2001, D. Desjeux, Isabelle Garabuau-Moussaoui (dir.), Les professionnels du classement. Modalités et pratiques de catégorisation des groupes sociaux

Consommation

2001, D. Desjeux, Isabelle Garabuau-Moussaoui (dir.), Les professionnels du classement. Modalités et pratiques de catégorisation des groupes sociaux (synthèse)

 

Enquête réalisée et rédigée sous la direction scientifique de :

Dominique Desjeux, Professeur d’anthropologie sociale et culturelle à Paris-Descartes (Sorbonne)

Sous la direction méthodologique de

Isabelle Moussaoui, Docteur en anthropologie, ingénieur de recherche au GRETS-EDF

Avec la participation de :

Isabelle Clair, doctorante en sociologie (Paris-Descartes)

Xavier Marc, ingénieur de recherche au GRETS-EDF

Nasser Tafferant, docteur en sociologie (Paris-Descartes)

 

Etudiants ayant réalisé l’enquête : Céline Benet, Amélie Brenner, Aurore Brousse, Fabrice Clochard, Marie Cuenot, Laëtitia Dechaufour, Béatrice Delay, Valérie Derrien, Judith Ferrando, Matthieu Geoffray, Stéphanie Giamparco, Agnès Golfier, Emilie Guillaume, Céline Janvier, Solenne Lepingle, Pauline Marec, Nedjma Meknache, Anne Morel, Audrey Palma, Lise Pannetier, Sophie Sainte Thérèse, Dorothée Walquemane

Université Paris-Descartes

Faculté des Sciences Humaines et Sociales, Sorbonne

Enquête du Magistère de sciences sociales (3°Année)

d.desjeux@argonautes.fr

 

Présentation par  D. Desjeux (Septembre 2008)

S’intéresser aux catégories demande de retracer et de reconstituer le système d’action de ce champ afin d’en découvrir les enjeux sous-jacents. L’analyse qui suit a pour objectif cette reconstitution, à partir de soixante cinq entretiens réalisés auprès de professionnels, producteurs et utilisateurs de catégories sociales.

Pour cela, les étudiants sont partis des pratiques des professionnels et des interactions qui lient les acteurs de ce champ entre eux, autour de la formation des catégories. Le système d’action ainsi mis en lumière est analysé en fonction du contexte social, historique et politique dans lequel il est placé. Ils cherchent à comprendre à quels enjeux externes au champ les catégories produites répondent. Ils se demandent comment les représentations qu’ont les acteurs du système et de leur relation à leur objet d’étude influent sur les catégories qu’ils créent. C’est donc une sociologie empirique de la production des sciences humaines.

L’enquête fait apparaître que le monde des professionnels du classement a beaucoup changé depuis les années 1950[1]. Ce changement a notamment conduit à conclure à un éclatement des catégories assimilé aujourd’hui à un éclatement de la société, à la fin des institutions, à la montée de l’individualisme, assimilation qui ne va pas de soi

En pratique les catégories sociales mobilisées par les professionnels du classement, qui travaillent en qualitatif ou en quantitatif, se retrouve à toutes les étapes de l’itinéraire de la  recherche depuis le recueil de l’information jusqu’à son traitement. Les outils pour les construire peuvent être des variables, des indices ou tout autre type d’indicateur permettant d’isoler des catégories de populations. Cependant ces outils varient en fonction des échelles d’observation[2] et suivant que les méthodes sont qualitatives ou quantitatives.

Notamment aux échelle meso et micro-sociales c’est l’effet de situation et le jeu des interactions sociales qui permettent de catégoriser les pratiques des acteurs. A l’inverse à l’échelle macro-sociale et à l’échelle micro-individuelle les indicateurs liés à des effets d’appartenance ou de personnalité ou de cognition vont jouer un rôle plus important que l’effet de situation. A ces échelles, la catégorisation des acteurs et de leurs pratiques est associée à la mise à jour de corrélations, le plus souvent statistiques, qui indique un lien de concomitance ou de causalité.

Ces effets d’échelle et de méthode conduisent à deux grandes pratiques de construction des catégories, qui s’organisent entre deux pôles celui de l’induction et celui de l’induction, avec une variété forte de pratiques entre les deux. Aucun pôle n’est plus légitime ou plus pertinent en soi. Chacun dépend du problème à résoudre, de l’échelle choisie, de la technique de recueil de l’information qui a été privilégiée, voire du rapport que les professionnels entretiennent avec la réalité.

La première pratique est hypothético-déductive. Elle correspond plus à une démarche quantitative. Le découpage et l’existence des catégories existent à priori, c’est-à-dire que ces catégories sont prédéfinies avant l’enquête. Les professionnels du classement utilisent des données qui permettent de comprendre la réalité sociale à partir de critères communs. Ils manient des échantillons avec des catégories construites. Les catégories sont le point de départ de l’enquête. Cette méthode est le plus souvent utilisée à l’échelle macro-sociale. Cependant il n’y a pas de lien mécanique entre approche quantitative et approche macro-sociale. Toutes les échelles peuvent utiliser des statistiques ou du qualitatif, comme en anthropologie des aires culturelles à l’échelle macro.

La manière inductive correspond plutôt à une démarche qualitative. Elle considère qu’il n’est pas nécessaire de partir de catégories a priori construite par le chercheur mais qu’il faut plutôt, tout au long de l’enquête, faire apparaitre et élucider les catégories vécues des interviewés. Ces catégories composent une partie des résultats de l’enquête. Elles sont donc d’abord descriptives et compréhensives. Elles sont ensuite  interprétées par l’observateur.

Ceci ne veut pas dire que le professionnel des méthodes qualitatives n’a pas de catégorie. Les catégories qu’il mobilise sont plutôt méthodologiques, partir ou non de l’idée de système, postuler ou non qu’il existe des rapports de pouvoir, montrer si l’identité joue ou non un rôle tout au long des cycles de vie. Les catégories construites en cours d’enquête seront d’abord descriptives des pratiques et des conditions matérielles, sociales ou symboliques dans lesquelles elles sont encastrées. Elles seront suivies d’une modélisation par abstraction du contexte concret de recueil de l’information pour être transférées dans d’autres domaines. Cette modélisation est elle-même la résultante d’enquêtes et de modèles et de théories antérieurs, une chose étant sur c’est que les faits ne parlent pas d’eux-mêmes.

Par exemple il est possible de modéliser l’analyse stratégique de Michel Crozier qui en 1964 dans Le phénomène bureaucratique (Seuil) montre qu’à la Seita les rapports de pouvoir au sein des ateliers de production s’organisent autour des pannes qui sont imprévisibles. Les rapports de pouvoir, à ne pas confondre avec les rapports de domination, plutôt observable à l’échelle macro-sociale, qui ne prennent en compte que les effets de contrainte du pouvoir et non les jeux du pouvoir, évoluent en fonction  des marges de manœuvre que chaque acteur a su se créer autour du contrôle de la zone d’incertitude que représentent les pannes. Ce modèle est transposable aux rapports de pouvoir entre jeunes et vieux dans un village congolais comme je l’ai fait en 1987 dans Stratégie paysanne en Afrique Noire (l’Harmattan). Les anciens gèrent une zone d’incertitude due au côté imprévisible de la maladie et de la mort grâce au fait qu’ils sont censés protéger, du fait de leur force symbolique liée à leur pouvoir magico religieux, les jeunes et les femmes de la maladie et de la mort. L’explication ici ne relève ni du sens et ou de l’interprétation, ni de la causalité statistique comme cause causante, mais de la causalité stratégique sous contrainte, la peur de mourir ou d’être malade. La causalité sous contrainte possède une force explicative importante aux échelles micro et méso sociales.

La question du comment qui décrit le jeu des acteurs sous contrainte d’effet de situation, permet de montrer comment la prise en compte consciente ou implicite des contraintes par les acteurs explique leur stratégie, leur calcul et leur mise en pratique en fonction du jeu de l’autre. Ceci veut dire que l’intention toute seule n’est pas explicative du jeu social. Ceci veut dire aussi qu’il existe donc bien une explication à partir des méthodes qualitatives. De plus il existe aussi une généralisation possible à partir de la diversité des pratiques observées, – mais c’est la diversité qui est généralisable -, ou à partir des mécanismes, comme celui des rapports de pouvoir autour des zones d’incertitudes, ce qui est à peu près universel, et donc de l’effet de situation. Cet effet de situation est surtout visible aux échelles méso-sociales et micro-sociales.

Au-delà de la question de la causalité, l’enquête des étudiants du Magistère fait apparaitre que quelque soit le point de départ d’une enquête, il est impossible d’échapper à la catégorisation. Ce qui varie c’est la procédure de construction des catégories. Celle-ci varie en fonction des pratiques professionnelles et des outils.

A l’échelle macro-sociale, les outils « classiques », selon les professionnels interrogés, sont les variables sociodémographiques en partie définies par l’INSEE[3]. L’utilisation de ces nomenclatures permet selon les personnes interrogées, à la fois un gain de temps et une garantie de représentativité. Il est souvent postulé que des effets d’appartenance influencent les comportements des acteurs mais pas uniquement et notamment quand le modèle interprétatif est plus individualiste, comme celui des style de vie.

Les catégories « classiques » peuvent être combinées à des variables propres à un secteur ou à un objet d’étude. Cela permet un découpage de la population considérée « plus fin » et donc plus opérationnel selon les professionnels interrogés. La prise en compte des variables pour catégoriser les comportements humains relèvent de deux types d’analyse, soit à dominante sociologique soit à dominante psychologique.

Tout au long de la deuxième moitié du 20ème siècle, la multiplication des variables, lié à un changement progressif de l’échelle d’observation des SHS (Sciences Humaines et Sociales) du macro-social vers le micro-individuel bien souvent invisible pour les acteurs, a généré des analyses de plus en plus psychosociales et individualistes des comportements humains et de moins en moins sociétales.

Aujourd’hui cela conduit à une question de fond sur le fonctionnement et le changement des sociétés occidentales : est-ce que l’individualisme relève d’un effet de réalité, – c’est-à-dire qu’il est possible de montrer que dans le fonctionnement réel de la société l’individu est de plus en plus important en pratique et que la société est de moins en moins importante -, ou bien d’un effet d’observation, c’est-à-dire qu’en ayant changer d’échelle, et donc d’outil d’observation, les professionnelles de la catégorisation en sciences sociales se sont de plus en plus intéressés à l’individu. A l’échelle micro-individuelle, l’individu apparait alors de façon plus visible et la société moins visible. Il y aurait donc une confusion entre la visibilité liée à l’outil et l’évolution de la société.

Comme les sociologues ne travaillaient pas ou peu sur l’individu dans les années 1950 à 1980, comment savoir aujourd’hui si l’individualisme décrit comme une nouveauté relève d’un effet d’un changement de focale ou d’un effet de changement de société. C’est une question qui est plus posée à des sociologues individualistes comme François de Singly, Jean Claude Kaufman, Bernard Lahire, voire Michel Maffesoli, dont le concept de tribu relève plus d’un hyper-individualisme provisoire que d’une communauté permanente. Par contre l’individualisme méthodologique, dont celui de Raymond Boudon par exemple, relève d’un autre débat. La société n’existe pas en soi. Elle est le produit des effets d’agrégation des décisions individuelles, comme en micro-économie du marché.

Dans les deux cas les institutions et les rapports de pouvoir entre acteurs, plus visibles aux échelles micro-sociale et meso sociales, sont des angles morts de l’observation individualiste. La conclusion individualiste est de dire alors que la société n’existe pas ou peu et qu’il n’existe que des individus ou que les individus sont le centre de l’analyse ou de la mesure de toute analyse sociétale. C’était ce que proposaient pour une part Frédéric Le Play (1806-1882) et surtout Gabriel Tarde à la fin du 19ème siècle. Cette tradition a donné naissance à l’individualisme méthodologique, à l’individualisme postmoderne et de deuxième modernité.

La question est d’autant plus complexe que dans les sociétés occidentales l’individu est valorisé en droit et en valeur et donc que cela peut laisser penser que l’individualisme est bien un phénomène nouveau, ce qui est probablement en partie vrai si on se focalise sur l’évolution de la famille et de la place des femmes dans la société. Cependant le jeu des contraintes sociales, la force des normes collective, les effets de domination et les effets d’appartenance sociale sont toujours présent et donc en un sens il n’y pas plus d’individualisme en pratique aujourd’hui qu’hier alors qu’il existe plus en valeur et que l’individu, à l’échelle micro-individuelle existe bien puisqu’il est même unique comme personne et par rapport à sa génétique.

L’hypothèse de méthode que nous gardons ici pour le moment est de dire que l’individualisme relève pour une part importante d’un effet d’observation en attendant que des enquêtes socio-historiques plus poussées permettent de faire la part des choses. Cette rigueur méthodologique est d’autant plus nécessaire qu’une partie des analyses individualistes portent sur une trentaine d’année, soit depuis 1968, âge des études pour une part des universitaires de la génération du baby boom qui défendent cette approche, et donc que cela renforce l’hypothèse de l’effet d’observation. De plus il est possible qu’à partir du développement d’Internet au milieu des années 1990 et de l’informatisation des entreprises et de l’espace domestique, que l’on assiste à un renforcement des dispositifs de contrôle social collectifs et donc à des tensions avec les valeurs individualistes et hédonistes, sans compter la montée des consommations économes du fait de l’augmentation des coûts de l’énergie qui touchent encore plus à l’hédonisme et à la liberté.

Depuis 50 ans, les pratiques des professionnels du classement ont permis de définir des catégorisations de plus en plus fines de ce qui compose les différents aspects de la vie des individus que ce soit en termes de mode de vie, de consommation, de trajectoire sociale ou de carrière. Ce raffinement des catégories conduit à une multiplication des catégorisations qui produit à son tour à un certain éclatement des classements et des noms sous lesquelles les catégories sociales sont décrites et notamment à l’échelle macro-sociale : classes, strates, socio-styles, etc.

On assiste aussi à un accroissement du nombre des différentes professions, académiques, journalistiques ou dans l’entreprise, qui explique la multiplication des points de vue sur les modes d’approches des classements, et donc la multiplication des catégories. Ainsi une diffusion journalistique et médiatique peut légitimer une catégorie à partir du moment où elle fait sens pour une part du public. C’est, par exemple, le cas de la catégorie des « bobos » ou de la catégorie « intello précaire ».

A la diversité de la production des catégorisations s’ajoute celle de leur réception. Ceci confirme l’importance des catégorisations dans le jeu des rapports de pouvoir et de coopération qui traverse la société et notamment pour les groupes de pression ou d’intérêt quand ils souhaitent faire avancer ce qui leur tient à cœur.

Notre conclusion centrale, sous forme d’hypothèse, est que le raffinement des catégories associées à des changements implicites d’échelles d’observation du macro vers le micro et la multiplication des professionnels et des groupes de réception a conduit à un éclatement des classements sociétaux, ce qui en soit n’est ni bien ni mal.

Mais la conséquence inattendue de la multiplication des classements est que cela a produit une assimilation entre l’éclatement des catégories, ce que nous montrons à travers toute l’enquête, et l’éclatement de la société qui par contre n’est pas plus prouvé empiriquement que l’individualisme.

Il est peut-être vrai que la société est éclatée, même si le plus probable est que ce sont les formes de la vie collective qui évoluent et non pas qu’elles disparaissent, mais il faut le démontrer avec plus d’enquête de terrain. Il est même possible qu’une partie des théories de l’éclatement de la société ou de la perte des point de repères relève d’un effet de génération, celle des papy boomer qui l’âge venant voient la vie avec moins enthousiasme !

 

Synthèse étudiante

Introduction

« Affaire classée » : tel est le mot du juge à la fin d’une procédure judiciaire, lorsque le dossier a été rangé dans un lieu précis, pour ne plus être ouvert, relu, modifié. Cette connotation juridique du classement est à rapprocher de la racine grecque du terme catégorie, « kathégorestai », c’est-à-dire « accuser publiquement ». Classer, catégoriser, c’est en effet mettre une étiquette, placer dans une case un objet pour qu’il rentre dans un ordre précis. Etablir des catégories sociales revient à faire cette opération sur la société, ce qui explique la forte tension qui sous-tend ce phénomène, exprimée par les controverses théoriques qui durent depuis des siècles. On peut constater que le travail de catégorisation, loin d’être neutre, est le fruit d’une lutte incessante. Mais il n’y a pas de vie sociale sans activité de catégorisation.

Cependant, si tout le monde opère des catégories, certaines personnes ont pour métier d’en produire, d’en appliquer et d’en diffuser. Nous les avons appelé les « professionnels du classement », pour reprendre des termes bourdieusiens. Ces personnes ont pour point commun la capacité de rendre publique une façon de percevoir la réalité sociale ; en cela, ils participent au modelage du sens commun. Cette activité de catégorisation correspond de manière sous jacente à une lutte pour imposer le « bon » classement. Selon la terminologie de Bourdieu et de Max Weber, on peut voir que dans ce champ se trament des stratégies d’acteurs visant à détenir le monopole de la violence symbolique légitime, ici le fait de produire des catégories légitimes.

Cette synthèse présente une enquête réalisée entre octobre et décembre 2001 par les étudiants du Magistère pour le compte d’EDF/GRETS, sur les pratiques professionnelles de 65 « professionnels du classement » sous la direction de Dominique Desjeux et Isabelle Garabuan-Moussaoui.

Le premier groupe de professionnels du classement comprend ceux dont l’activité professionnelle principale est la production et la mobilisation de catégories. Nous trouvons dans ce groupe les chercheurs du public et du privé, les professionnels du marketing, des instituts de sondage et des instituts d’études.

Le second groupe comprend les enquêtés qui dans leur pratique professionnelle mobilisent occasionnellement des catégories. Cet ensemble plus hétéroclite est composé des professionnels des Ressources Humaines, de l’Administration, les journalistes, les politiciens, les syndicalistes, etc.

1 – « Construis-moi une catégorie » 

La pratique de catégorisation s’inscrit dans un système d’action, c’est-à-dire dans un ensemble composé d’acteurs qui sont en interaction les uns avec les autres en vue d’aboutir à des actions d’ordre politique, social, familial, esthétique ou économique. L’analyse stratégique du système d’action permet d’expliquer et de mettre en évidence une série de contraintes avec lesquelles les professionnels doivent travailler et qui déterminent leurs pratiques de catégorisation.

Les premières contraintes sont imposées par l’organisation. D’après les propos des enquêtés, une contrainte non négligeable est à prendre à compte, la contrainte financière. La conduite d’une étude comporte toujours un volet financier qui dépend de l’ampleur des moyens mobilisés. Cette contrainte est définie par la notion de rentabilité économique. Ces impératifs peuvent avoir des répercussions sur les méthodologies d’enquêtes envisagées.

Les secondes contraintes sont imposées par l’environnement extérieur. Une organisation n’existe pas pour elle-même, elle doit remplir des « fonctions sociales » qui correspondent à des attentes de la part de son environnement.

Les contraintes proviennent principalement du client et/ou du commanditaire de l’étude. Ils peuvent exercer différentes formes de pressions. L’imposition d’un cahier des charges, précisant les directives et les prescriptions, peut constituer une contrainte qui réduit la marge de manœuvre du professionnel du classement. Le commanditaire peut avoir une influence dans la réalisation de l’enquête, intervenant au niveau de la définition de l’objet, de l’approche méthodologique, de la construction des questionnaires, de la production ou de la diffusion des résultats issus de la recherche.

Selon l’analyse stratégique de Crozier, le professionnel ne se retrouve pas complètement dans une position d’exécutant passif, il n’est pas totalement contraint et il conserve, malgré tout, une marge de manœuvre. Cet espace où il peut exercer son pouvoir d’action et sa liberté dépend à la fois de sa position hiérarchique et dans la structure informelle des relations de pouvoir, de son niveau d’expertise et de son accès à l’information. Ces différentes ressources lui permettent de maîtriser sa zone d’incertitude et de négocier sa part de participation dans l’organisation.

Il existe aussi des contraintes liées au respect des règles de diffusion des résultats. Ces impératifs ont des répercussions sur les choix rédactionnels et pédagogiques opérés par le responsable en charge de la restitution des conclusions de la recherche. Les choix dépendent du type de public qui lira les résultats. Ils peuvent aussi être liés à des perspectives de valorisation et de transmission des données, dans un but, par exemple de constituer un corpus de connaissances organisées. Le professionnel s’inscrit alors dans une stratégie de valorisation et de transmission de savoir.

Il existe des enjeux et des stratégies qui sont mis en place entre les acteurs composant le système d’action. Les professionnels de la catégorisation travaillent sur des populations, à partir desquelles ils doivent mettre en évidence une certaine complexité de la réalité sociale. Mais la reconnaissance ou la non-reconnaissance de l’existence de certaines catégorisations, entraîne des enjeux à la fois identitaires pour les catégorisés eux-mêmes et des enjeux se situant plus à un niveau politique et social. La légitimation de l’existence ou de la création d’une catégorie sociale semble venir de la population catégorisée qui juge si oui ou non il est acceptable d’être regroupé sous telle ou telle catégorie. La catégorie ne doit pas créer de stigmatisation et doit refléter de la manière la plus juste et la plus réelle pour les catégorisés, leur situation au moment du processus de création de catégorisation. S’il y a acception de la catégorisation c’est qu’il y a eu reconnaissance sociale dans celle-ci.

Il existe des enjeux politiques et sociaux, la reconnaissance de certaines catégories engendrant une revendication quant à l’ouverture de droits politiques et sociaux. La définition d’une catégorie sociale n’est pas neutre, les catégories peuvent devenir des outils politiques permettant la définition de politiques publiques en direction de certaines catégories de populations. C’est par exemple le cas avec l’élaboration et la validation d’une certaine catégorie de personnes qui peut parfois conduire à une reconnaissance identitaire, politique et sociale.

Les professionnels du classement peuvent se positionner selon deux caractéristiques : l’opérationnalité de leurs études et le niveau de théorisation ou d’intellectualisation.

Tous les professionnels utilisent la théorie, les chercheurs marquent leur volonté de dépasser les catégorisations et d’apporter une certaine théorisation. Par opposition, les études de sondage et le marketing recherchent plus des catégories opérationnelles, il y a une finalité plus pratique.

Des enjeux et des stratégies peuvent être élaborés par les enquêtés au sein de leur structure professionnelle, suivant différent niveau, où chacun essaye de se définir une place au sein son milieu.

Il y a des stratégies menées à titre professionnel. Les acteurs sont tous intégrés dans une structure, ils partagent des normes et des valeurs professionnelles et ont donc développé un sentiment d’appartenance vis-à-vis de leur organisation.

Il y a des stratégies menées à titre personnel. Les acteurs développent des stratégies d’intégration à la structure professionnelle, de reconnaissance vis-à-vis des collègues et dans un but d’augmenter leur marge de manœuvre et donc leur pouvoir au sein de leur sphère professionnelle.

Des stratégies peuvent être mises en place au sein de leur milieu professionnel, il est alors question de logiques de positionnement individuel. Les enjeux sont de deux types :

Un enjeu identitaire : lors des entretiens, il est apparu que les professionnels se positionnaient systématiquement par rapport à la réflexion théorique idéale et par rapport à une opérationnalité optimale.

Un enjeu social : le réseau. Le réseau, composé par les pairs, semble représenter un enjeu pour ces professionnels, qui élaborent leur stratégie professionnelle et individuelle à l’aide de celui-ci. Le réseau permet, selon les enquêtés, d’assurer une future carrière, de bénéficier d’offres d’emplois, et de participer à une réflexion intellectuelle dans le but d’une reconnaissance professionnelle.

Repérer le processus de création d’une catégorie, c’est donc mettre en évidence des jeux de stratégies et de contraintes. Ces jeux ont cours dans le champ des professionnels du classement, tant au niveau organisationnel qu’au niveau personnel. Pour comprendre de façon globale ces contraintes, il faut à présent replacer le champ considéré dans son contexte historique, social et politique.

 

2 – Historiographie : comment éclairer le réel aux vues des enjeux historiques qui en découlent

Si les professionnels mettent en œuvre des catégories pour comprendre la société, ils ne les créent pas ex-nihilo. Pour ceux-ci, comprendre l’origine et les enjeux de la création des catégories suppose de saisir la façon dont a été pensé le social. Il s’agit de repérer dans l’histoire l’interprétation d’événements sociaux opérée par des acteurs.

Nous tenterons ici de réaliser un repérage sur les deux siècles précédents, en identifiant les différentes catégories créées. Nous avons distingué trois périodes correspondant à des ruptures dans la pensée des catégories.

 

21 – La classe comme moteur explicatif des sociétés qualifiées d’« industrielle » (19ème-20ème siècle)

Au lendemain de la Révolution Française, l’enjeu de la sociologie naissante est de proposer une autre analyse du social différente d’une lecture en ordres dominante dans la société d’Ancien Régime.

Tocqueville pose les prémices d’une sociologie « anti-Ancien Régime », qui envisage le social comme dénué de rapports de rangs, d’ordres et de privilèges. En dépit de l’appartenance sociale d’origine, tout individu peut accéder à n’importe quelle place du système social. Le social s’appréhende en tentant de saisir l’individu, c’est-à-dire sa place dans la société, son niveau de vie et son devenir.

Cette analyse du social va mettre en avant l’idée de moyennisation de la société et introduit la notion de statut.

Cependant, l’industrialisation naissante va modifier la donne sociale liée aux transformations de l’appareil économique. De vives contestations du système de production vont faire apparaître une lecture binaire et hiérarchisée de la société. L’opposition entre un groupe de dominés et un groupe de dominants va faire son apparition dans cette nouvelle société industrielle.

La thématique des classes sociales dans le champ intellectuel va se développer avec K. Marx. La classe, dans la pensée marxiste, prend vie dans la sphère économique. Elle regroupe des individus occupant la même place dans le processus de production, cette place étant essentiellement définie par la possession ou la non-possession des facteurs de production.

Ainsi, placés dans les mêmes conditions d’existence, les membres d’une même classe développent une conscience de classe qui débouche sur une lutte des classes.

La pensée marxiste pourrait se résumer avec l’idée dominante du Manifeste du parti communiste de 1848 : « l’histoire de toutes sociétés jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes. » Dans cette perspective, les sociétés sont envisagées dans les analyses comme divisés en deux parties : les dominants et les dominés.

La pensée de Marx devient une idéologie politique et une philosophie socio-économique, dont le but ultime est le « dictat du prolétariat ».

Par ailleurs, à la fin du XIX° siècle la consommation devient un enjeu et la valeur travail un outil de pression politique conduisant à la mise en place d’autres approches analytiques. La pensée marxiste remet en question l’idée que la consommation relèverait d’une liberté de choix des individus, surtout dans les populations les plus déshéritées, tandis que des anthropologues ont démontré la faible valeur théorique de la notion de « besoin », trop naturaliste, qu’il vaut mieux remplacer par celle d’« impératif culturel » (B. Malinowski). Avec T. Veblen (qui parle de consommation ostentatoire dans sa théorie de la classe oisive, 1899) et G. Simmel (la Mode, 1905), l’accent est placé sur les comportements de rivalité et de différenciation inscrits au cœur des actes de consommation, et sur les comportements complémentaires de fusion avec un groupe social.

Les sociologues s’orientent ainsi vers une analyse plus fine des mécanismes de diffusion des pratiques de consommation avec les travaux des auteurs américains P. Lazarsfeld en 1935 et E. Katz, inventeurs de la théorie du flux de communication en deux temps, selon laquelle les choix individuels de consommation sont en partie guidés par des leaders d’opinion et non déterminés directement par les émissions télévisées ou les publicités.

A mesure que l’analyse en termes de classes se diffuse, une vision de la réalité sociale individualiste continue à se développer.

 

22 – De l’après seconde Guerre Mondiale à la fin des années quatre-vingt : nouvelle crise nouvelle donne, nouvelle catégories

La société industrielle du début du siècle se caractérise par une massification de la production et une consommation de plus en plus forte, surtout après 1945. Les discours qu’elle suscite sont de plus en plus nombreux et diversifiés.

La première posture face à ces changements est celle d’une théorie adjacente à celle de Marx, qui envisage la consommation comme un outil d’aliénation et de domination, le système capitaliste est alors fortement contesté. A tel point que l’Ecole de Frankfort voit dans la culture de masse un appareil de dictature idéologique.

Par ailleurs, la théorie marxienne sur les classes et le système de production s’affirme comme un enjeu politique très fort depuis l’instauration du marxisme dans le bloc soviétique.

De fortes tensions apparaissent, toutefois entre une doctrine capitaliste fondée sur le libéralisme économique et une idéologie marxienne. Le plan Marshall est l’une des réponses utilisées par les Etats-Unis pour freiner la progression du communisme dans le reste de l’Europe.

Des contestations sur la lecture des sociétés se multiplient outre-atlantique tout d’abord sous la plume de Nisbet en 1959. Il observe une diffusion du pouvoir, des richesses et du savoir à toutes les strates de la société, l’élévation du niveau de vie, le libre accès à la consommation et la montée de la tertiarisation tendent à aplanir la structure sociale. Ainsi, la baisse des inégalités économiques rendrait, selon lui, caduques les approches en terme de classes.

Par ailleurs, un problème de définition et de délimitation des groupes et des classes se pose. En France, une initiative est prise par le gouvernement afin de mieux cerner la population dans un contexte de planification. En 1954, les CSP sont créées. C’est la première classification officielle construite par un organisme d’Etat, l’INSEE.

Un autre courant apporte une lecture de la vision critique de la vision holiste du social.

Sorokin mettra à jour les limites des indicateurs socio-démographiques en tant qu’outils de compréhension du social. Il pose les styles de vie comme le résultat d’un système de valeurs et de comportements personnels. Il affirme que le social ne peut se comprendre qu’en saisissant la diversité des individus.

Une partie de la pensée sociologique française va continuer à critiquer la vision holiste du social, et va continuer à placer l’individu au centre de ses analyses. Dès lors, la théorie des classes est de plus en plus contestée au profit de la rationalité et de la stratégie d’acteur, ce dernier restant néanmoins toujours inséré dans le jeu social.

Le renversement théorique s’amplifie au début des années quatre-vingt.

 

 23 – Des années quatre-vingt à 1995 : la société post-industrielle et la remise en cause des approches en termes de classes.

Cette période est marquée par le développement d’une société de services lié au développement du secteur tertiaire et l’arrivée de l’informatique. Dans les pays occidentaux, cela se traduit par une modification de la structure de la population active, avec la fonte du secteur secondaire au profit du tertiaire.

Ce changement est interprété par des auteurs comme Bell et Touraine en termes de « société post-industrielle » : le secteur industriel et la production, qui expliquaient les relations sociales, ne sont plus les moteurs de l’évolution de la société. L’analyse en classes serait donc obsolète, les groupes sociaux étant redéfinis par rapport à d’autres éléments comme leur rapport aux réseaux de communication et l’accès à l’information.

Pour autant, le concept de classe ne perd pas totalement de sa pertinence pour tous les auteurs. Certains d’entre eux y introduisent des variations, tout en conservant sa signification dynamique et relationnelle. La classe devient un groupe au sein duquel des intérêts communs vont être défendus afin de voir changer la société. Elle sera aussi assimilée à un groupe culturel dans lequel l’affirmation des liens sociaux et la reconnaissance d’un style de vie commun suffisent à la dessiner, il s’agit ici d’une approche en termes de sub-culture.

De même, Bourdieu et son école vont se positionner dans le prolongement des approches en termes de classe : cette notion permet encore d’analyser le social, en regroupant des personnes selon leurs conditions matérielles et leurs pratiques professionnelles mais aussi la détention ou non des capitaux économiques, culturels et sociaux.

Par ailleurs, la refonte des CSP conduit à un affinement de certaines catégories devenues caduques du fait des modifications structurales de ces dernières années, et permet d’observer le passage d’une analyse fondée essentiellement sur l’appartenance des individus à des groupes homogènes vers une approche prenant en compte plusieurs autres critères comme la qualification des salariés, le type d’entreprise, le secteur d’activité.

Toutefois, les débats autour de la classe n’intéressent plus sur cette période l’ensemble des auteurs. Un glissement d’échelles s’opère en effet dans les analyses sociales, depuis l’approche macro- jusqu’à la vision micro sociale. Les approches axées sur les motivations émotionnelles ou rationnelles, sur les valeurs et attributs liés aux produits achetés, et considérant l’acte d’achat comme un indicateur des valeurs des individus, prennent une place importante parmi les modèles de compréhension du social. Elles ont cours surtout dans les études marketing partant de la consommation, où les analyses du social visent à être directement opérationnelles et à permettre une meilleure adaptation du produit à son utilisateur.

 

24- Bilan : qu’en est-il aujourd’hui ?

On a assisté au fils du temps à un glissement de l’échelle d’analyse du social, de la vision holiste en termes de classes à une approche essayant de prendre plus en considération les pratiques et les motivations individuelles.

De nos jours cette tendance paraît s’accentuer, les styles de vie dominent largement le secteur de la consommation et de plus en plus on cherche à faire des produits sur mesure en respectant une certaine psychologie de l’acteur. L’individu n’appartiendrait plus à un groupe, mais à des groupes, et pourrait changer de rôles aussi souvent qu’il le veut.

Toutefois, certains sociologues n’y voient pas ici le signe de la disparition d’une société de classes, bien au contraire. Selon eux, des termes comme ouvriers et pauvres reprennent de l’importance dans l’explication des inégalités sociales. Boltanski analyse par exemple l’ultra capitalisme en soulignant les contestations que la mondialisation fait naître et les conflits de « classe » qu’elle engendre.

Faut-il alors parler d’un « retour des classes sociales » dans l’analyse sociologique ? L’évolution ici dessinée invite à relativiser cette affirmation. La différence des catégories produites s’explique, semble-t-il, par une différence de niveaux d’analyse. Le choix de telle ou telle catégorie correspond par ailleurs aux enjeux auxquels les auteurs choisissent de répondre : une vision globale cherchant à expliquer les dynamiques sociales dans leur ensemble, sous tendue parfois par des visées politiques, s’appuiera sur une échelle macro sociale. L’approche par la consommation cherchant à cerner le comportement des acheteurs se centrera, elle, sur l’individu.

 

3- Ce que classer veut dire : l’influence des représentations  de la catégorisation sur le système d’action

Si des enjeux historiques et idéologiques permettent de comprendre le système d’action des professionnels du classement, du fait de leur lecture du contexte, il reste à comprendre comment leurs représentations influent sur ce même système d’action.

 

31- Classes contre tribus

Suite à une présentation du point de vue historique, nous allons considérer les représentations qu’ont les enquêtés des catégories de classification cela afin de faire apparaître leur lecture de la société.

Nous avons placé ces notions selon deux axes, du passé au présent et du neutre au controversé, il apparaît nettement une tension actuelle entre deux concepts, la classe et la tribu (cf. Michel Maffesoli, 1987, Le temps des tribus). Tandis que la première est perçue comme appartenant au passé, encore lourde de son sens marxien et révolutionnaire, la seconde est d’actualité dans les discours, qu’elle soit acceptée ou non. Ce sont avant tout les professionnels du marketing qui connaissent et adoptent la tribu, autant ou plus que les styles de vie ; les opinions sont plus partagées chez les autres, surtout les universitaires. Le débat actuel se déplace de l’un vers l’autre de ces deux concepts, ce qui révèle la tendance à lire la société en groupes multiples, et non plus en quelques classes opposées par leurs intérêts. Les groupes ainsi définis peuvent être analysés seuls, indépendamment des autres, contrairement aux classes qui ne pouvaient se comprendre que dans les relations qu’elles entretenaient entre elles.

Ce qui sous-tend ces connotations associées aux termes, c’est clairement, chez les enquêtés, la vision d’une société en pleine explosion. Deux mouvements, inverses mais complémentaires, sont dessinés par les enquêtés. Il s’agit, d’une part, de l’homogénéisation des niveaux de vie entraînant une moyennisation de la société. Celle-ci est alors schématisée par certains enquêtés sous la forme d’une toupie ou d’un ballon de rugby.

Cette uniformisation entraîne un brouillage des cartes, empêchant de lire le comportement des consommateurs, par exemple, à l’aide des critères de différenciation passés. Les enquêtés insistent sur ces modifications de critères, et non sur celles de contenu : l’un d’eux souligne que la fréquentation du Club Med n’est plus discriminante, sans analyser ce qui a changé dans les groupes concernés. La massification est donc corrélée, d’autre part, à un éclatement de la société, du fait des changements constants subis par les groupes sociaux, changements trop rapides pour pouvoir être cernés.

Il ressort finalement des analyses des enquêtés que la société évolue vers une affirmation des particularismes, voire des individualismes, mouvement que les catégories ne peuvent que difficilement suivre. Si « les moyens de différencier les individus sont rares », c’est parce que ceux-ci sont caractérisés par une multi-appartenance aux groupes sociaux : acheter des objets de grand luxe n’empêche pas de faire ses courses chez Ed l’épicier. Cela oblige à privilégier l’approche « one-to-one », reconnaissant à l’individu une existence et un pouvoir d’action. C’est ce que souligne l’approbation du terme de tribu par les professionnels du marketing.

La société se complexifie : telle est l’analyse des enquêtés ; cela paralyse par ailleurs toute possibilité de saisir la réalité sociale. Reste à savoir toutefois si cette représentation est due à un effet d’observation, et comment il s’explique.

 

32 – Catégoriser en partant des acteurs

Répondre à cette interrogation nécessite de comprendre ce que classer veut dire pour les enquêtés. Le refus d’utiliser des critères de différenciation se rattache à une connotation péjorative de la classification, qui renvoie à une idée de discrimination.

Catégoriser, c’est, déjà, appliquer des stéréotypes, calquer une vision pré-jugée du social, menant tout droit à l’intolérance et au racisme. « C’est nul » : trop facile, ce jugement est une manœuvre habile pour éviter de réfléchir. Pourtant, il ne permet pas pour autant de saisir la complexité des situations, surtout dans le contexte souvent décrit de complexification. Aucun critère ne peut en effet être exhaustif, ce qui entraîne qu’ « on a du mal à les caser », ces individus.

Ceux-ci, par ailleurs, ne s’y reconnaissent pas, tant ces catégories leur paraissent réductrices, désenchantantes par rapport à l’individualité de chacun. Un enquêté estime qu’ «  on aime être partout, insaisissable. On aime garder son mystère (…) Les gens ont l’impression qu’on leur retire leurs capacités intellectuelles. » La catégorie mutile : elle est une source de frustration pour les enquêtés, autant par rapport à leur exigence de compréhension du réel que dans leur relation avec les catégorisés ; elle semble cristalliser sur elle beaucoup d’accusations de simplification extrême.

Tout critère de classement est par ailleurs relatif : le discours dominant est celui du constructivisme. Beaucoup d’analyses soulignent qu’une catégorie n’a de pertinence que dans un contexte, puisqu’elle est construite par l’interaction entre les groupes sociaux. Elle est donc non seulement dépendante de ce contexte et des acteurs de la société mais aussi d’une période historique : les changements des comportements, de définitions institutionnelles, des métiers par exemple, mais aussi les transformations des représentations des individus, tout cela concourt à rendre les catégories assez rapidement obsolètes.

Les enquêtés soulignent encore que tout choix de critère discriminant, donc de classification, est fortement corrélé à un angle d’observation. La volonté d’étudier tel élément, mais aussi les contraintes techniques ou légales, dictent la catégorie à choisir, par conséquent différente selon les professions et les sujets : « C’est la technique qui fait la découpe. » En soi, la catégorie n’est donc pas une fin mais une étape.

Par conséquent, classer, c’est faire agir des intérêts. La création d’une catégorie se fait selon l’objectif visé, c’est-à-dire selon les avantages que les acteurs veulent en tirer. Elle est donc le résultat de calculs, de conflits d’intérêts, notamment sur des questions statutaires. Un exemple cité est celui de l’artiste souhaitant appartenir à la catégorie au statut juridiquement défini qui lui donnera, sinon plus d’argent, du moins un statut procurant des avantages supplémentaires.

La catégorisation est en définitive « dangereuse » : ce terme apparaît à plusieurs reprises dans les entretiens. Des enjeux de pouvoir la sous tendent : si placer dans telle ou telle catégorie, c’est donner un statut particulier, alors les « catégorisants légitimes » détiennent un pouvoir très fort, une supériorité indéniable sur les autres. On peut quasiment parler de « labellisation » lorsqu’une institution créé une catégorie, puisque celle-ci sera légale ; il n’en est pas de même du côté des autres acteurs. Selon un des enquêtés, « Tout le monde est donc producteur de catégories mais avec des forces d’imposition inégales. » Un fort enjeu politique, avant le social, se dessine ici, selon les enquêtés, ce qui induit le « danger » évoqué. Des risques de manipulation par les catégories sont d’ailleurs soulignés.

Tout cela explique une réelle prudence dans les discours : les personnes interrogées insistent sur la nécessité de ne pas réifier les catégories employées, et d’agir avec prudence et lucidité dans leur utilisation. C’est que les classifications ainsi créées représentent un enjeu pour les catégorisés, surtout lorsqu’elles sont stigmatisantes. Endosser le « label » du RMIste, par exemple, n’est pas chose aisée pour les individus, c’est même parfois impossible du fait de la honte sociale que cela apporte.

 

Le paradoxe est là : les professionnels rencontrés ont eu ces réflexions très négatives sur le fait d’opérer des classifications, alors même que c’est leur métier. Cette prise de distance s’explique par le complexe entourant la catégorisation, et s’est accompagnée dans certains entretiens d’une justification. Le mal est nécessaire : pour simplifier la réalité, pour pouvoir l’étudier scientifiquement ou même pour arriver à vivre dans un environnement complexe, on ne peut pas échapper à la catégorisation, qui est d’ailleurs un réflexe psychologique. « Il est difficile de penser sans classer » : d’autres arguments viennent toutefois étayer cette première justification, concernant notamment les interactions entre acteurs et « sujets » de ces classements.

 

I.1.1 La catégorisation, un nécessaire « jeu de dupes » ?

Le cas de conscience apparu dans les discours est en effet levé par une ambition des professionnels du classement : se coller à la réalité en laissant les groupes sociaux s’autodéfinir. Face à l’éclatement pressenti de la société, et puisqu’il est mal vu d’opérer des découpages réducteurs, alors la solution est de « laisser plus de place à l’autodéfinition des gens ». Les valeurs, les mœurs, la religion, et « tout ce qui tourne autour de l’individu » doivent contribuer à délimiter des groupes à « l’identité revendiquée » et donc légitime à leurs yeux des enquêtés. Cette analyse se rapproche de celle des styles de vie ou des tribus, avec en plus la nécessité d’une conscience a priori de former un groupe cohérent et uni.

Il faut toutefois ici opérer une distinction au sein des professionnels du classement. Il apparaît en effet que les professionnels du marketing et celles des administrations publiques se situent dans ce courant d’idées. Les universitaires, pour leur part, en restent surtout à la prise de distance par rapport aux catégories qu’ils créent ou qu’ils utilisent. Quant au premier groupe, force est de constater dans les entretiens une moindre gêne par rapport à la classification, du fait de leurs objectifs : ils sont définis par des exigences de réponse aux attentes du public, c’est-à-dire de compréhension des situations existantes et de satisfaction des besoins. Ils se doivent dès lors d’utiliser des catégories pour connaître le public, et pour que celui-ci puisse se reconnaître.

 

Au sein des administrations publiques, tout d’abord, le but affiché dans les discours est de « rendre service », pour mieux gérer les populations et leur donner des repères. Catégoriser serait alors un devoir pour se rendre utile au public, en identifiant et en favorisant ceux qui en ont le plus besoin. En réalité, les catégories définies sont des outils de politique publique : les jeunes, la famille ou encore les différentes CSP ont des statuts précis qui peuvent leur procurer des avantages. Reconnues par l’Etat, ces catégories ont une légitimité dans le champ social et juridique. Par ailleurs, les indicateurs les plus légitimes sont les plus utilisés mais aussi les plus reconnus : ils sont réels dans le sens où chacun les connaît et peut les utiliser pour soi. Dès lors, ils correspondent, selon les enquêtés de ce secteur, à « des réalités ».

Dans le cas du marketing, l’enjeu est tout différent : c’est l’opérationalité en termes de consommation et de profit. Le souci d’efficacité prime sur celui de réalité, et la valeur d’une catégorie se juge sur son efficacité financière. Cela justifie alors la réduction et la segmentation de la réalité pour mieux définir une cible. L’objectif est de créer des groupes dans lesquels les clients puissent se reconnaître, de les séduire en collant au plus près de ce qu’ils sont ou de ce qu’ils pensent être. Mais, pour les enquêtés, cela se justifie également parce que les consommateurs en ont besoin, pour se repérer, pour savoir ce qu’il faut acheter. Les catégories servent de panneaux directeurs pour se repérer dans les produits. Il n’y a toutefois pas de manipulation puisque les catégorisés ont conscience de cette segmentation et s’en servent : il n’y a qu’un « jeu de dupes », qui résume l’interaction de définition – identification entre professionnels et clients.

Ces deux ensembles de professionnels font ainsi la démonstration que la construction des catégories dépend de la réception par les catégorisés. Plus leur proximité au public est grande, et plus, semble-t-il, la notion de légitimité et d’appropriation possible de la catégorie par les groupes est fondamentale. Pour les universitaires et les chercheurs, cette exigence n’est pas immédiate ; ils créent davantage une vision du monde qu’un outil directement opérationnel.

Ces éléments permettent d’expliquer par ailleurs l’éclatement de la société souligné par les enquêtés. Il semble correspondre davantage à un effet d’observation puisque le souci d’une grande partie des personnes interrogées cherche à établir des catégories dans lesquelles les individus se reconnaissent : ces groupes doivent donc se multiplier étant donné la multitude d’angles d’approches. L’effet d’observation se double aussi d’un effet de contexte, puisque ce raisonnement ne tient que dans la logique d’une approche par la consommation.

 

Conclusion

L’étude des catégories et des modes de découpage du social révèle l’existence de stratégies et de jeux de pouvoir inhérents au champ des professionnels du classement.

L’approche historique des catégories existantes permet de montrer la façon dont les enjeux politiques, économiques ou sociaux influe sur les façons d’appréhender la réalité sociale et donc sur les processus de catégorisation. Ainsi, de la naissance de la sociologie à sa maturité il apparaît un changement des objectifs d’analyse, conduisant à un glissement d’une vision holiste à une approche plus micro-individuelle du social.

Par ailleurs, l’étude de l’itinéraire des pratiques montre que le découpage du social a lieu à chaque étape du processus de production de connaissances. Trois étapes de construction sont isolées : le recueil de l’information auprès d’une population est déterminé par la problématique de l’étude, le traitement de cette information qui fait intervenir des supports définis ; et enfin sa restitution.

Toutefois, le processus de production des connaissances sur les catégories sociales est indissociable de son propre environnement social. Les professionnels du classement sont soumis à des contraintes – d’ordre financier le plus souvent – et développent des stratégies en fonction de l’orientation de l’organisation dans laquelle ils travaillent ou par rapport aux autres professionnels. Le rapport des enquêtés au fait de catégoriser reste tout de même déterminant dans le choix de la catégorie qui s’oriente toujours en fonction d’objectifs prédéfinis.

Il reste ce constat : nul n’aime catégoriser ni être catégorisé. Pour justifier leur activité, les professionnels du classement tentent de se donner une légitimité en cherchant dans les opinions des individus l’approbation des catégories créées. Cette interaction semble aujourd’hui essentielle dans la définition des outils de catégorisation. Il serait alors intéressant de savoir si l’homme de la rue se reconnaît dans la catégorie à laquelle il est censé appartenir appartient et de voir ainsi les écarts entre ce qui est pensé et ce qui est vécu.

Paris, Décembre 2001

 

 

 


[1] www.liens-socio.org/article.php3?id_article=3518&var_recherche=desjeux, sur Le métier de sociologue en France depuis 1945, un ouvrage de Gérard Houdeville (Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », janvier 2008)

[2] Sur les échelles d’observation, cf. D. Desjeux, 2004, Les sciences sociales, Paris, PUF, Que sais-je ?

[3] L’âge (an nombre d’années, en tranche d’âge ou en génération), le sexe, la catégorie socioprofessionnelle, le niveau de revenu, le niveau de diplôme, la situation familiale (situation matrimoniale, composition du ménage, nombre d’enfants), la situation géographique (rural/urbain, commune, canton, département), le type de logement.

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