2000, Dominique Desjeux, Pudeur et tabou: socialisation, transgression et domination sociale dans les sociétés humaines

2000, Pudeur et tabou: socialisation, transgression et domination sociale dans les sociétés humaines 

Dominique Desjeux

Professeur d’anthropologie sociale et culturelle à Paris V-Sorbonne

Directeur scientifique d’Argonautes

 

La lecture du récit le plus ancien de la Bible, le texte « yahviste », nous permet de comprendre la dimension anthropologique de la pudeur dans ce qu’elle a de particulier en fonction des cultures et mais aussi d’universel par delà les variations historiques. Le chapitre 2 de la Genèse aurait été fixé par écrit au Xème siècle sous le roi Salomon, au moment où les Hébreux créent un premier royaume sédentaire. La fixation par écrit de la tradition orale des nomades sémites correspond à l’affirmation d’une croyance en un Dieu unique par opposition au polythéisme des sédentaires déjà implantés en Israël ; à la mise en place d’un pouvoir central, celui du royaume de Judée ; et à la construction d’un symbole unificateur, le temple de Jérusalem.

Or que nous dit ce texte ? Il raconte qu’après avoir créé le monde, Dieu a créé l’homme et la femme : «tous deux étaient nus, l’homme et la femme, et ils n’avaient pas honte l’un devant l’autre » (Gen. 2,25, traduction de la Bible de Jérusalem, 1956). Au commencement, si le verbe existait, la pudeur n’existait pas. Mais après avoir mangé du fruit défendu «leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus ; ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes » (Gen. 3,7). Ce qu’exprime le texte de la Genèse c’est que porter un vêtement, aussi minimaliste soit-il comme ici le pagne de feuilles de figuier, symbolise la dimension sociale de la pudeur.

En effet, en rapprochant le moment de fixation par écrit du récit, la création du royaume d’Israël, et son contenu, la découverte de la honte d’être nu, je montre que la pudeur renvoie à trois dimensions anthropologiques fondamentales : le sacré, le pouvoir politique et les interactions entre les hommes et les femmes qu’ils soient de même génération ou de générations différentes. La pudeur est donc un code qui fixe socialement les frontières entre les dieux et les hommes, le chef et les sujets, les hommes et les femmes, les adultes et les enfants. L’enjeu de la pudeur n’est donc pas l’existence ou non d’une frontière, qui semble être présente dans toute société, mais la position et la nature de la frontière entre les groupes sociaux. C’est ce qui fait l’ambivalence sociale de la pudeur qui est tout en même temps une condition de la construction identitaire et de la coopération entre les groupes, un instrument de domination sociale et un moyen de contestation sociale. La pudeur est un enjeu social dont les finalités et les limites sont sans cesse reconstruites par les hommes.

Plus généralement, l’anthropologie m’a montré que toute société construit des règles, implicites ou explicites, par rapport à des pratiques socialement prescrites (ce qu’il faut faire), permises (ce qu’il est possible de faire) ou interdites, en fonction de trois sortes d’espaces domestiques : intimes, privés ou publics. Le contenu et les modalités des interdits et des frontières de ces différents espaces varient suivant les cultures, mais le fait qu’il existe des règles est universel. La pudeur me semble un phénomène universel. Ce qui varie, ce sont les modalités et les lieux d’application des règles de la pudeur.

Transgresser les règles de la pudeur, c’est peut-être d’abord risquer de détruire les individus. Quand la transgression des frontières de l’intime passe par des violences sexuelles, elle remet en cause l’intégrité des personnes, celle des enfants et des femmes en cas de viol ou d’attouchements notamment.

Mais la remise en cause des frontières « normales » de la pudeur peut aussi exprimer une libération. Je pense ici à l’exemple donné par la chercheuse anglaise Alison J. Clark (1999, édition Smithsonian) dans son livre Tupperware. The promise of plastic in 1950s America, qui rappelle que dans les années vingt aux USA des « femmes ayant utilisé des produits de beauté avait été condamnées comme prostituées et socialement considérées comme des parias » (p. 64). Elles étaient considérées comme impudiques par opposition à la « mère au foyer » qui elle symbolisait la vertu et la famille saine américaine. Aussi, après la deuxième guerre mondiale, acheter du rouge à lèvres a représenté un acte féministe de transgression sociale même si, comme ajoute l’auteur, ceci n’a pas changé fondamentalement les limites de leur situation (bound position) dans l’univers domestique.

S’il paraît établi que la transgression des règles de la pudeur peut tout autant relever de la libération que de l’aliénation, peut-on affirmer que ces règles sont universelles avec la même certitude ? En effet, cette affirmation d’universalité qui fonde l’anthropologie ne semble pas évidente a priori, surtout quand je regarde les photos des indiens Nambikwara d’Amérique du sud, du livre de Claude lévi-Strauss (1ère éd., 1955, Plon), Tristes tropiques : ils sont entièrement nus et sont pris en photo dans des positions qui paraissent représenter des relations sexuelles en public et donc prouver qu’ils sont dans un état de nature, « sans honte », proches d’Adam et Eve d’avant le pagne de feuilles de figuier. Et pourtant, d’après Emmanuel Garrigues, sociologue visuel à Paris VII et spécialiste des photos de Lévi-Strauss, la pudeur existe bien. Les photos ne montrent que des jeux sexuels qui sont considérés comme permis dans l’espace public, car quand il y a rapports sexuels les partenaires vont s’isoler dans la forêt. Il leur faut un espace intime caché du regard des autres.

Comment gérer la norme et le regard des autres ? J’ai retrouvé la même question dans le livre de Abdessamad Dialmy (1995, EDDIF), Logement, sexualité et Islam, qui traite des interdits sexuels dans l’Islam, comme le « qae’-derrière » qui correspond à l’homosexualité et à la sodomisation de la femme, deux pratiques « fortement prohibées par de nombreux hadiths » (p.46). Il montre aussi comment  le manque de chambre à coucher, et donc d’espace intime, autant dans les villages traditionnels que dans les villes modernes marocaines, et tout particulièrement dans les quartiers pauvres, rend difficile l’expression du sentiment amoureux. « Pour jouir, raconte une femme interviewée, j’ai besoin de me sentir à l’aise et non obligée de faire cela à la sauvette pour éviter de réveiller ma belle-mère qui dort dans l’autre coin de la pièce » (p. 142). Abdessamad Dialmy montre donc que la possibilité de préserver sa pudeur dépend de l’appartenance sociale : plus les familles appartiennent à des milieux favorisés plus elles possèdent une chambre à coucher autonome pour les parents et donc plus le couple possède un espace intime qui le protège du regard des autres. La pudeur semblent bien présente universellement, aussi démunies ou aussi « traditionnelles » que soient les populations. Elle n’est pas l’apanage des peuples « civilisés ».

C’est ce que confirme aussi l’historien allemand Hans Peter Duerr (1998, MSH) dans son livre Nudité et pudeur. Le mythe du processus de civilisation dans lequel il montre, contre Norbert Elias, un des sociologues allemands les plus importants du XXème siècle, que la pudeur existe au Moyen Âge. Ce que Norbert Elias avait pris pour des pratiques plus « naturelles » ou plus « ouvertes » en utilisant des gravures où hommes et femmes nus sont vus ensemble allants au bain, ne sont en réalité que des scènes de « bains-bordels » (« badepuffs »). Ces scènes de nudité naturelles ne reflètent en rien la pudeur de l’époque : dans « les établissements de bain convenables régnait le plus souvent la séparation des sexes », (p. 49). Les scènes de nu utilisées par Elias pour démontrer son processus de civilisation à la Renaissance ne sont que des scènes érotiques. Ceci n’enlève rien par ailleurs à la qualité des travaux d’Elias qui portent finalement plus sur la socialisation et la naissance historique de la cour, la « curialisation », comme lieu d’incorporation des normes que sur le « progrès » des mœurs. H. Duerr va aussi montrer que comme en Occident, les règles de la pudeur fonctionnent en Orient comme des mécanismes prescripteurs de la norme sociale. Quand en 1886, les costumes de bain font leur apparition au Japon, « ils sont jugés obscènes et en 1888, les autorités de la préfecture de Kanagawa interdisent aux hommes et aux femmes de se baigner ensemble dans la mer » (p 109). La raison en est que bien qu’ils cachent le corps « ils en soulignaient les formes, contrairement au vêtement traditionnel japonais, surtout une fois mouillés quand ils collaient à la peau ».

Cependant, même si la pudeur est un mécanisme universel, sa forme n’est pas immuable. Ainsi au XIXème siècle, sous Napoléon III, les règles de la pudeur en France veulent qu’il ne soit pas décent pour une femme de rester chez elle trop longtemps en peignoir après sa toilette. Peindre une femme « en chemise, à sa toilette », comme l’écrit Marie Simon (1995, Hazan), dans son livre Mode et peinture. Le second empire et l’impressionnisme, signifie pour le peintre une contestation des formes académiques au nom d’un plus grand réalisme, et pour les femmes une volonté de séduction, voire de transgression sociale. Aussi une femme bourgeoise qui sort dans la rue dans la journée doit respecter deux règles : « porter un chapeau (une femme « en cheveux » est une femme du peuple), et avoir les épaules couvertes. Les épaules nues sont réservées aux tenues du soir », (p. 22). Montrer ses épaules dans la journée est impudique. Aujourd’hui ces règles ont à peu près disparu.

 

Ces exemples confirment que la pudeur est bien un mécanisme universel. Mais les codes sociaux qui la définissent évoluent en fonction de l’histoire et sont relatifs aux cultures et aux classes sociales. Les règles de la pudeur régissent ce qu’il est « permis » ou « interdit » de montrer du corps et donc de l’habillement, autrement dit ce qu’il est « prescrit » de cacher. La pudeur exprime l’importance du regard et des normes que chaque société fait peser sur les individus. Celles-ci expriment à la fois les tensions et les conditions de la coopération entre les classes sociales, les sexes, les générations et les cultures. Elles rappellent le poids de la dimension sociale de la vie en société.

 

Paris le 22 janvier 2000

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