus petites transportent les éléments nutritifs les plus bénéfiques, alors que les plus grosses transportent les matières grasses dans le corps. Ces grosses cellules ne seraient activées que quand les matières grasses sont absorbées en excès.

 

ð Modèle de l’autorégulation

Le corps, dans ce modèle, est certes une machine, mais en outre, une machine complexe, dotée d’une capacité à s’autoréguler. La vision d’ensemble est très fonctionnaliste, dans le sens où chaque nutriment conservé par le corps humain répond à une fonction spécifique. La distribution des particules nutritives est commandée par le cerveau et en cas de dérèglements (excès ou vieillissement), les particules ne s’agrégent plus aux endroits qui en ont besoin, mais aux endroits du corps qui restent le plus souvent immobiles :

 

        L’analogie communicationnelle et vitaliste : les vertus de l’échange

Certaines personnes se représentent l’intérieur du corps comme soumis à des processus communicationnels, les différents agents du corps interagissant et communiquant entre eux pour s’autoréguler :

« C’est comme l’Actimel, qui me donne l’impression de refaire la flore intestinale, quand tu as des aigreurs. Le mécanisme, c’est qu’il y a des germes dans le lait, et ils se parlent entre eux, ils échangent pour neutraliser l’aigreur. »

Selon la même métaphore communicationnelle, mais qui n’a plus lieu sur le mode de l’échange verbal, mais de l’échange en particules nutritives, le sang véhicule des nutriments et a la particularité de s’infiltrer à travers les organes.

 

        La métaphore de l’énergie domestique

Le corps étant vu comme une machine complexe, il a besoin d’une énergie qu’il puise à l’extérieur de lui-même. L’énergie des particules nutritives serait produite par leur combustion  :

« C’est sous une forme de combustion, ça fait une réaction chimique qui permet de faire fonctionner les muscles. Ca détruit ces molécules et ça provoque de l’énergie. »

Les bactéries aideraient à ce travail de combustion en prédisposant le processus à ce faire : elles digèrent à notre place, dans une vision où elles sont personnifiées. L’anthropomorphisme de l’appareil digestif se repère au fait que les cellules elles-mêmes « digèrent », comme si elles étaient des hommes.

Dans un modèle vitaliste, l’assimilation des particules nutritives se fait selon un processus de diffusion d’énergie. Tout se passe comme si les nutriments se répandaient dans l’organisme comme un rayon de soleil qui perce et diffuse dans le corps, fournissant de l’énergie. Le corps serait un monde, un cosmos, composé d’un noyau, le ventre.

 

ð Le modèle hédoniste

Les produits laitiers, tant qu’ils sont consommés dans le plaisir, ne peuvent nuire au corps. Ainsi, il suffirait d’être à l’écoute des envies et besoins de son corps sans tomber dans l’excès pour éviter toute conséquence néfaste. La culpabilisation étant au fondement même de la prise de poids et de l’écœurement, il suffit de s’écouter et de faire du bien à son moral pour faire du bien à son corps. Les cellules du plaisir permettraient donc au corps de s’autoréguler, puisque de lui-même, le corps connaît ses limites. Cette vision de l’alimentation est à la fois très matérialiste (écouter les besoins de son corps), et très intellectualiste (désir de manger) : le corps est aussi une âme.

 



[1] Nous vous proposons de vous reporter aux tableaux signalétiques se trouvant en annexe du rapport final pour connaître plus en détail la population interrogée.

[2] In GRAS A., POIROT-DELPECH S. (éds.), 1989, L’imaginaire des techniques de la vie quotidienne, Paris, L’Harmattan.

[3] Cf. l’analyse des cycles de vie présentée dans les deux rapports finaux ainsi que dans la synthèse du rapport sur « les jeunes couples avec enfants ».

[4] Cf. l’analyse de l’imaginaire de l’incorporation des produits laitiers en troisième partie de cette synthèse.

[5] L’imaginaire du fromage blanc et des desserts lactés n’a pu être aussi approfondi que celui des autres produits laitiers par manque de données et à cause de la confusion qui est faite avec les yaourts.

[6] Nous avons choisi de commencer cette partie par l’analyse des effets des produits laitiers sur le corps, et de poursuivre par l’imaginaire de l’incorporation des produits laitiers, car cela correspond à la logique interne des discours collectés, qui vont bien souvent d’une caractérisation des effets les plus visibles à une tentative d’explication des mécanismes d’ingestion.

[7] Voir Garabuau-Moussaoui Isabelle, 2001, « La cuisine des jeunes : désordre alimentaire, identité générationnelle et ordre social », in Anthropology of Food, n°0, avril, www.icafood.org/AOF-Webjournal

[8] Fischler C., 1990, L’homnivore, Paris, Odile Jacob.

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