2001, Réflexions épistémologiques et synthèse des résultats sur les représentations de l’energie et de l’environnement par des scientifiques
Dominique Desjeux
Professeur d’Anthropologie sociale et culturelle à la Sorbonne (université Paris 5)
Directeur scientifique d’Argonautes
d.desjeux@argonautes.fr
Avec la collaboration de Séverine Dessajan, Isabelle Garabuau-Moussaoui, Laure Ciosi-Houcke
Enquête réalisée par Nathalie Roux
Merci à toute l’équipe du conseil scientifique de l’ADEME, à son président et surtout à Yves Farges sans qui ce projet n’aurait jamais pu être réalisé. Les conclusions de ce travail n’engage que moi comme directeur scientifique. D. Desjeux, le 13 02 2007.
Introduction
L’objectif apparemment simple de la recherche, posée au point de départ par L’ADEME, comme le fait d’« explorer avec une approche anthropologique, quelles sont les différentes représentations mentales que les membres du Conseil scientifique de l’ADEME et personnes représentatives de l’ADEME ont de la problématique de l’énergie », s’est révélée être une redoutable question épistémologique, celle du rapport existant ou non entre trois dimensions de base des comportements humains, appliquée aux pratiques scientifiques : l’imaginaire, les perceptions et les pratiques d’expertise scientifique sur l’énergie.
Cette recherche pose de fait la question sans cesse ré-explorée, notamment par Philippe Roqueplo dans Entre savoir et décision, l’expertise technique, INRA, 1996, du lien entre connaissance, jeu social et action.
Cependant, ce qui est nouveau dans cette recherche, c’est d’intégrer à la question de l’encastrement des sciences dans le jeu social, celle des représentations et tout particulièrement au sein des représentations, celles de l’imaginaire des experts.
L’idée d’une exploration anthropologique sur le contenu des représentations des experts scientifiques partait du constat fait depuis plusieurs années par la sociologie des décisions, l’anthropologie des sciences et l’histoire des mentalités, que les prises de décision, les conseils scientifiques et les recommandations politiques produits par des experts scientifiques et techniques ne relevaient pas que d’une connaissance scientifique « pure » et « objective », que ce soit dans les sciences de la vie et de la nature ou que ce soit dans les sciences humaines et sociales. La production, la circulation, la réception et l’usage des connaissances scientifiques sont de fait encastrés dans des jeux sociaux et institutionnels.
Une des conséquences essentielles pour notre recherche sur l’énergie est que l’information scientifique produite dans des laboratoires de recherche, et qui va nous être restituée par les interviewés, est elle-même instable, changeante et sans cesse réinterprétée en fonction :
- des représentations historiques présentes ou passées de la politique énergétique (l’après guerre, mai 68, la crise pétrolière de 1973, la guerre du Golfe)
- de la position de l’expert sur les étapes de son cycle de vie, ce qui peut correspondre non seulement à l’âge mais aussi au fait qu’il est au début, au milieu ou en fin de carrière, et donc à son temps d’apprentissage et de contacts avec les pratiques scientifiques en général et à la question de l’énergie en particulier.
- des enjeux sociaux et politiques du moment
- de la sophistication des équipements techniques qui changent le niveau de précision de l’observation (ce qui était hors du champ de cette étude)
Les connaissances scientifiques sont donc des produits « vivants » qui sont eux-mêmes soumis à des périodisations d’instabilité et de stabilité et dont il est, à certains moments de transition ou de controverse, parfois difficile d’apprécier ce qui relève du fait scientifique, de l’opinion ou des représentations.
Un des principaux résultats de l’enquête est donc de faire ressortir plus clairement, non pas tant la périodisation du contenu même des connaissances scientifiques vis-à-vis de l’énergie, ce qui n’était pas l’objet de la recherche, mais la périodisation, la diversité et l’instabilité ou la stabilité des représentations de l’énergie qui influencent, pour une part non pondérable, les pratiques de l’expertise scientifique.
C’est pourquoi la méthode mobilisée pour cette enquête postule non pas une disjonction simple et binaire entre connaissance scientifique et représentations, mais un système de liens complexes, même si toutes les relations de cause à effet ne sont pas complètement observables. La conséquence paradoxale est que si le statut des représentations en général et de l’imaginaire en particulier est bien celui d’une « matrice », d’une structure qui informe les raisonnements scientifiques, pour autant la connaissance de cette matrice ne permet pas de déduire les résultats scientifiques qui seront produits sous l’influence de cette matrice.
Mon hypothèse est que cette introduction et la réflexion qui va suivre font partie des pistes de réflexion pour l’action. Il est probable que tous les experts ne soient pas d’accord avec ces postulats, pas seulement vis-à-vis de l’anthropologie, mais aussi entre eux. Cette réflexion touche aux représentations que chacun se fait de la science et du lien avec sa pratique d’expertise et donc de conseil vis-à-vis de la politique de l’ADEME.
I. Préambule épistémologique
- Ø L’anthropologie et la micro-sociologie des pratiques scientifiques et des décisions, sur lesquelles j’ai mené des enquêtes avec Sophie Taponier, Sophie Alami et Isabelle Garabuau-Moussaoui depuis 10 ans, notamment sur des chercheurs de l’ORSTOM, des chercheurs de l’INRA et de plusieurs écoles d’ingénieurs en agriculture, toutes disciplines confondues, sur des chimistes et avec des généticiens, nous ont montré que la production des faits scientifiques et des décisions d’expertise qui leurs sont liées n’existe pas en soi, mais qu’elle est encastrée :
¨ dans un processus dans le temps, qui est le plus souvent celui des « controverses », pour reprendre le terme de Bruno Latour dans La Science en action, La Découverte, 1989. Dans notre enquête, les controverses portent principalement sur les explications de l’effet de serre, le rôle des changements climatiques, le poids des causes humaines ou naturelles, le rôle du marché et de l’Etat, et le lien problématique entre la production d’énergie et son usage quant aux conséquences sur l’environnement ;
¨ dans des rapports sociaux, des rapports de pouvoir et de coopération, des contraintes matérielles et des défenses de territoire intellectuels ou économiques ;
¨ dans des représentations implicites ou explicites vis-à-vis :
- de la science : est-elle neutre et hors du jeu social et des représentations des chercheurs, ou dépendante du sujet qui observe et donc « impure » ; relève-t-elle plutôt d’une causalité linéaire ou d’une causalité circulaire systémique, points qui ont été en partie soulevés pendant la restitution des résultats de l’enquête ;
- des comportements humains et de leurs « résistances » à la « vérité scientifique ». Le fait que les citoyens, les usagers ou les consommateurs n’acceptent pas telle ou telle explication scientifique relève-t-il d’abord d’un déficit de connaissance et d’éducation scientifique et d’un comportement irrationnel ou bien existe-t-il une logique de ce qui paraît irrationnel d’un point de vue scientifique, technique ou économique, ce qui demanderait de ré-interroger la notion de rationalité et celle de vérité. Les discussions pendant la restitution ont montré qu’une partie des experts avaient des explications « spontanées » du comportement des usagers qui relevaient de ce débat ;
- du rôle des institutions suivant que le marché est perçu comme un régulateur libéral ou non de l’énergie ; que l’Etat doit intervenir sur un mode minimum, modeste ou interventionniste ; que les groupes de pression sont perçus comme légitimes ou illégitimes, rationnels ou irrationnels ;
- du contenu du phénomène étudié, ici l’énergie, que ces représentations relèvent d’un imaginaire anthropologique ou d’une représentation plus cognitive et consciente. Une double particularité de l’énergie, son invisibilité d’un côté, et l’instabilité de l’image de son contenu tout au long de sa filière de production et d’usage, en fait un objet particulièrement difficile à cerner.
- Ø Mais ce constat « d’impureté » lié à l’encastrement de la science dans la vie matérielle, sociale et symbolique est lui-même l’objet d’une controverse permanente entre scientifiques, soit en interne de chaque discipline, soit entre sciences de la vie et de la nature et sciences de l’homme et de la société, car il est perçu comme menaçant pour :
¨ La manière dont les chercheurs se représentent la qualité de la science
¨ le principe même de rationalité
¨ l’idée de progrès qui leur est souvent associée
- Ø Cette recherche exploratoire sur les représentations de l’énergie est elle-même encastrée dans un jeu social, dans un jeu d’interactions, entre experts anthropologues, Argonautes, et experts des sciences de la vie et de la nature, le conseil scientifique de l’ADEME. Le terme exploratoire indique donc bien le double statut de cette recherche :
¨ commencer à comprendre comment se pose la question du lien entre représentations imaginaires et cognitives et expertise technique et scientifique plus que de donner une réponse définitive
¨ et surtout comment elle s’inscrit au début d’un processus de recherche dans le champ de l’anthropologie des sciences et de la sociologie de la décision qui remonte à peine à 20 ou 30 ans en fonction des dimensions étudiées, c’est à dire à l’étape la plus propice aux controverses puisqu’elle ne relève pas d’une méthode et d’une connaissance « stabilisée ».
- Ø Cette recherche a donc mis à jour des résultats sur les représentations qui relèvent dans notre pratique d’enquête :
¨ d’un processus méthodologique par essai-erreur
¨ de découpages de fait dans la réalité des représentations des experts qui sont à la fois la résultante du guide d’entretien et des réponses spontanées des experts. Comme cela est fréquent en enquête exploratoire, il est bien difficile de distinguer ce qui relève de la réponse produite par une question dite assistée (liée au guide), de la réponse plus spontanée. Dans les deux cas, les réponses ont bien été exprimées, en ce sens elles renvoient à une réalité objectivable, mais de l’autre les projections du chercheur bien que toujours réduite au minimum, ne peuvent jamais être éliminées. Il suffit de rester prudent quant à leur généralisation, et à bien rester agnostique quant aux réponses qui n’apparaissent pas : ce n’est pas parce qu’une dimension est absente des discours qu’elle n’existe pas dans l’esprit des experts.
- Ø La méthode utilisée ici relève donc de ce que j’appelle, suite aux différentes recherches que j’ai menées en anthropologie des sciences et de la décision, un « relativisme méthodologique », c’est-à-dire qui part de plusieurs postulats, non démontrables mais empiriquement observés :
¨ que toute connaissance est relative
- au point de vue d’observation et au découpage réalisé dans le phénomène social étudié. Il n’existe donc pas d’objectivité des connaissances scientifiques, mais des processus d’objectivation qui sont dans cette enquête basés sur :
ü le recoupement des informations entre 18 acteurs (il est donc normal que chaque acteur ne se reconnaisse pas complètement, même s’il me semble important en terme de fiabilité que chaque expert s’y retrouve un minimum)
ü la méthode des itinéraires de l’énergie comme moyen de minimiser l’oubli d’une dimension importante
ü celle des histoires de vie centrée sur les souvenirs liées à l’énergie et qui permettent de montrer que la connaissance est un processus dans le temps
ü les questions projectives sur l’imaginaire de l’énergie qui permettent de faire apparaître les structures anthropologiques implicites des experts soit comme une structure permanente en partie a-historique soit comme des moments liés aux étapes du cycle de vie de l’expert (une partie des experts ont plus de 50 ans), soit comme mobilisation dans un moment de crise (la crise du pétrole des années 70)
ü la discussion au moment de la restitution des résultats qui permet de tester les écarts, les erreurs, la diversité et la pertinence des perceptions entre experts, et entre experts et anthropologues, et donc de produire de nouvelles connaissances.
- à l’étape à laquelle elle se situe dans le processus de développement d’une discipline ou d’un champ, et donc de son capital de connaissance. Ici il s’agit d’une étape exploratoire sur le lien possible entre représentations de l’énergie et pratique de l’expertise scientifique.
¨ Que toute connaissance relève de trois dimensions :
- · la connaissance ordinaire ou cognitive, c’est-à-dire les perceptions construites à partir des expériences de la vie quotidienne et de son propre psychisme
- · la connaissance esthétique (ou émotionnelle, imaginaire, voire religieuse qui peut être liée à la notion de progrès ou de justice sociale dans le cas de l’énergie)
- · la connaissance scientifique qui peut être liée à une pratique personnelle de l’expert ou à celle de chercheurs travaillant avec lui, ou d’après lectures de travaux scientifiques réalisés par d’autres équipes de chercheurs.
¨ Que la question de l’autonomie de chaque connaissance est problématique :
- · Ces connaissances possèdent à la fois une autonomie relative, ce qui rend possible les processus d’objectivation et d’affirmation d’un principe de rationalité, mais sous contrainte du jeu social
- · Mais cette autonomie n’est que relative : il n’existe pas de connaissance scientifique qui serait purifiée des deux autres connaissances. Il existe donc toujours une part de croyance dans la production des connaissances scientifiques sur la nature, la vie et la société.
¨ Qu’il existe un écart entre :
- ce que dit un acteur
- ce qu’il pense implicitement
- et ce qu’il fait.
ü c’est la sous estimation de cet écart qui donne l’illusion de la pureté scientifique dont une des implications les plus fréquentes et de légitimer au nom de la pureté un rapport de pouvoir ou de domination dans un jeu social.
ü la prise en compte de cet écart peut créer un fort sentiment d’insécurité qui ne se résout que dans l’acceptation plus ou moins conflictuelle des limites de la toute puissance de chacun, pour reprendre un terme de la psychanalyse.
¨ Que nous distinguons
- les représentations (qui elles-mêmes se décomposent en deux : en imaginaire implicite et en perceptions cognitives explicites)
- les opinons (jugement de valeurs)
- les pratiques (qui n’ont pas été abordées dans cette recherche)
- Ø La conclusion la plus importante :
¨ Est que la partie la plus conflictuelle d’un débat scientifique porte le plus souvent sur la part implicite de ces croyances, le débat est d’autant plus fort qu’il s’inscrit sur fond de prise de décision politique.
¨ Ceci explique l’importance de leur élucidation dans cette recherche
- autant du point de vue des experts anthropologues (ce que je viens de faire en élucidant les postulats, et donc en partie les croyances qui organisent notre recueil de l’information, puis son interprétation)
- que du point de vue des experts scientifiques.
¨ Ceci veut aussi dire que le point de vue anthropologique n’est pas « surplombant » et hors du jeu social. Il donne une autre façon de catégoriser les problèmes qui permet en déplaçant le regard d’agir autrement, sans pour autant perdre ses convictions scientifiques. L’anthropologie ne voit pas mieux, elle voit autrement.
- Ø Le rapport s’organise autour de trois thèmes clés :
¨ celui des structures anthropologiques de l’imaginaire de l’énergie telles que l’on peut les faire ressortir du discours projectif des experts pour montrer à la fois :
- qu’il est très proche d’un imaginaire ordinaire, au sens anthropologique de vie quotidienne ou de connaissance ordinaire, et qu’en même temps il est difficile de montrer très empiriquement en quoi ces structures influencent la pratique de l’expertise puisque ces pratiques nous restent invisibles sauf à travers des éléments de controverse.
Cependant, l’imaginaire joue comme une matrice. C’est ce que montre Pierre Thuiller dans son livre La revanche des sorcières, l’irrationnel et la pensée scientifique, Belin, 1997, quand il montre comment l’astrologie au Moyen Âge, une connaissance non scientifique, en postulant l’idée d’un déterminisme naturel à partir d’un imaginaire irrationnel, celui de la « science des astres », a permis de penser le déterminisme en dehors de la théologie chrétienne. Elle a donc rendu possible le développement de la science moderne, notamment grâce à Roger Bacon, considéré comme le père de la science expérimentale au 13ème siècle.
- L’existence de cet imaginaire permet de montrer qu’il existe une tension potentielle entre un imaginaire très ambivalent de l’énergie et une nécessité de trancher quand une expertise scientifique doit être faite. Il est possible que L’imaginaire joue un rôle d’autant plus important dans l’expertise que l’incertitude des résultats scientifiques est forte. L’imaginaire est classiquement un moyen implicite de gérer les angoisses et les incertitudes de la vie quotidienne.
- Cette partie traite surtout la structure stable de l’imaginaire des experts qui s’inscrit lui-même dans une aire culturelle méditerranéenne, par différence avec une aire asiatique ou africaine de l’imaginaire de l’énergie notamment qui semblent d’après mes recherches antérieures fondés sur une autre symbolique.
¨ Celui des représentations liées à la reconstitution des souvenirs tout au long des cycles de vie des chercheurs, aux images de l’énergie en général et des énergies particulières en partie en fonction des étapes de l’énergie sur l’itinéraire qui part de sa production jusqu’à son usage.
¨ Celui des controverses dont une des difficultés de présentation tient au manque de précision des interviews sur certains points de la polémique du fait de la limite de temps imparti pour traiter les trois thèmes. Cette partie contient potentiellement plus d’erreurs factuelles, mais pose le plus clairement les différences d’appréciation entre les experts.
II. Synthèse des résultats
1. L’imaginaire des experts vis-à-vis de l’énergie en général : ambivalence, sécurité, vie et progrès
Le discours de l’imaginaire est de l’ordre du symbolique, par différence avec les perceptions du discours ordinaire ou scientifique qui, elles, s’expriment sur une base réaliste. Le symbole exprime d’une façon détournée ce que chacun pense de la réalité. Le discours symbolique ne cherche pas à décrire mais à exprimer le sens que l’expert donne de sa vision du monde vis-à-vis de l’énergie.
Une des caractéristique intéressante, et problématique comme nous l’avons souligné ci-dessus, de l’énergie par rapport à d’autres objets techniques, et que nous avions déjà trouvé en travaillant sur l’énergie électrique en 1996 auprès d’usagers « ordinaires » (D. Desjeux, S. Taponier, I. Orhant et alii, Anthropologie de l’électricité, L’Harmattan) est que c’est un objet invisible, proche d’une image de divinité, toute puissante et pouvant autant provoquer le mal que le bien, représentation que nous retrouvons chez les experts.
Le constat est donc que l’imaginaire des experts est proche de celui des usagers ordinaires.
L’imaginaire des experts s’organise autour d’un double axe et d’une dynamique :
- Ø un axe thématique sur le sacré, la vie, la sécurité, le foyer, le progrès, la démocratisation
- Ø un axe axiologique, celui des valeurs ambivalentes accordées à chaque thème. Comme pour les usagers ordinaires, l’énergie est associée par les experts à la fois au positif et au négatif : au progrès et au risque, à la libération et à la dépendance, à la démocratie et à la domination. C’est l’axe à la fois de l’enchantement et des angoisses ou de la peur, celui de la mythologie judéo-chrétienne et gréco-romaine (Hestia, pour le foyer et la sécurité ; Icare, Prométhée, le péché originel pour la démesure)
- Ø une dynamique de mobilisation de la dimension imaginaire qui varie de deux façons : d’un côté elle peut évoluer au cours de l’histoire, sur la longue durée, ce qui n’est qu’évoqué par certains dans cette enquête, et de l’autre elle n’est mobilisée socialement qu’à certaines périodes de la vie sociale et historique, le plus souvent au moment des crises. C’est le moment des controverses.
C’est dans ces moments de crise que l’ambivalence de l’énergie apparaît le plus fortement et que la mobilisation de « l’irrationnel » est la plus forte. Ceci apparaît dans les discours d’une partie des experts sur les énergies renouvelables et dans les discours sur les controverses liées à l’effet de serre.
¨ L’énergie comme objet invisible : une perception insaisissable qui organise fortement l’imaginaire
Les personnes interviewées se représentent l’énergie comme un objet invisible et en font un objet d’étude, omniprésent et indescriptible :
« L’énergie, c’est une grandeur physique mais ça s’incarne dans des matières. (…) Non ce n’est pas une matière, c’est pour cela que ça ne se décrit pas. Vous pouvez décrire du charbon mais pas de l’énergie. »
« Vous pouvez décrire des formes d’énergie mais l’énergie en tant que telle non, on retombe sur la notion de matière. Vous pouvez avoir une forme d’énergie électrique, thermique… »
- Comme pour les usagers, l’énergie est perçue par les experts par l’intermédiaire des « objets électriques ».
Les effets de l’énergie sont visibles à travers la mise en mouvement de la matière et des objets. Le phénomène énergie peut donc avoir une fonction de déplacement et entraîner la transformation de l’inerte en mouvement. Certaines personnes décrivent l’énergie en la comparant à la force musculaire humaine afin de démontrer que l’énergie permet le mouvement, sans pour autant utiliser la force, alors que sans maîtrise de l’énergie, seule la force permet le mouvement. C’est cette différence qui permet d’alléger la peine des hommes en minimisant l’usage de la force.
Selon certains, l’énergie est liée à la technologie. Le mot énergie évoque les objets qui nous entourent, comme les infrastructures qui la transforment :
« Dans ma représentation, c’est plutôt lié à la technologie, aux objets qui consomment de l’énergie, aux systèmes qui consomment de l’énergie pour différentes fonctions. »
La technologie définit en partie l’énergie dans le sens où elle décrit l’aspect domestiqué de l’énergie. Mais, cet ensemble matériel produisant de l’énergie engendre déchets et pollution, c’est pourquoi l’énergie est décrite aussi en partie par ce qu’elle émet lors de sa transformation. L’énergie est donc liée à l’environnement, que celui-ci soit naturel ou social, puisqu’elle l’influence et le transforme.
- Les experts ont entre eux une vision différenciée de l’énergie : énergie comme objet central ou comme objet dépendant du thème environnement
En fonction de leur centre d’intérêt, les experts ont des visions différentes du lien entre l’énergie et l’environnement. En effet, lorsque l’énergie n’est pas l’objet central de leur recherche, l’énergie se définit comme étant un des aspects de la problématique environnement :
« Je n’ai pas une approche de l’énergie comme objet de recherche, j’ai une approche de l’énergie comme prolongement dans l’aspect lien avec la société de mes activités de recherche sur les problèmes d’environnement au sens large. »
¨ Les dimensions positives de l’énergie
- L’énergie c’est la vie
« Pour moi c’est vital, c’est la vie. Ça c’est évident. »
- Symboliquement, l’énergie c’est l’intimité, la chaleur du foyer, la sécurité
« Hestia, la déesse du foyer qui a un double sens, c’est le foyer familial autour du foyer du feu. »
- L’énergie c’est le progrès
L’énergie naturelle, animale ou industrielle à permis d’économiser l’énergie humaine, et particulièrement dans certains cas l’énergie des femmes, notamment dans l’électroménager.
Ainsi maîtriser l’énergie devient possibilité d’une vie meilleure et ce bonheur se traduit dans la vie quotidienne par l’accès à une vie domestique plus intelligente, en ce qu’elle fait appel à l’intellect et donc moins à l’énergie humaine physique. En effet, les machines ont compensé les efforts musculaires de l’homme, et lui ont ainsi permis de gagner du temps et d’accéder au confort et à la sécurité. En ce sens, l’énergie est libératrice et bienfaitrice.
« Tous les dispositifs techniques et technologiques qui nous entourent et qui fonctionnent avec l’énergie et qui nous permettent de vivre mieux, plus longtemps, d’être mieux soigné. »
« Si vous regardez l’énergie, elle est liée dans notre vie courante, aux transports sous toutes leurs formes, individuel, collectif, avion, le chauffage, pendant tout l’hiver (…) Il n’y a plus d’agriculture sans une énorme dépense énergétique et les loisirs et la vie urbaine, sociale. Imaginez votre semaine sans électricité à la maison ni dans les cinémas, ni dans les magasins, on ne sait pas vivre sans ce système, moi le premier. »
- l’énergie c’est le plaisir et les loisirs
L’énergie possède aussi une symbolique du plaisir. Les objets que l’homme a pu fabriquer en domestiquant l’énergie ont non seulement permis un accès au confort mais aussi, en le libérant de certaines tâches, un accès aux loisirs grâce à l’ensemble des équipements aujourd’hui disponibles dans ce domaine.
- L’énergie c’est la démocratisation
L’énergie (et plus particulièrement l’électricité) participe pour certains au processus de démocratisation dans le sens où elle a rendu accessible l’information à tous via la radio et la télévision
« L’accès à l’information mais ça, c’est plus indirect, je n’en avais pas conscience à travers l’énergie mais enfin c’est vrai quand même l’électricité… par la radio, la télé elle est arrivée au milieu des années 50. »
¨ Les dimensions négatives de l’énergie
- l’énergie peut se retourner contre les hommes
La volonté de connaissances et de maîtrise de l’énergie pourrait aussi conduire l’homme à sa propre destruction. Certains interviewés évoquent le mythe d’Icare pour symboliser l’énergie. L’homme en voulant dépasser ses limites finit par mettre sa vie en péril :
« Icare. Il veut monter vers le soleil et se brûle les ailes. On finit par se brûler les ailes. »
Nous retrouvons ici la dimension sacrée de l’énergie où les hommes cherchent à contrôler des phénomènes qui ne sont pas de leur ressort, qui les dépassent. L’énergie nucléaire fait en particulier partie de cet imaginaire. Certains membres du conseil scientifique s’interrogent alors sur la sagesse de l’homme face à l’utilisation de cette énergie qui a le pouvoir de l’anéantir et que l’homme ne peut maîtriser entièrement :
« (Q. Il y a de l’électricité dans l’air) ça veut dire, on est de mauvais poil et ça peut péter pour un rien. C’est intéressant comme idée et ça veut dire : énergie ça pète, et là c’est le feu du ciel et les humains ne peuvent plus contrôler, l’orage, c’est dangereux et on revient au mythe de Prométhée, et au mythe du péché originel, c’est plus le feu, c’est la connaissance, mais les humains ne pourront plus maîtriser la puissance qu’ils ont déclenchée eux-mêmes. C’est vrai aussi de la bombe atomique, quel sera le contrôle, est-ce que les humains seront suffisamment sages. On a toujours ces versions historiques avec les sectes comme quoi l’humanité va vers son suicide, c’est une tendance très, très forte. »
Ainsi, la peur ressentie est celle de mettre en péril l’espèce humaine :
« On a l’impression que pour le CO2 et le nucléaire, on a l’impression qu’on met en danger l’espèce humaine. Ce n’est pas la même échelle, le nucléaire, ce n’est pas la même perception. »
Ainsi, l’énergie participe à un imaginaire de catastrophe :
« C’est des peurs catastrophiques, j’ai le risque nucléaire en tête. »
La peur se situe en fait sur le point sensible de la capacité de l’homme à maîtriser. Elle se situe tant du côté des énergies déclenchées par les hommes tel le nucléaire, que du côté des phénomènes naturels qui impliquent de l’énergie, comme la foudre. L’énergie prend dès lors le visage d’un destructeur :
« La peur de la manifestation trop brutale de l’énergie. L’énergie peut être destructrice, c’est la bombe atomique, l’incendie, l’éclair. Il y a des peurs vis-à-vis des manifestations désordonnées de l’énergie qui peut être une force destructrice. »
- Ø L’énergie renvoie donc à deux images, l’une bienfaitrice et libératrice (l’amélioration de la condition humaine), l’autre malfaisante et destructrice dans la mesure où elle peut être source de danger et donc de la « colère des Dieux ». Cette thématique renvoie chez les personnes interviewées à un imaginaire lié à la vie et à la mort, à la dépendance vitale et à la violence. L’énergie est à la fois source de sécurité et source de destruction.
- Ø Nous faisons l’hypothèse que cette ambivalence sécurité vitale/destruction qui est spécialement forte dans le domaine de l’énergie sert de matrice implicite aux pratiques de l’expertise scientifique. Notamment elle jouera un rôle important dans l’espace d’incertitude qui sépare le moment de sécurité relative de production des résultats scientifiques du moment du conseil scientifique en vue de la prise de décision politique en faveur de telle ou telle solution. La matrice de sécurité ou de peur peut fortement peser au moment de l’arbitrage et de la mobilisation du principe de précaution.
2. Les perceptions des experts
a. Les représentations historiques de la production énergétique : de la mono énergie à la pluri énergie
La méthode d’interview par histoire de vie centrée sur un thème, ici celui des souvenirs de chacun des experts sur l’énergie, a permis de reconstituer les représentations que chacun se faisait de « l’histoire de l’énergie ». Ces représentations historiques partent du vécu de chacun qui est d’autant plus intéressant que les acteurs rencontrés ont tous participé de près ou de loin à la création d’institutions relevant de la problématique « énergie ».
En spontané, trois types d’énergie ont été principalement mentionnés : le pétrole, l’énergie nucléaire et les énergies renouvelables.
Entre les années 1920 et les années soixante-dix, le pétrole est d’abord associé au développement des compagnies pétrolières puis aux crises pétrolières qui se sont succédées à partir de 1973.
L’énergie nucléaire apparaît dans les discours à partir des années 1960. Son utilisation militaire pendant la dernière guerre mondiale ne semble pas avoir été évoquée. Elle est ensuite citée comme devenant le cœur de la politique de l’énergie à compter du milieu des années soixante-dix. La France choisit de développer son propre programme nucléaire et d’équiper le territoire de centrales nucléaires pour produire l’électricité. Son but est d’acquérir une indépendance énergétique par rapport aux pays producteurs de pétrole. L’Etat joue un rôle central autant pour le pétrole que pour le nucléaire.
Une partie des représentations des experts est donc structurée par cette perception d’un rôle central de l’Etat associé à une politique de sécurité énergétique. Le souvenir des crises successives du système énergétique, français ou mondial, confirme que l’énergie est encore aujourd’hui une question stratégique. Du point de vue d’une partie des experts, acquérir une indépendance énergétique, sécuriser les approvisionnements et en limiter les coûts apparaît comme un enjeu majeur pour la France :
« L’énergie, c’est une des données de base des économies, on ne peut pas laisser ça au seul marché et on doit acquérir une forme d’indépendance. »
Les énergies renouvelables ont fait l’objet de premières expérimentations au cours des années soixante-dix. Dix ans plus tard, le premier gouvernement de François Mitterrand a souhaité développer ce secteur dans le but de rééquilibrer la politique de l’énergie qui était alors tournée exclusivement vers le nucléaire. Pour les personnes interviewées, l’attention portée aux énergies renouvelables s’inscrit dans le contexte de la contrainte environnementale liée à l’émergence du problème de la pollution atmosphérique et à l’impulsion réglementaire internationale.
Selon les personnes rencontrées, l’évolution du système économique dans le sens d’une libéralisation et d’une ouverture des marchés a conduit à une privatisation du secteur électrique et à une redéfinition du rôle de l’Etat. Celui-ci a maintenant pour rôle d’organiser la concurrence entre les opérateurs souhaitant intervenir sur le secteur électrique. Notamment l’Etat participe à la fixation du prix de rachat de l’électricité fabriquée par l’énergie éolienne, ce qui apparaît pour certains experts comme quelque chose d’encourageant pour le développement de la filière des énergies renouvelables.
Il semble ressortir des principales représentations et souvenirs vis-à-vis de l’histoire de la politique énergétique française une vision dominante peu favorable à une politique énergétique fondée sur le seul marché et à une vision plutôt positive de l’Etat comme garant de la sécurité énergétique si elle ne s’applique pas à travers des pratiques monopolistiques trop fortes. Ceci se traduit par la vision d’une politique énergétique qui se fonderait sur un système pluri-énergie, avec des modes de production et de distribution différenciés suivant les types d’énergie, les énergies renouvelables étant porteuses, pour certains, d’un autre mode d’organisation sociale fondée sur des projets de territoire moins centralisé que le pétrole ou le nucléaire.
b. Les perceptions de l’évolution des priorités énergétiques : de la sécurité énergétique qui conditionne le développement économique à la maîtrise de l’énergie pour lutter contre la pollution et pour la « qualité de la vie »
Pour une partie des experts interrogés, il existe un lien entre l’attention qu’ils portent aux économies d’énergie et celle qu’ils portent aux énergies renouvelables. Ces deux préoccupations se rencontrent pour devenir les deux axes d’une même politique de maîtrise de l’énergie.
L’importance accordée à la maîtrise de l’énergie par la population française est elle-même très sensible aux fluctuations du prix du pétrole. Certains experts ont noté que les consommateurs français prennent conscience de la nécessité d’économiser l’énergie lorsqu’ils sont convaincus qu’il existe un problème de manque d’énergie et que son coût est trop élevé. Mais ceux-ci se remettraient à consommer dès que le prix du pétrole baisse. Ce comportement leur semble difficilement compatible avec la réalisation d’une politique énergétique stable.
Aujourd’hui il leur semble qu’il y a eu un déplacement des intérêts des Français et des politiques pour qui la priorité consacrée à l’environnement semble succéder à la priorité consacrée à la maîtrise de l’énergie. Cette nouvelle priorité de l’environnement ne s’appuie apparemment pas sur une légitimité économique mais sur une légitimité sociétale, c’est-à-dire sur la sensibilité des individus à la pollution atmosphérique et aux déchets. Pour ces experts, elle coïncide avec la présence au gouvernement d’hommes politiques écologistes et la préférence pour le développement de projets de territoires, plus locaux, dans une perspective de décentralisation.
Pour les experts, le déplacement de priorité en faveur de l’environnement viendrait de l’annonce par les experts de l’épuisement des ressources fossiles dans les année soixante avec le Club de Rome, puis de la crise pétrolière au début des années soixante-dix. Ces deux événements auraient contribué à forger une représentation du manque, de la pénurie et de la dépendance énergétiques.
Cette perception du risque énergétique aurait conduit à la fois vers une recherche visant à imaginer de nouveaux modes de production de l’énergie et à se tourner à la fois vers les énergies renouvelables et vers un choix « dogmatique », celui du choix unique retenu par la France de développer le programme nucléaire de la part de la « génération de 1968 » à laquelle appartient une partie de notre population d’enquête.
C’est pourquoi, selon plusieurs personnes interviewées, il est manifeste que le passage d’un système centralisé dans le domaine de la politique énergétique à une ouverture des marchés modifiant le rôle interventionniste de l’Etat au niveau national d’une part, et d’autre part l’émergence du problème de l’effet de serre dans un contexte réglementaire international contraignant, entraîne une tension entre deux logiques, la logique économique qui vise à la sécurité et au rôle central de l’Etat, et une logique environnementale qui vise plus la maîtrise de l’énergie, la limitation de la pollution et la «qualité » de la vie en société sur un mode politique plus décentralisé.
Le déplacement et la diversité des priorités vis-à-vis de l’énergie explique en partie la différence de perception entre experts quant à la place des usages de l’énergie tout au long de son itinéraire depuis la production jusqu’à sa consommation finale.
Les clivages semblent s’organiser autour de trois questions :
- La place centrale ou non de l’énergie dans les centres d’intérêt des experts, et à l’inverse la place centrale ou non de l’environnement
- La place centrale ou non des usages finaux dans les phénomènes d’environnement
- La dissociation à faire ou à ne pas faire entre production et usages pour comprendre les questions d’environnement
La différence de point de vue, qui tient aussi au thème central du guide qui portait sur les représentations de l’énergie, et non pas sur l’environnement, comme cela avait été fixé au départ de la commande, ce qui en fait aussi sa limite par rapport aux questions d’environnement, est aussi à prendre en compte comme un analyseur du fonctionnement et des clivages au sein du comité d’experts et entre celui-ci et l’ADEME.
c. L’itinéraire de l’énergie : de la production à la consommation
L’objectif de la méthode des itinéraires est de passer en revue toutes les étapes qui concourent au déroulement du processus dans le temps auquel est confronté un objet d’étude, ici l’énergie. Il s’agit donc des étapes, de la production, en passant par la distribution, jusqu’à la consommation, en finissant par les déchets.
Au cours de la présentation orale, selon certains membres scientifiques présents, la phase de production de l’énergie a été survalorisée au détriment de celle de la consommation ou des usages :
« Il y a eu un biais à travers le questionnaire, qui est parti d’une approche très liée aux sources d’énergie, avec les mérites comparés de chaque source. L’énergie c’est principalement les usages, les rôles sociaux de l’énergie (chauffage, transport). Maîtriser pour nous, ça concerne les consommations d’énergie qui représentent 100% du domaine énergétique alors que la production c’est à peine 1%. » (CS)
La remarque est tout à fait juste sur le centrage du guide sur le thème de l’énergie. Il se trouve que par ailleurs nous avons mené plusieurs enquêtes sur les usages de l’énergie, qui semblent plus pertinentes quand elles partent de l’observation des pratiques des acteurs usagers de l’énergie, plus que de la perception des experts, sauf si on cherche à repérer des écarts entre perceptions d’experts et pratiques d’usagers.
Dans cette enquête nous avons recueilli une partie des perceptions des experts sur les usages de l’énergie et de ses effets éventuels sur l’environnement :
« Je ne crois pas qu’il y ait d’enjeux particuliers autres qu’économiques. En revanche, le problème se pose dans la manière d’utiliser ces énergies fossiles, dans des appareils d’utilisation divers, les appareils de chauffage ou les fours, les transports, l’automobile etc. C’est à ce moment-là à mon avis que c’est le plus critique, le plus important, le plus stratégique, c’est là qu’on peut avoir le plus d’interactions avec l’environnement et l’organisation des aspects sociétaux que j’évoquais tout à l’heure. »
Cet expert distingue deux sortes de choix énergétiques, un choix en amont plutôt d’ordre économique, et un choix en aval, lié aux usages et qui aurait de plus fortes conséquences sur l’environnement.
Les deux experts suivants pensent qu’il y a plus de lien entre l’amont et l’aval et que la chaîne de la production à la consommation et aux déchets forme système :
« Je pense que c’est plutôt une interdépendance et une contrainte qui devient nécessaire dès qu’on veut passer à la phase exploitation. C’est vrai aussi : on a beaucoup travaillé ces dernières années sur la pollution en région francilienne, une des grandes questions, c’est quelles sont les émissions, quelles sont les sources d’énergie, comment elles sont réparties et on est amené aussi à se poser cette question là, c’est ce que je voulais dire en amont, ensuite si on joue sur telle source d’énergie, si on réduit plutôt les oxydes d’azote que tel autre, donc qu’est-ce que ça donne au niveau des scénarios. »
« Quel que soit le vecteur énergétique, vous entrez dans une chaîne, si un maillon de la chaîne ne fonctionne pas, la chaîne globale énergétique, elle ne fonctionne pas donc il n’y a aucun qui ait un impact stratégique plus fort que l’autre. »
Finalement une partie des experts considèrent que le mot énergie revêt plusieurs définitions techniques en fonction du moment auquel on l’observe : elle est « primaire », lorsqu’elle est extraite, et « finale » lors de l’usage, entre les deux, elle est un vecteur énergétique. Ainsi, l’énergie change d’identité au fil de son itinéraire.
C’est ce changement d’identité, fondé sur un objet invisible, l’énergie, qui rend difficile la réponse sur la place respective qu’il faut accorder à l’énergie, laquelle et à quel moment de son itinéraire, par rapport à l’environnement.
Au terme de l’enquête, il apparaît que c’est en raison de contraintes et sous la pression de la nécessité que l’homme serait amené à prendre conscience de l’énergie et à gérer correctement son usage :
« On se doit de réfléchir à l’usage de l’énergie par rapport à un problème de l’énergie, je crois qu’il y a une corrélation. » (CS)
Aujourd’hui une logique de contrôle succèderait à une logique de privation quant à la consommation d’énergie, et il n’y aurait pas aujourd’hui, selon les personnes interviewées, de sentiment de culpabilité lié au fait de consommer, comme cela a pu être le cas après la dernière guerre mondiale et les années soixante.
Selon les personnes interviewées, l’énergie a été utilisée historiquement sans réelle prise en compte des conséquences sur l’environnement. La gestion et les usages de l’énergie se sont effectués sous la pression de la nécessité et en fonction des avancées technologiques.
Un constat important, au-delà des débats sur les usages de l’énergie, est la conscience forte qu’ont les experts qu’un changement dans la politique énergétique est fortement lié au jeu des contraintes qui organisent le jeu social. Sans contrainte perçue par les usagers ou les politiques, que ce soit en terme d’environnement, de sécurité ou de prix, il existe peu de chance de faire évoluer une politique énergétique.
C’est ce qui explique l’importance de l’usage de l’imaginaire de dramatisation dans la communication d’une partie des stratégies de communication sur l’énergie et l’environnement. En réveillant les angoisses d’insécurité de la population, ces communications jouent le rôle d’une prise de conscience, aussi ambivalent que soit cette pratique.
3. Les controverses
a. Les controverses de l’effet de serre et du changement climatique
Les personnes interviewées ont évoqué le phénomène de l’effet de serre en utilisant la métaphore de la serre qui revêt la forme d’un « piège » ou d’une « bulle protectrice ». A cette occasion, les membres du conseil scientifique se réfèrent à deux types de pollutions, une pollution naturelle et une pollution liée à l’activité humaine.
Pour une part des experts, le lien entre production de pollution liée à l’activité humaine et l’effet de serre peut être considéré comme « évident » ou « démontré » de manière scientifique :
« En ce qui concerne l’effet de serre, aujourd’hui on connaît les effets de l’activité humaine. Il faut trouver les causes des effets de la production humaine. Les activités humaines évoluent et ça aura des conséquences. » (CS)
« L’énergie en tant que source est perçue de façon très positive alors que par rapport à l’effet de serre c’est plus négatif. C’est logique, il y a plus de peur du fait de l’incertitude que cela comporte. Mais en même temps, dans l’échelle de temps, l’effet de serre c’est lointain. Il n’existe donc pas une convergence des opinions » (CS)
A l’échelle de temps et à l’incertitude des causes, s’ajoute un autre phénomène, celui de sa dimension internationale.
Le problème de l’effet de serre renvoie à deux espaces :
- Celui de la « globalisation » : l’effet est mondial et donc tous les pays sont concernés en terme de conséquence sur l’environnement
- Celui de la géopolitique : l’effet de serre est associé aux rapports de domination entre pays riches et pays pauvres qui sont des producteurs de CO2, et donc tout le monde n’est pas concerné de la même façon quant à la production de CO2.
Ceci explique donc la difficulté de mettre en place un programme international de lutte contre les émissions de gaz carbonique.
Il se pose un deuxième problème, au-delà de l’acceptation de l’existence de l’effet de serre et de ses contradictions géopolitiques, qui est celui du rôle des changements climatiques.
Pour une partie des experts, il y aurait un lien entre effet de serre et changement climatique. Il existerait de plus en plus d’indices. Mais le lien de cause à effet n’est pas avéré, les preuves sont minces, voire inexistantes. Il existe donc une réelle controverse, à savoir si le changement climatique est une conséquence de l’effet de serre. Et l’enjeu de cette controverse se situe dans le problème de la variabilité naturelle et donc de la part de la responsabilité humaine dans le phénomène.
Cette zone d’incertitude, quant aux preuves concernant la part des causes naturelles ou humaines, ou le sens des causes entre climat et effet de serre, favorise le développement d’un imaginaire de peur et de menace. Celui-ci est d’autant plus fort que la perturbation d’une donnée de la nature peut arriver sans volonté délibérée de la part de l’homme, et donc que l’homme n’a pas de prise sur ce qui le menace. Rendre « l’homme » responsable de l’effet de serre ou du réchauffement climatique, c’est en partie conjurer le côté tragique du destin de l’humanité.
b. Les représentations des solutions et des moyens d’action
Les personnes interviewées ont proposé un certain nombre de mesures et de solutions qui leur paraissent pertinentes concernant les problèmes liés à la gestion de l’énergie. Ces solutions ont été envisagées dans le domaine des transports, dans celui de l’habitat, associé au problème de la pollution de l’air intérieur, dans celui des déchets, dans le secteur industriel et dans celui du développement de la filière des énergies renouvelables.
A titre d’exemples, dans le domaine des transports, les solutions peuvent être soit au niveau des véhicules, soit au niveau des aménagements urbains.
Un des interlocuteurs estime qu’il convient d’agir du côté de l’offre, c’est-à-dire d’améliorer le rendement des moteurs des voitures, de brider les moteurs ou d’avoir des voitures mixtes :
« Il y a une mesure pour éviter les émissions de CO2 qui rapporterait beaucoup qui n’a aucun coût économique, c’est de brider des moteurs à la construction, faire des voitures qui roulent à 150 disons pour laisser une marge mais pas à 180 ou 240. Ca ne coûterait rien. »
Une des personnes interviewées recommande de prendre aujourd’hui des décisions stratégiques qui engagent l’aménagement urbain dans plusieurs années :
« Pour les transports, la question, elle n’est pas tout à fait au même horizon puisqu’on retombe sur des problèmes d’aménagement urbain qui sont longs à bouger mais à la limite, une décision stratégique, elle peut être prise maintenant. »
Dans le domaine de l’habitat, il y aurait deux problèmes, celui de la consommation d’énergie et celui de la qualité de l’air intérieur.
Pour économiser l’énergie, les interviewés préconisent d’optimiser la construction, c’est-à-dire les sources de chaleur naturelles que permettent les vitrages par exemple ou l’exposition de la maison, l’isolation thermique, ces mesures pouvant entrer en contradiction avec la qualité de l’air domestique.
Pour l’air il faudrait améliorer la ventilation, pour permettre le renouvellement de l’air :
« En matière de construction, il faut savoir utiliser tous les apports gratuits, le soleil à travers la vitre, les surfaces vitrées par rapport au reste, l’exposition de la maison, l’isolation thermique… La ventilation, c’est très important parce que le taux de renouvellement d’air induit une consommation d’énergie, si vous renouvelez 6 fois l’air toutes les heures ou 3 fois, c’est pas pareil parce qu’il faut à chaque fois le chauffer. La bonne qualité de l’isolation thermique tient autant aux matériaux qu’à leur mise en œuvre, ainsi qu’à la nature et à la programmation du chauffage. »
Dans le domaine de l’énergie, les énergies renouvelables peuvent constituer un appoint au sein du bilan énergétique et l’énergie nucléaire peut constituer une transition pour lutter contre l’effet de serre.
Finalement les experts ajoutent deux moyens d’action pour maîtriser l’énergie et lutter contre l’effet de serre :
- les taxes et la réglementation qui relèvent de l’Etat et concernent en partie les entreprises
- la communication, la sensibilisation et l’éducation aux problème de l’énergie qui relèvent autant de l’école que des agences spécialisées
Conclusion
Si on souhaite améliorer le fonctionnement du conseil scientifique en terme d’expertise et de conseil, il faut comprendre qu’il existe deux types de débat qui ont une autonomie relative l’un par rapport à l’autre :
¨ Un débat sur le contenu des phénomènes scientifique comme l’effet de serre ou le climat par exemple
¨ Un débat plus implicite sur les représentations que les gens se font de la science :
« Je ne me reconnais pas dans les propos généraux du compte rendu. Il y a une confusion entre deux éléments : les discours en tant que citoyen et celui de l’expert. Il est important de faire le distinguo sur quel est l’imaginaire des membres du CS en tant qu’expert et en tant qu’individu. Tout expert a des compétences, le propre d’un expert c’est de savoir pourquoi il est compétent. Il y a donc eu un mélange dans le retour des interviews. » (CS)
« Est-ce que le scientifique peut avoir un imaginaire séparé de son imaginaire de citoyen. Je pense que ‘je ne suis qu’un’. Les imaginaires sont très fortement ancrés dans la personnalité, mais ils sont aussi passagers, flottants, ou liés à un moment spécifique. » (CS
De ces différents débats et niveaux d’analyse et au regard des résultats de l’étude, plusieurs clivages informent implicitement les processus de décision du comité d’expert :
¨ Un courant dominant mais relativiste lié à la pluri-énergie et un autre préconisant la mono-énergie, c’est-à-dire une seule source énergétique (énergies fossiles ou énergie nucléaire ou énergies renouvelables)
¨ Une tendance favorable au rôle de l’Etat et à son implication dans la politique de l’énergie et une autre tendance laissant plus de marge de manœuvre au marché
¨ Une tension dans le choix d’isoler ou non la production des ressources énergétiques et les usages qui y sont liés
¨ Une croyance forte dans l’autonomie de la science et une autre moindre. Cette dichotomie renvoie au clivage entre l’imaginaire scientifique et l’imaginaire fantasmatique
Paris le 15 octobre 2001