Innovations / changements / décision
2001, D. Desjeux, Isabelle Garabuau-Moussaoui, F. Clochard, Les logiques sociales de la diffusion du e-commerce domestique, en fonction des échelles d’observation
Paper for the 8th Interdisciplinary Conference on Research in Consumption, Paris, La Sorbonne, July 26-28, 2001
Version française
Dominique Desjeux, Professeur d’Anthropologie sociale à la Sorbonne (Université Paris 5), Directeur du Magistère de Sciences Sociales-Sorbonne
Isabelle Garabuau-Moussaoui, Docteur en anthropologie sociale, Directeur de la recherche et des études d’Argonautes, chercheur associé au CERLIS (CNRS, Université paris 5-Sorbonne)
Avec la participation de Fabrice Clochard, ingénieur en agroalimentaire et étudiant de 2ème année de Magistère de Sciences Sociales-Sorbonne
Introduction
L’objectif de cet essai est méthodologique, montrer les différentes logiques descriptives et interprétatives de la diffusion d’une innovation technologique, le e-commerce, dans l’univers domestique en France dans les années quatre vingt dix à 2000 en s’appuyant sur la méthode des échelles d’observation (D. Desjeux, 1999, 1996a et b, 1993).
Le principe empirique des échelles d’observation est simple : la nature des phénomènes observés change en fonction du découpage de la réalité. Ceci implique que ce qui est souvent désigné comme une différence d’école ou de discipline renvoie bien souvent d’abord à un effet d’échelle d’observation et donc que deux conclusions ou deux interprétations contradictoires d’un même phénomène peuvent être vraies en même temps, mais à deux échelles différentes ou suivant deux découpages à une même échelle.
Ce postulat méthodologique est souvent compliqué à accepter, et ceci d’autant plus que cela implique que, s’il peut exister des théories « générales limitées » (D. Desjeux, 1998) à une échelle donnée, nous postulons qu’il ne peut pas exister de théories générales globales qui rendrait compte de toutes les échelles à la fois et d’un seul coup. L’acceptation difficile de ce postulat tient au fait qu’il touche au plus profond du désir de « toute puissance » des intellectuels qui pensent pouvoir tout maîtriser par une approche globale. L’approche en terme d’échelle est donc à la fois flexible et ouverte, mais aussi fortement désenchante pour les théoriciens non empiristes, ceux qui raisonnent hors de toute contrainte de réalité.
Par contre dés qu’on accepte une approche dynamique des rapports entre modèles théoriques, c’est-à-dire qui admet que les théories sont placées sur des itinéraires pratiques de production de la connaissance et que la pertinence de l’une s’arête au moment ou commence la pertinence de l’autre, on comprend mieux qu’il n’existe ni approche globale, ni cause première ou unique des phénomène sociaux. La biologie pas plus que l’appartenance de classe sociale, la géographie ou l’économie ne sont explicatifs de l’ensemble des phénomènes sociaux ou des comportements humains. En changeant d’échelle une cause biologique, sociale, spatiale ou économique qui jouait le rôle de variable indépendante devient souvent une variable dépendante ou un effet de contexte quant elle est mobilisée à une autre échelle.
Nous postulons aussi qu’il n’existe pas une échelle d’observation plus explicative ou plus profonde ou plus précise ou plus vraie qu’une autre. Chaque échelle possède une autonomie relative de capacité à décrire la réalité. Le nombre d’échelle est bien sûr infini. Leurs limites sont toujours floues. La définition de leur frontières sont donc le plus souvent conflictuelles.
L’absence d’une cause première hors échelle implique aussi qu’une cause et la suite de ses effets peut autant être produit à une échelle micro que macro sociale. L’appartenance sociale, qui est une variable macro sociologique, semble jouer un rôle clé dans la diffusion du e-commerce. Par contre l’invention d’un nouveau procédé technique de communication sans fil ou l’invention d’un nouveau conducteur, qui relève plus d’une échelle micro, peut bouleverser à terme le paysage du e-commerce.
Ceci implique aussi d’accepter qu’il n’est pas possible d’observer toutes la chaîne des causalités entre toutes les échelles d’observation : le biologique, à l’échelle micro, ou le sociologique, à l’échelle macro, ne possèdent aucun privilège explicatif sur l’ensemble des comportements humains, pas plus que la psychologie ou l’ethnologie aux échelles intermédiaires. A un moment donné de l’observation le chercheur constate que la chaîne des causalités se distend et que les liens entre phénomènes deviennent trop lâches et qu’il faut changer d’échelle d’observation. Si la réalité forme un tout, l’observation est discontinue. Nous avons donc un modèle qui relève de ce qu’on peut appeler un « relativisme méthodologique ».
Cependant en terme interprétatif il est bien sûr possible de faire des rapprochements, c’est à dire de faire des liens non observés entre des phénomènes, voir d’observer certains liens ponctuels entre deux phénomènes situés sur deux échelles proches notamment. Ceci signifie aussi que la description est autant un produit qu’un producteur de théories, que la réalité ne parle pas d’elle-même et que la causalité mobilisée en sciences sociales est multiforme. Elle relève autant d’une chaîne ou d’un système de liens de cause à effet que d’une interprétation du sens que les acteurs donnent de leur action.
La réalité observée ici concerne la pratique du e-commerce domestique, ou B to C, (Business to Consumer), c’est-à-dire le fait qu’un usager commande de chez lui à distance sur Internet grâce à une technologie électronique (principalement par ordinateur, mais aussi par minitel en France, par téléphone mobile ou par assistant personnel) un objet ou un service qui lui sera livré, sans qu’il se déplace, par coursier ou par La Poste. La définition est précise, mais la réalité et les frontières entre plusieurs phénomènes est souvent bien plus floue. Notamment cette pratique semble très proche de la vente par correspondance appelée aujourd’hui vente à distance qui existe déjà depuis fort longtemps (I. Garabuau et alii, 1994).
Une des questions que nous nous posons sera de savoir en quoi les deux univers du e-commerce et de la vente par correspondance se recoupe ou non en France. La seconde sera d’essayer de comprendre la logique de diffusion de cette technologie et notamment sa vitesse de diffusion. Celle-ci semble relativement lente comparativement à l’imaginaire catastrophiste, celui qui prévoit tous les malheurs du monde, ou « messianiste », celui qui annonce un monde meilleur de communication pour tous et avec tous, qui s’est développé au moment de la diffusion des ordinateurs domestiques, puis d’Internet puis du e-commerce.
En effet, en 1999 le e-commerce par Internet touche 700 000 personnes ou foyers, les sources ne sont pas toujours claires, sur 23 millions de ménages en France, soit autour de 3% toutes pratiques confondues depuis les grands pratiquants jusqu’aux pratiquants très ponctuels. C’est donc un chiffre très faible. Si on regarde la pratique du e-commerce par téléphone mobile, le chiffre est encore plus faible. Aux USA sur 10 millions de possesseurs de téléphones sans fil ou d’assistants personnels ayant un accès à Internet, seulement 100 000, soit 1%, font des commandes avec leur mobile (USATODAY, July 9, 2001). Peut-on pour autant en déduire que la vitesse de diffusion est faible ou « anormale » pour une nouvelle technologie ? C’est l’énigme que nous allons essayer de résoudre ci-dessous.
L’échelle macroscopique
L’échelle macro-sociale est à la fois celle du développement des grands imaginaires catastrophistes ou messianistes, celle de la longue durée historique, et celle de ce que nous appelons, par analogie avec les cartes géographiques, les grandes « courbe de niveau » de la vies sociale : l’appartenance sociale (les classes sociales), les sexes, les âges (les générations) et les cultures (les communautés ethniques).
La recherche des régularités
A cette échelle il est plutôt recherché les régularités de la vie sociale. Les processus de diffusion sont décrits sous forme de courbes « lisses » s’appuyant sur une typologie psychologique dont la variable principale est la capacité des individus à être ouvert aux innovations, avec des innovateurs (innovators), puis des pionniers (early adoptors), puis une majorité précoce (early majority), puis des retardataires (late majority) et enfin des trainards (laggards) (E. M. Rogers, 1962 ; H. Mendras, M. Forsé, 1983). Ce modèle s’inspire de l’enquête pionnière de Ryan et Gross publiée en 1943 sur la diffusion du maïs hybride aux USA. Il est connu aujourd’hui sous le nom de « modèle épidémiologique » de diffusion, faisant allusion à la façon dont les maladies se propagent dans la société.
De même l’imaginaire qui s’exprime à travers les journaux et les médias en général, certains livres de chercheurs (D. Wolton, 1999 ; P. Breton, 2000, pour les techno-pessimistes) et une partie des internautes, a tendance à ne pas voir ces aspérités et donc à prédire un futur radieux ou un avenir apocalyptique. Ceci va de pair avec une défense du net sans régulation et sans institution, comme s’il n’existait aucuns intérêts contradictoires pour le contrôle de l’usage de l’Internet. Le procès microsoft ou la question de la TVA pour le e-commerce aux USA ou en Europe montre à l’inverse que le rôle de l’Etat comme régulateur n’est pas négligeable (sur le rôle de la politique et de la régulation inévitable, cf. M. Margoli, D. Resnick, 2000).
Techno-optimistes et techno-pessimistes confondent deux étapes de la diffusion d’une nouvelle technologie, celle de « l’invention », au moment où est créée une nouveauté, une idée ou une nouvelle technologie mais hors de tout jeu social, et donc apparemment sans contrainte autant pour « faire le mal », – comme menace pour la démocratie (D. Wolton, 1999), comme menace pour la survie de la communication physique face à face (P. Breton, 2000), que pour « faire le bien » ; et celle de « l’innovation » qui implique un jeu social (cf. N. Alter, 2000, qui reprend Schumpeter), avec des conditions de financement, des réseaux sociaux et des systèmes d’objets concrets « en chaîne » qui à la fois permettent et limitent la diffusion des « inventions ».
Par exemple, sans ordinateur et sans modem, et aussi sans un espace physique pour poser le micro ordinateur, sans prises de courant, sans fils électriques, etc., il n’y pas de e-commerce possible pour le moment. Or tout le monde ne possède pas de micro-ordinateur en Europe, et dans le tiers monde tout le monde n’a pas accès au courant électrique. L’imaginaire sous estime ces contraintes. C’est pourquoi le contenu de l’imaginaire est plus un analyseur des angoisses qui sous-tendent la vie en société d’une époque donnée qu’une analyse des rapports sociaux réels de cette société.
Pour les techno-optimistes, ou « techno-messianistes » (cf. G. Balandier, 2001) Il est aussi postulé implicitement que tout le monde veut communiquer avec tout le monde. Or l’expérience du téléphone hier et des e-mails aujourd’hui, montre que beaucoup d’acteurs ont cherché à sélectionner et à se protéger d’un trop plein d’information grâce aux répondeurs ou aux listes rouges. Il y a confusion entre le besoin affectif ou social de communiquer, sur ses ressentis avec les autres notamment, avec un nombre limité de personnes, mais suivant un modèle plus sensible, et un besoin de communiquer abstrait, sans compter que la communication peut être réinterprétée comme un outil de pouvoir et de domination.
Or une partie de ces « aspérités » qu’elles soient interactionistes, – rapport de pouvoir, conflit d’intérêts, problèmes logistiques ou matériels -, ou cognitives, comme les difficultés d’usage d’Internet et d’accès aux sites ou aux informations recherchées, sont bien souvent invisibles à l’échelle macro-sociale. Elles sont par contre observables à l’échelle micro-sociales ou micro-individuelle. Cependant bien que ces « aspérités » conditionnent pour une bonne part les conditions de la diffusion d’une innovation, elles sont le plus souvent invisible tant que l’innovation n’est pas entrée dans le jeu social. D’où ce paradoxe de l’innovation qui fait que le succès final est toujours imprévisible mais que sa diffusion ne s’est jamais faite socialement de façon aléatoire. Elle suit le plus souvent les courbe de niveau de la vie sociale.
Pour aborder la description de ces « courbes de niveau » nous allons partir de la vitesse de diffusion des technologies observables aujourd’hui, car il existe un lien fort entre vitesse de diffusion et appartenance sociale.
Les vitesses de diffusion des innovations : les « innovateurs » et les « pionniers » sont les groupes sociaux les plus favorisés.
Les processus d’innovation sont inscrits dans le temps, dans la durée. Dans un chapitre du livre sur Espérances et menaces de la nouvelle économie (2000), Michel Didier s’interroge sur la pertinence du terme de « nouvelle économie » qui serait censée permettre un développement plus durable et provoquer la fin des cycles économiques. Michel Didier montre finalement que le développement économique n’est fait que de suites d’innovations techniques. « L’histoire économique est depuis longtemps un enchaînement permanent de nouvelles économies…[associées, bien au-delà du Chemin de fer et de l’électricité aux nouvelles technologies comme] la radio, le téléphone, l’automobile, l’avion, l’électroménager, la photo, le cinéma, les nouveaux matériaux, les médicaments, sans oublier bien sûr l’informatique (qui rappelons-le date déjà de plusieurs décennies) et les télécommunications (qui datent quand à elle d’un siècle) ». (p. 126). Il montre qu’à chaque fois un imaginaire du progrès leur est associé, comme celui de la « fée électricité » qui devait permettre de réunir les familles « au cours de soirées plus longues » (p. 127) et de limiter la concentration industrielle « en apportant directement l’énergie dans les campagnes et dans les ateliers familiaux » (p. 128), un peu comme pour l’imaginaire des énergies renouvelables aujourd’hui.
Il s’interroge sur les sources de diffusion des innovations au 19ème et au 20ème siècle pour savoir s’il est possible de trouver un lien entre croissance globale et vitesse de diffusion. Cela ne semble pas le cas ni pour la radio qui s’est développée en pleine crise des années trente, ni pour le téléphone fixe qui se développe en France au moment de la crise pétrolière des année soixante dix.
Il s’interroge surtout, pour ce qui nous intéresse, sur la vitesse de diffusion des nouvelles technologies comme l’électricité, l’automobile, le téléphone fixe ou la radio. Il montre qu’en dehors de la radio qui passe d’un taux de diffusion de 20% à 80% en 20 ans, il aura plutôt fallu attendre 40 à 50 ans pour atteindre ce même taux d’équipement de 80% pour la plupart des autres technologies, même s’il n’est pas toujours évident de se mettre d’accord sur le moment du point de départ.
Il se demande enfin si on n’assiste pas au 20ème siècle à une accélération des processus de diffusion des nouvelles technologies comme l’ordinateur, le téléphone mobile et Internet. Mais cela ne semble pas le cas. Si le téléphone mobile connaît bien une diffusion exceptionnellement rapide, « proche de celui de la radio dans les années trente » avec une diffusion qui « passe de zéro à un tiers de la population en moins de 10 ans » (p. 135), la télévision et la machine à laver mettent près de 20 ans pour passer de 10 à 90%. Quant à l’ordinateur domestique, dont nous pouvons faire remonter les « débuts » à la fin des années soixante dix, il a une diffusion encore plus lente que celle de la télévision. Il approche celle du lave vaisselle. L’équipement en ordinateur domestique, chiffre clé pour comprendre aujourd’hui le développement du e-commerce en B to C, tournerait, suivant les sources, autour de 30% fin 1999 (22% d’après le site www.afa-France.com: médiamétrie –ISL ; contre 35% pour le CREDOC).
Pour être précis, d’après le CREDOC (R. Bigot, 2001), en juillet 2000 47% de la population âgée de moins de 18 ans possède un téléphone mobile contre 5% en 1997, soit une progression 8 fois plus rapide que l’ordinateur personnel qui progresse entre 1994 et 2000 de 15% à 34%, « deux fois plus vite que la télévision couleur et trois fois plus vite que le magnétoscope ». L’accès d’Internet à domicile progresse quant à lui de 4% en 1997 à 14% en 2000.
La diffusion du e-commerce auprès des particuliers en France s’inscrit donc dans un contexte de taux d’équipement des ménages en ordinateurs domestiques limité à 35%. Dans cette population déjà limitée, 14% du total des ménages possèdent un accès à Internet. Sur ces 14%, 700 000 feraient des achats en ligne en 1999, soit 3% des ménages français comme nous l’avons rappelé au début. C’est donc un marché étroit, même si d’après Bench Mark Groups le chiffre d’affaire est en progression puisqu’il est passé de 50 millions de francs en 1997, pour monter à 400 millions en 1998, 1,3 MM en 1999, pour une prévision de 4 MM en 2000.
C’est non seulement un marché étroit mais un marché socialement très spécifique qui est bon analyseur des différenciations sociales françaises. Ainsi, si un français sur deux possède un téléphone mobile en juillet 2000, le CREDOC constate d’une part que le téléphone mobile tend à se substituer au téléphone fixe chez les jeunes, les étudiants, les ouvriers et les personnes les plus démunis, et ceci pour des raisons financières, et d’autre part que 79% des cadres supérieurs sont équipés de micro-ordinateurs contre 11% des non diplômés et donc des plus pauvres, de même que « 73% des cadres supérieurs sont connectés chez eux ou au bureau » contre seulement 13% des ouvriers. Les plus nombreux des ménages connectés sont dans la région parisienne.
La diffusion des NTIC suit donc bien une « courbe de niveau », celle des appartenances sociales, les plus favorisés étant mieux équipés en informatique domestique et en Internet, les plus pauvres, jeunes et démunis, étant mieux équipés en téléphones mobiles. La diffusion du e-commerce apparaît directement liée à la structure des classes sociales en France. Nous retrouvons, 20 ans plus tard, la pyramide inversée de la consommation mise à jour par Mary Douglas et Baron Isherwood dans The World of Goods en 1979, pour le téléphone en Grande Bretagne : les plus riches sont les plus gros consommateurs de nouvelles technologies. Ceci est corroboré par le fait que dans la population connectée 60,8% utilisent des services payant avec connections illimitées, contre 34% qui utilisent des services gratuits(www.afa-France.com, mars 2000).
A l’intérieur des Internautes et donc de la population potentielle du e-commerce, la variable de sexe ne semble pas beaucoup jouer. Parmi les Internautes on trouve 52% de femmes et 48% d’hommes (www.afa-France.com, mars 2000). Par contre, la variable âge joue fortement : 29% des 18-24 ans, 31% des 25-34 ans et 29% des 35-49 ans contre 1% des plus de 65 ans (www.afa-France.com, mars 2000). Finalement quand on regarde les caractéristiques sociales des acheteurs en ligne on constate qu’ils appartiennent pour 65% aux catégories favorisées (CSP+), (www.afa-France.com, mars 2000). Les classes favorisées urbaines hommes et femmes forment bien aujourd’hui la base du e-commerce.
Cette première conclusion permet de donner sens à la courbe épidémiologique : s’il existe bien des « innovateurs » et des « pionniers » ayant des capacités psychologiques à être « plus ouvert à l’innovation », cette population se recrute dans un milieu social au revenu élevé (un micro-ordinateur, et les services qui lui sont associés, coûte plus cher qu’un téléphone mobile), au capital de réseau social souvent important, associé à un capital scolaire fort (58% des diplômés du supérieur disposent d’un accès à Internet contre 4% parmi les non diplômés, CREDOC/R. Bigot, 2001). Les variables psychologiques, dans cet exemple, deviennent des variables dépendantes des variables sociales.
Ce constat permet de résoudre en partie l’énigme de la vente par correspondance à partir de la question : pourquoi le e-commerce ne s’est pas développé en suivant la courbe de niveau de la population déjà sensibilisé au principe de la vente à distance ?
L’énigme de la vente par correspondance
Un premier indice nous est donné par la nature des biens et services vendus sur Internet. D’après Le Journal du Net du 06 07 2001, citant plusieurs sources, « les français achètent principalement (dans l’ordre) des produits de voyages, des CD et des livres. De plus 17% des internautes français ont acheté des actions sur le web contre 7% uniquement aux USA (source : Taylor Nelson Sofres Interactive, 01 2001) ». Pour Noël 2000, « 1,5 millions d’Internautes ont réalisé leurs achats via le web », soit 41% pour les CD/DVD/Vidéo, 37% pour le matériel informatique, les logiciels et les applications, 27% pour les livres, 16% pour les jouets,10% pour les billetterie et les spectacles, 9% pour les jeux vidéo, 9% pour l’habillement, 7% pour l’alimentation, 3% pour les vins et alcools (source : Taylor Nelson Sofres Interactive, 01 2001). Il reste une imprécision sur les achats liés aux voyages, aux transports et à l’hôtellerie qui serait de 47% d’après Benchmark Group, cité par le CREDOC (09 2000) et non de 3% pour la source précédente.
Ce sont majoritairement des produits culturels et informatiques (CD, produits informatiques et livres) que l’on peut attribuer aux classes favorisées, classes supérieures et classes moyennes supérieures, si l’on accepte les conclusions de l’analyse ci-dessus et la relative imprécision des chiffres sur la composition sociale des Internautes du e-commerce, vue le petit nombre de personnes concernées, soit du simple au double entre 700 000 et 1,5 millions, suivant les sources.
Quand nous examinons les produits de la vente à distance en fonction des différentes sources, nous constatons une hiérarchie inversée : 50% du chiffre d’affaire est réalisé par l’achat du textile, de chaussures et d’accessoires (contre 9% pour le e-commerce) ; 14% pour l’ameublement, la décoration et l’électroménager (contre 2% pour le e-commerce) ; 12% pour les livres, disques et vidéo (contre presque 70% pour le e-commerce) mais 5% pour l’informatique et l’électronique (contre 24% pour le e-commerce) et quasiment rien pour les voyages, transports et hôtellerie (contre 47% pour le e-commerce) ; par contre les produits de beauté et de santé représentent 7% (contre zéro en e-commerce), (sources : FEVAD, Benchmark Group, 2000 cité par A. Couvreur et J.P. Loisel/CREDOC, 2000).
Ces produits sont achetés « par correspondance » par courrier à 69% et par téléphone à 49%. Internet ne représente que 7% (dont 1% exclusivement par Internet) et son usage est plutôt celui d’hommes jeunes. L’usage d’Internet est donc faible pour la vente par correspondance.
Maintenant, si l’on croise les indices recueillis par notre enquête qualitative en cours sur les 3 Suisses, et donc sur une population limitée et à une échelle différente, avec tous les indices macro-sociaux ci-dessus, nous pouvons raisonnablement affirmer que la différence de consommation est liée aux différences d’appartenance sociale. La vente à distance concerne plutôt, bien que non exclusivement, des classes sociales démunies, des personnes âgées et des groupes populaires, très peu équipées en micro-ordinateur, à faible capital social, à faible capital culturel et aux dépenses culturelles limitées. L’énigme est résolue.
Conclusion
Il resterait aussi à expliquer l’échec des start up par rapport au e-commerce. Les produits proposés, notamment les produits culturels et informatiques, mais aussi la population visée, pourrait correspondre au marché potentiel des start up. Mais l’échec des start up vient d’ailleurs, c’est la sous estimation du fameux « click (la souri électronique) and mortar (les magasins en dur et la logistique) », de l’importance de la logistique et de la gestion des ressources humaines. Ce sont les surcoûts de la distribution matérielle des objets à livrer qui ont été sous estimés. C’est pourquoi aujourd’hui ce sont les entreprises plus classiques, comme la FNAC pour les produits culturels qui développent le plus le e-commerce. Ils savent gérer leur stocks, ont l’habitude de gérer des relations humaines « routinières » par différence avec la gestion fusionnelle des start up, etc. Les start up c’est le « click » sans le « mortar ». La vente par correspondance c’est le « mortar » sans le « click ». Les services comme la FNAC c’est le « click and mortar ». Le e-commerce est en train de s’encastrer dans les structures sociales déjà existantes et de prendre une place parmi une série d’opportunités et de moyens de vendre des biens et services déjà en place.
Finalement, la population de la vente par correspondance est une population très peu équipée en micro-ordinateur et positionnée sur des produits différents. Elle n’est donc pas structurellement une population cible du e-commerce, au moins pour le moment. L’usage du e-commerce, vu d’un point de vue macro-sociale paraît lié à l’importance du capital économique, culturel et social des consommateurs[1]. A une échelle micro-sociale les problèmes changent de dimension, comme nous le montrons pour la vente à distance et les effets d’appartenance sociale deviennent moins explicatifs que les effets d’itinéraire d’acquisition et d’usage, les effets de situation et les effets d’interaction sociale (cf. D. Desjeux, Fabrice Clohard, 2001, La Vente A Distance, enquête réalisée avec le concours de l’université du marketing des 3 Suisses, consommations-et-societes.fr).
Fin 17 juillet 2001, à Sophie
Bibliographie
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Bigot René, 2001, « Les nouvelles technologies se difusent…en laisant substituer de profondes inégalités », Consommation et Mode de vie n°150, 31mai, Paris, CREDOC
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Couvreur Agathe, Jean-Pierre Loisel, avec la collaboration de Frank Lehuédé et Sarra Ghorbel, 2000, « La consommation à la fin 1999. Les français et le commerce électronique », Cahiers de la Recherche n°143, septembre, CREDOC
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Desjeux Dominique, Anne Monjaret, Sophie Taponier, 1998, Quand les français déménagent. Circulation des objets domestiques et rituels de mobilité dans la vie quotidienne en France, Paris, PUF, coll. « Sciences sociales et société », 266 p.
Desjeux Dominique, 1996a, « Tiens bon le concept, j’enlève l’échelle… d’observation », UTINAM n° 20, Paris, L’Harmattan, pp 15-44
Desjeux Dominique, 1996b, « Scales of Observation: a Micro-sociological Epistemology of Social Science Practice », Visual Sociology, volume 11, n°2, pp 45-55
Desjeux Dominique, 1993, « La décison, entre stratégie consciente et forces aveugles », Sciences Humaines hors série n°2, pp. 43-46
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Garabuau Isabelle, Cécile Grand, Nadine Mourad, 1994, Anthropologie de la consommation : le cas de la vente par correspondance, mémoire de maîtrise de sociologie, université Paris 5-Sorbonne, 205 p.
Margolis Michael, David Resnick, 2000, Politics as Usual. The Cyberspace « Revolution », Thousand Oaks, Sage
Mendras Henri, Forsé Michel, 1983, Le changement social, Paris, A. Colin
Rogers Everett M., 1962, Diffusion of Innovations, New York, Free Press (fourth edition, 1995)
Wolton Dominique, avec Olivier Jay, 1999, Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias, Paris, Flammarion
www.afa-France.com, mars 2000[2]
www.journaldunet.com, juillet 2001
[1] Il faut cependant rappeler que si la consommation semble bien structurante de l’appartenance sociale en fonction « d’échelles de la consommation », pour reprendre l’expression de Mary Douglas et Baron Isherwood, selon lesquelles plus on appartient à une classe favorisée plus l’échelle de consommation est large, il ne faut pas oublier que l’offre aussi est structurante. La vente par correspondance et le e-commerce ne proposent pas tous les mêmes produits, ce qui peut expliquer aussi en partie les différences.
[2] Les sources provenant des sites web ont été produites par Fabrice Clochard, étudiant en deuxième année de Magistère de Sciences Sociales. Qu’il en soit ici remercié.