2001, D. Desjeux, L’energie comme analyseur des rapports de pouvoir

2001, LA NUIT, L’ENERGIE ET LE CONTROLE SOCIAL


Desjeux Dominique, Magdalena Jarvin, Sophie Taponier,
Publié dans la revue Consommations et Sociétés n°1, Paris, l’Harmattan, pp79-91

INTRODUCTION : OBJETS DE LA NUIT ET ELECTRICITE
Le soir tombe sur « les Hauteurs Fleuries », un quartier résidentiel du Middle West américain. Babitt, un agent immobilier, finit de lire l’American Magazine dans son living room. « Dans un coin [de la pièce à vivre], près de la fenêtre, un grand gramophone dans son meuble spécial . (Huit maisons sur neuf des Hauteurs Fleuries en avait un pareil)…La rude vivacité du gramophone leur suffisait, leur collection de disques de jazz leur donnait l’illusion d’être riches et cultivés, et leur talent de musiciens se bornait à bien ajuster une aiguille de bambou (sic). » Une fois la lecture terminée, il se lève et met « le régulateur du chauffage au point voulu pour que les soupapes d’aération s’ouvrent automatiquement le lendemain matin . » Avant de se coucher il prend un bain et se rase avec « un rasoir de sûreté, tondeuse en miniature. » Après la séance de rasage à la mousse à raser, il vide la baignoire : « le tuyau de vidange gouttait ; c’était un chant doux et vif, ‘drippety drop drip dribble, drippety drip drip drip’, qui l’enchantait. Il considéra la solide baignoire, les magnifiques robinets de nickel, les murs revêtus de faïence, et se senti puissant, en possession de cette splendeur. » Tous les objets du quotidien, vantés par la réclame, « pâte dentifrice, chaussettes, pneumatiques, appareils photographiques ou à chauffer l’eau instantanément, étaient pour lui des symboles et des signes de l’excellence […]. » (S. Lewis, 1922, Babitt, pp 96-101)
Nous somme en 1922, il n’y a encore ni radio, ni télévision dans le logement de l’américain moyen. Cependant, une grande partie des objets de la nuit, liés aux loisirs  (musique), aux soins du corps (l’eau chaude électrique) ou au confort de la maison (chauffage), et qui vont faire la modernité de l’habitat en Europe et en France dans les années cinquante, sont déjà présents. Certains préfigurent le logement domotique d’aujourd’hui comme le régulateur de chauffage (D. Desjeux et alii, 1997), d’autres l’accès facile à l’eau chaude, comme le chauffe eau. Cela fait penser à la maison électrique de Georgia Knap de 1913, évoquée par une photo dans le livre sur l’électricité de François Caron et Fabienne Cardot (1991), avec son « ouverture et fermeture électro-mécanique des rideaux . » (planches hors texte).
L’important est ici surtout de noter la présence de l’électricité, élément clé de l’industrialisation, de l’urbanisation et de la transformation des usages de l’espace par la consommation des nouveaux objets techniques dans l’univers domestique tout au long du 20ème siècle, même si, comme le montre Kristin Ross (1997), l’introduction dans la société de grande consommation s’est faite sur une période plus courte en France, entre 1950 et 1970, qu’aux USA, et par là sur un mode plus violent dont mai 68 en est en partie l’expression (cf. D. Desjeux, 1998).
En croisant deux sources d’information, l’une liée aux enquêtes plus anciennes  d’Argonautes dans le domaine de l’énergie, mais non exclusivement liées au milieu urbain, et l’autre fondée sur l’observation récente des interactions dans un bar de nuit en milieu urbain, nous voudrions évoquer à la fois le rôle de l’énergie dans les rapports sociaux, son évolution tout au long du cycle de vie, et le lien de l’électricité dans le développement des usages de la nuit, pour ensuite discuter la place de l’inversion, de l’émotion et des rituels liés à la nuit à partir du cas de jeunes urbains dans un bar australien à Paris, le café Oz.
Notre conclusion est qu’il existe un lien entre le contrôle social de l’énergie et les rapports de pouvoir qui organisent toute société, un lien matériel entre le développement de l’électricité et la conquête de la nuit en ville, et un lien symbolique entre les fonctions sociales de la nuit, dont l’une est de permettre l’expression de l’émotion et l’inversion des codes par rapport à l’ordre du jour, et la mise en place de rituels qui garantissent le maintien de l’ordre social. La nuit est tout à la fois un moyen d’exercice symbolique et réel du pouvoir, tout comme un lieu de sa contestation et de son maintien.
1. ENERGIE ET CONTROLE SOCIAL
L’usage de l’énergie sous des formes très diverses est devenu si banal qu’on en vient souvent à oublier que son contrôle à toujours représenté un enjeu important  dans le fonctionnement des sociétés, que ce soit par rapport à l’énergie humaine, la force de travail, ou par rapport aux autres formes physiques d’énergie, comme le vent ou l’eau pour les moulins ou la navigation, comme l’électricité pour les machines, les transports, les objets du quotidien, la lumière ou les ordinateurs.
Ce qui varie en fonction des époques, du positionnement des acteurs tout au long du cycle de vie et de la situation diurne ou nocturne, c’est l’importance que prend ou perd telle ou telle énergie. L’énergie à vapeur a joué un rôle clé au moment de la double révolution industrielle et de la consommation au 18ème siècle (J Brewer, R. Porter (éds), 1993). L’énergie électrique a joué un rôle clé dans le développement des villes (F. Caron, F. Cardot, 1991) et de celui des objets de la communication depuis le téléphone jusqu’à Internet. L’eau reste encore aujourd’hui une des énergie clé dont la maîtrise conditionne le devenir des villes, de la santé, de la sécurité alimentaire et d’une partie des transports (D. Desjeux (éd.), 1985).
a. L’eau, un modèle historique de compétition pour le contrôle des énergies en ville et en milieu rural
L’eau, comme fluide, est à la fois un moyen de production, quand son énergie est utilisée pour faire tourner un moulin ou des turbines et un moyen de circulation pour les bateaux ou les péniches. L’eau est aussi un objet de consommation alimentaire que son usage soit lié à une source, un puit, un robinet ou une bouteille. L’eau a aussi une forte dimension symbolique notamment associée aux rites de purification depuis les grands rites de passage comme celui du baptême dans la religion catholique, jusqu’aux micro rites du quotidien comme le nettoyage à fond du nouveau logement à la suite d’un déménagement en France (D Desjeux, A. Monjaret, S. Taponier, 1998) ou le versement de l’eau sur le seuil de la porte au moment d’emménager dans son nouvel appartement en Chine (D. Desjeux, 2000). Elle signifie le passage que ce soit par rapport à l’entré dans une nouvelle étape du cycle de vie ou pour marquer la sortie de la nuit. Elle signifie autant la vie que la mort.
En effet, comme toutes les sources d’énergie, qu’elles soient éoliennes, solaires ou nucléaires, l’eau est aussi une énergie ambivalente, bénéfique et maléfique. Les grands barrages peuvent autant favoriser le développement électrique des villes qu’ils peuvent provoquer la salinisation des sols et la ruine d’une partie de l’agriculture, comme au nord du Sénégal, en Egypte, aux USA, en Chine ou dans l’ex-URSS. Dans la consommation alimentaire urbaine et rurale, elle provoque aussi la diarrhée de l’enfant, troisième cause de mortalité infantile dans le monde, quand elle n’est pas salubre (D. Desjeux et alii, 1993).
L’eau est surtout l’objet d’une compétition sociale quant à sa production, à son accès, à son usage et à son élimination pour les eaux usées. Cette compétition varie suivant qu’il s’agit d’eau courante ou d’eau stagnante et suivant qu’elle est une ressource rare dans l’environnement, et ceci tout particulièrement dans les régions semi-arides. Dans les régions où l’agriculture irriguée est dominante, comme en Chine ou à Madagascar (D. Desjeux, 1979), le contrôle politique et militaire de l’accès à l’eau courante est très coercitif sur l’ensemble des populations qui ont accès à l’eau et tout particulièrement sur celles qui sont en amont. L’objectif est de garantir l’accès à l’eau courante nécessaire à l’irrigation entre les populations amonts et avals. Les cités lacustres, fondées sur de l’eau stagnante, semblent avoir été moins favorables au développement des grands Etats.
Aujourd’hui, comme hier, le contrôle de l’eau en ville reste un enjeu important. Une partie de la gestion et des usages de l’eau se passe d’ailleurs le soir, la nuit ou au petit matin. Des grands groupes comme Vivendi et La Lyonnaise des Eaux se sont engagés dans une compétition mondiale pour le contrôle de la gestion de l’eau dans les grandes villes et les nouvelles mégalopoles, autant pour garantir sa qualité comme fournisseur que pour gérer le recyclage des eaux usées.
L’analyse de la circulation et de la gestion de l’eau permet d’établir, en première approximation, un lien entre circulation de l’énergie et rapports de pouvoir, ce lien est d’autant plus fort que l’accès à l’énergie est incertain et que son usage est stratégique pour la société ou pour un groupe social. Notre hypothèse est qu’il est possible de transposer ce modèle général, plutôt macro-social, qui n’est spécifiquement ni urbain, ni rural, à un cas limité, celui de l’énergie humaine, correspondant à un moment particulier du cycle de vie, celui de la jeunesse, appliqué à une situation micro-sociologique, un bar de nuit.
b. Energie et cycle de vie : la recherche des hors-limites par la jeunesse


L’énergie humaine peut être lié à la santé, comme dans le cas de la Chine où celle-ci est assez directement liée à la bonne circulation du Qi (l’air) et à l’équilibre énergétique du corps (D. Desjeux, S. Taponier, Zheng Lihua et alii, 2000). Elle peut aussi renvoyer à une dimension psychique, telle qu’on peut la trouver chez Freud quelle soit liée à l’énergie sexuelle ou aux « résistances » de l’inconscient. L’énergie humaine représente surtout la force de travail des hommes, des femmes ou des jeunes, voire des enfants. Elle a longtemps été la principale source d’énergie disponible pour l’agriculture, l’artisanat ou l’industrie. L’énergie humaine a toujours été plus ou moins associée à l’énergie animale, le cheval, l’âne, la vache ou le chameau en fonction des écosystèmes.
Les rapports de pouvoir concerne surtout l’énergie humaine comme force de travail. Les formes du pouvoir se sont sans cesse renouvelées depuis l’usage magico-symbolique de la « sorcellerie » dans les sociétés africaines ou rurale européennes, comme moyen de contrôle des vieux sur les jeunes et sur les femmes pour la réalisation du travail des champs (D. Desjeux, 1999), jusqu’aux formes modernes de croyance dans la science, de normes de management ou de contrôle par l’informatisation des stocks ou la mise en place des normes de qualité ISO 9000 (D. Desjeux et alii, 1998). Dans tous les cas la contrainte physique du contrôle sur l’énergie humaine est associée à une contrainte symbolique forte en terme de croyance, de norme ou de code.
Or la nuit joue un rôle spécifique dans ce jeu du contrôle social. Elle possède de tout temps une ambivalence symbolique, faite de contrainte et de transgression. Au Congo, par exemple, les jeunes pensent qu’il existe une « tontine de la nuit » (kitemo tsia mpimpa) qui gère de façon inversée l’énergie humaine du jour, qui elle est faite d’échanges et de réciprocité, même si ce n’est pas sans tension. Les anciens sont sensés se réunir la nuit pour « partager » symboliquement les membres de leur famille. Cette tontine pèse comme une menace sur les jeunes qui ont peur de mourir, d’échouer à leur examen ou de tomber malade (D.Desjeux, 1987). Il existe un lien fort entre rapports de pouvoir, générations et contrôle de l’énergie humaine des plus jeunes par les plus vieux. Il semble que plus l’énergie physique s’affaiblit, plus les acteurs développent un pouvoir symbolique contraignant sur les autres.
Une enquête qualitative de 1995 sur l’usage des vitamines en France nous a permis de faire ressortir en effet que les cycles de la vie en France suivent métaphoriquement une « courbe de l’énergie ».

  • Ainsi entre 15 à 25 ans, les jeunes cherchent où sont les limites de leur énergie : la première cuite, les excès de vitesse en vélomoteur, moto ou voiture, les joints, la compétition sportive, etc.… Une partie de ces « excès » se passe la nuit et sont pour une part collectifs.
  • Plus tard, entre 25/30 et 45/50, les adultes gèrent leur énergie sans y penser.
  • A partir de 45/ 50 ans ils cherchent à l’économiser ! Une autre de nos enquêtes qualitative en 2000 sur les militants papy boomers confirme en partie cette courbe de l’énergie : au-delà de soixante an il devient plus difficile physiquement de suivre des manifestations de rue…

Une enquête du HCSP (Haut Comité de la santé Publique) sur « Le spleen des nouveaux adolescents », publiée dans Le Monde du 23 avril 2000 confirme le début de cette courbe pour les jeunes. Cependant, classiquement, toute la dimension protestataire, transgressive et de rite de passage disparaît au profit d’une approche médicalisée, autonomisée des rapports sociaux et ramenée à sa seule dimension morale et d’écoute, comme si les adultes n’étaient pas une partie du problème ou comme si la dimension de transition et de construction n’existait pas. L’enquête fait apparaître une montée de la courbe des usages du tabac, de l’alcool et de la drogue, pour les garçons et les filles entre 12-14 ans et 19-25 ans, ce qui correspond bien à la courbe de l’énergie, celle de la transgression et du passage. Les tentatives de suicide, associées à une souffrance psychique plus forte, participent de cette situation de liminarité. Ils rappellent que tous les moments de passage sont des moments dangereux. Il y a soixante ans, en Europe, les jeunes seraient parti se faire tuer à la guerre.
C’est pourquoi l’énergie physique apparaît un analyseur important du contrôle social et de son ambivalence. Tout se passe comme si le trop plein d’énergie physique cherchait en partie à s’exprimer la nuit et à contester l’ordre établi par les plus âgés. En même temps l’enquête du HCSP pose la question centrale des fonctions sociales du rite à la fois signe de socialisation, de domination et d’exclusion. C’est le problème qui est posé par le psychosociologue Joël Gendreau dans on livre L’adolescence et ses « rites » de passage, dans lequel il critique la survalorisation actuelle de la dimension socialisante des rites par les sociologues ou les ethnologues du quotidien.
S’il y a désaccord sur le sens à accorder au temps de l’adolescence et de la jeunesse aujourd’hui, sur l’existence ou non de nouveaux rites ou sur leur valeur structurante, il apparaît un accord sur le fond : les rituels sont des instruments indispensables de gestion de l’énergie humaine. Cependant, tout n’est pas rite. Tout rite n’est pas en soi positif socialement, la question restant de savoir qui juge de la pertinence et « du sens de l’autre », l’adulte ou le jeune, l’homme ou la femme, le dominant ou le dominé, l’expert ou l’acteur ? Une partie des rites de la jeunesse se développant la nuit, c’est cela qui fait peur aux adultes. C’est aussi cela qui explique le rôle socialement ambivalent de l’électricité.
c. L’électricité ou les nouveaux usages de l’espace domestique
D’abord utilisée à des fins industrielles au 18ème siècle, l’électricité est vraiment utilisée à des fins urbaines et domestiques à partir de la fin du règne de Napoléon III (J.P. Rioux, 1971 ; F. Caron, F. Cardot, 1991 ; P. Simon (éd.), 2000). En France, son contrôle publique est assuré historiquement par les grands corps de l’Etat : le corps des ingénieurs des Ponts pour l’énergie électrique et l’eau, et le corps des Mines pour l’énergie nucléaire (D. Desjeux, 1973). Mais c’est surtout dans la seconde moitié du 20ème siècle que l’électricité va jouer en France un rôle fondamentale dans la vie privée.
Notre enquête sur les objets électriques (D. Desjeux et alii, 1996), montre à la fois comment l’électricité va se développer à partir de 1950 dans toutes les pièces de la maison en partant du foyer central, celui de la cheminée ou du poêle de la cuisine pour s’étendre vers les chambres, le salon ou la salle à manger, et la salle de bain, comme dans la maison de Babitt, de Sinclair Lewis évoquée au début du texte, mais quarante ans plus tard.
La salle de bain restera toujours un lieu limitée pour l’électricité du fait de la présence de l’eau. Au contraire la cuisine deviendra un haut lieu de l’électricité avec la multiplication de l’électroménager, de même que le salon avec la Hi-Fi. La cuisine semble même revenir aujourd’hui en France à son ancienne fonction de lieu de communication, grâce aux post it sur le réfrigérateur, à la présence d’une radio ou d’une télévision, à la fixation au mur d’un tableau blanc pour laisser des messages et à la présence d’une table pour prendre des repas en commun, notamment le petit déjeuner.
Cette évolution sera plus ou moins rapide en fonction des classes sociales, les couches supérieures en bénéficiant plus rapidement. De même elle suivra la répartition des territoires domestique entre sexes, l’électroménager pour les femmes, le bricolage pour les hommes, sans tellement les changer, ni mieux les répartir entre 1960 et aujourd’hui. L’électricité sera aussi un bon analyseur des relations entre générations et des tensions au moment de l’arrivée de la facture, « la guerre du feu » pour limiter les dépenses, et la « guerre des boutons » pour limiter le son trop fort émis par les disques du pick up des jeunes hier, voire du gramophone avant hier, ou du lecteur de CD aujourd’hui.
L’énergie est un objet multidimensionnel aux usages et aux effets multiples. Autant source de vie que de mort, autant source de coopération que de conflit, l’énergie symbolise particulièrement bien le fonctionnement de la vie en société, toujours en mouvement, difficilement stockable, souvent éphémère et pourtant condition permanente de la vie sociale.
2 L’ELECTRICITE OU LES NOUVELLES FRONTIERES DE LA NUIT DANS L’ESPACE PUBLIQUE : LE CAS DU CAFE OZ
L’électricité est une énergie qui symbolise la conquête d’une nouvelle frontière, celle de la nuit, comme le montre Murray Melbin, pour les USA, dans Night as Frontier, Colonizing the World after Dark, (La nuit comme frontière : la colonisation du monde après la tombée de la nuit). Dans son livre il compare la nuit à la conquête de l’ouest américain. La nuit est le moment des nouvelles opportunités. C’est « une porte pour échapper », « a gate to escape », aux règles des adultes et de l’establishment (1987, p. 35). Nous ajoutons que l’électricité est le moyen qui permet aux jeunes d’utiliser cette porte que représente, parmi d’autres, le café Oz.
Comme le téléphone mobile qui permet aux jeunes d’échapper en partie au contrôle social des parents et à la concurrence pour l’accès au téléphone fixe entre 18h et 20h à la maison, tout en entretenant son réseau social et en limitant les risques financiers grâce au forfait et aux cartes, le café Oz permet de se reconstruire un univers entre jeunes, à la fois libre et sécurisé.
La population du café Oz est une population jeune, 75% des clients ont moins de 30 ans, à dominante masculine (56%), parisienne à 50%, anglophone à 80% et habitués à sortir dans des bars divers à 90%. 80% des personnes de notre enquête sont célibataires. Par certains côtés, mais pas uniquement, ce sont des jeunes cadres urbains, des « yuppies » à la française (« Young urban professional »)
Le décors du café Oz présente un décors qui évoque l’Australie, « Oz », signifiant Australie en langue aborigène. C’est à la fois une ambiance exotique qui dépayse, des meubles en bois qui sécurise et un système anglo-saxon qui favorise le mouvement et les rencontres, le cash and carry : chacun commande sa bière en venant au bar, paye comptant, puis reste pour discuter ou repart à sa table. Tout l’organisation des tables, du cash and carry, de l’ambiance et des lumières, en interne, plus la présence à l’entrée de videurs le soir, la nuit venue, sont là pour faire du café Oz un lieu qui permet de sortir de l’ordinaire en toute sécurité entre jeunes, entre hommes et femmes, ou entre couples. Au fond le café Oz symbolise bien cette ambivalence de la « transgression » entre pairs : hors du regard des adultes, et donc plus libre, mais sécurisée. Il permet de gérer un risque de façon socialement acceptable, celui des hasards et de l’incertitude qui naît de la rencontre entre inconnus. Il favorise plus une inversion des normes sociales au moment de la nuit qu’une remise en cause des codes de socialisation du jour.
Ainsi, comme dans La Tarasque, ce carnaval provençal décrit par Louis Dumond en 1951 qui montrait l’importance de l’inversion comme mécanisme social de maintien de l’ordre de la société, ou les rituels d’inversion décrits par Victor Turner puis par Georges Balandier pour l’Afrique Noire dans Le pouvoir sur scène (1980), le Café Oz participe de cet ensemble flou que représentent les rituels de passage ou d’initiation dans la société moderne. L’ordre social pour se maintenir demande du désordre. Il demande un désordre mimé, un désordre qui reste dans le domaine du symbolique et non du passage à l’action. La frontière entre intégration à l’ordre social et désocialisation est parfois bien fragile, comme entre prendre une « cuite » ou devenir un « poivrot de bar ». Comme pour les fumeurs de joints décrits par Mélanie Roustan (1999), la frontière du socialement acceptable et de la désocialisation passe entre une pratique collective codifiée et s’oppose à une pratique individuelle perçue par les autres comme une exclusion.
L’émotion elle-même, s’exprime à travers des codes. La « superficialité »  apparaît comme une de ces règles. Elle représente un des codes spécifiques de la sociabilité des bars de nuit. Comme la clôture du bar exprime la barrière qui protège, la superficialité représenterait le niveau à ne pas dépasser sous peine de créer un désordre tel que la vie sociale ne serait plus possible, notamment entre les sexes au moment de la « drague ». Ce qui peut varier en fonction des bars, des individus ou des groupes, c’est l’appréciation de cette norme et le niveau acceptable de transgression.
Le bar de nuit permet à tout moment de s’engager et de se retirer de la relation sociale. L’alcool, un des éléments centraux de la vie sociale nocturne, joue un rôle clé dans ce double mécanisme de la barrière relationnelle et du niveau d’engagement. Il permet de lever les barrières mais sous contrôle des pairs. L’alcool permet de franchir ponctuellement une frontière, mais de même que la profondeur de la relation doit rester limitée, son usage doit rester limité dans le temps et réservé à un espace de la nuit. La transgression relative des codes et la levée minimale des inhibitions que permet l’alcool s’inscrivent donc dans un cadre social qui en détermine les frontières socialement acceptable.
C’est cette fragilité potentielle des frontières entre intégration et exclusion, fragilité qui menace à la fois l’identité sociale de chacun et l’ordre du groupe, qui explique que la plupart des bars de nuit ne sont pas des lieux sans règle. Au contraire, tout se passe comme si le sentiment de liberté et de convivialité pouvait d’autant plus se développer à l’intérieur du bar que des frontières invisibles mais strictes encadraient implicitement l’action de chacun. L’ambiance « exotique » et les codes implicites permettent à chacun d’échapper aux routines du quotidien, de lever ses inhibitions pour favoriser les contacts dans une ambiance de sécurité et un imaginaire australo-anglophone.


CONCLUSION : L’EMOTION SOUS CONTROLE SOCIAL

Nous retrouvons avec les bars de nuit des thèmes développés par la pensée post-moderne, et tout particulièrement par Michel Maffesoli en France, sur la place de l’émotion, de la « fusion communautaire » (1988, p. 94 et sq.), de « l’orgiasme », comme « socialité » dominante de la période contemporaine associé au « nomadisme » et au « tragique » aujourd’hui, ceci en suivant les traces du Nietzsche de La naissance de la tragédie (1872) et de Schopenhauer. L’émotion est bien une des composantes de l’énergie humaine et c’est l’intérêt des courants postmodernes que de l’avoir réintroduit dans le champ des sciences sociales. Cependant la faiblesse des courants vitalistes, en sociologie, est de présenter l’émotion hors de tout cadre social pour en faire une énergie spontanéiste, sans code, sans rapport de pouvoir, sans classes et sans exclusion sociale.
Or nous constatons avec cette enquête, suite à d’autres enquêtes sur les jeunes, sur leur consommation d’alcool (D. Desjeux et alii, 1994), sur leurs pratiques culinaires (I.Garabuau-Moussaoui et alii, 1996), sur le look des adolescents (L. Fanardjis, 1997), ou sur l’usage d’objets techniques liés à la communication, que l’argument de l’arrivée d’une société post-moderne qui remplacerait la société moderne, décrit en réalité une étape du cycle de vie, la jeunesse. Cette étape permet le passage de l’adolescence vers un état adulte plus ou moins stabilisé. De plus, ce n’est qu’une partie des activités de ce cycle qui est décrite, c’est un moment spécifique, celui de la nuit, de l’inversion, voire de la transgression. Quand il s’applique aux adultes, il reste très marginal et ponctuel. Le fusionnel, l’orgiasme et l’émotionnel ne semblent donc pas tant décrire une nouvelle société post-moderne, que les fantasmes de cette société. Elle rend compte surtout des pratiques des adolescents ou des jeunes entre 20 et 30 ans.
Initiation, aide au passage et ritualisation sont des mécanismes sociaux qui existent dans toute société. Ce qui varie en fonction des cultures et de l’histoire, ce sont les formes du passage et le sens des rites. L’enquête montre qu’il est difficile de repérer aujourd’hui des rites équivalents aux rites institutionnels agraires et religieux qui structuraient encore il y a une quarantaine d’années la société française. Nous observons aujourd’hui une multiplication de micro-rituels d’initiation et de passage pendant la période de la jeunesse (permis de conduire, rallyes, déménagements fréquents, « premières fois » diverses, pratiques culinaires du mélange et de l’improvisation, fréquentation des bars de nuit, etc.), dont l’accumulation jouerait la même fonction d’aide au passage que les anciens rites institutionnels, mais davantage sous le contrôle des pairs et sur une plus longue période.

 

Paris le 3 mai 2000
Dominique Desjeux, professeur d’anthropologie sociale et culturelle à Paris V-Sorbonne, directeur scientifique d’Argonautes, directeur du magistère de Sciences Sociales, chercheur au CERLIS (CNRS), directeur de collection aux PUF.
Magdalena Jarvin, doctorante à Paris V-Sorbonne, chercheur au CERLIS (CNRS)
Sophie Taponier, Directrice de la recherche et des études d’Argonautes, chercheur associé au CERLIS (CNRS), directeur de collection à L’Harmattan

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