2000, D. Desjeux, Sophie Taponier, Alcool, jeunes et consommation : le café OZ à Paris

Vie quotidienne

La consommation dans les bars de nuit : le café OZ

Paris 2000

Dominique Desjeux, Sophie Taponier

consommations-et-societes.fr

Introduction


Cash and carry, bière Foster’s à la pression servie par des « waiters » australiens, meubles en bois massif, matchs de rugby sur grand écran, le tout dans un décor qui évoque l’Australie, « Oz » en langage aborigène, voilà le Café Oz. C’est un lieu à la fois étrange et proche, un lieu qui propose du dépaysement, autant par son décor exotique que par la liberté par rapport aux normes sociales qu’il permet à chacun d’exprimer. Le Café Oz permet de sortir de l’ordinaire en toute sécurité, entre jeunes, entre hommes et femmes ou entre couples.

Comme dans La Tarasque, ce carnaval provençal décrit par Louis Dumond en 1951 qui montrait l’importance de l’inversion comme mécanisme social de maintien de l’ordre de la société, ou les rituels d’inversion décrits par Georges Balandier pour l’Afrique Noire dans Le pouvoir sur scène (1980), le Café Oz participe de cet ensemble flou que représentent les rituels de passage ou d’initiation dans la société moderne. L’ordre social pour se maintenir demande du désordre. Il demande un désordre mimé, un désordre qui reste dans le domaine du symbolique et non du passage à l’action. La frontière entre intégration à l’ordre social et désocialisation est parfois bien fragile, comme entre prendre une « cuite » ou devenir un « poivrot de bar ».

C’est cette fragilité potentielle des frontières entre intégration et exclusion, fragilité qui menace à la fois l’identité sociale de chacun et l’ordre du groupe, qui explique que la plupart des bars de nuit ne sont pas des lieux « sans foi ni loi », des lieux anarchiques, des lieux sans règle. Au contraire, tout se passe comme si le sentiment de liberté et de convivialité pouvait d’autant plus se développer à l’intérieur du bar que des frontières invisibles mais strictes encadraient implicitement l’action de chacun.

Au café Oz, l’ambiance de liberté tient à la fois à la sélection discrète qui est faite à l’entrée au fur et à mesure que la nuit avance et charrie avec elle son lot de noctambules aux « comportements aléatoires », et à la liberté de mouvement qui règne à l’intérieur grâce à la pratique anglo-saxonne du cash and carry qui demande à chacun de commander sa boisson, de la payer comptant et de l’emporter vers son groupe ou une table où il sera possible d’engager la conversation et de se faire de nouveaux contacts, ou encore de rester au bar. Cette liberté de mouvement qui permet la liberté des contacts symbolise la distance que chacun peut prendre par rapport aux normes sociales du jour, du monde des adultes et de la sédentarisation. Le mouvement crée l’illusion nécessaire de la fuite du quotidien routinier. La boisson produit un sentiment ponctuel de fusion.

Nous retrouvons avec les bars de nuit des thèmes développés par la pensée post-moderne, et tout particulièrement avec Michel Maffesoli en France, sur la place de l’émotion, de la « fusion communautaire » (1988, p. 94 et sq.), de « l’orgiasme », comme « socialité » dominante de la période contemporaine par opposition à une période antérieure présentée comme plus individualiste (1982), et du « nomadisme » aujourd’hui (1997).

Cependant, nous constatons avec cette enquête, suite à d’autres enquêtes sur les jeunes, sur leur consommation d’alcool (Dominique Desjeux et alii, 1994), sur leurs pratiques culinaires (Isabelle Garabuau-Moussaoui et alii, 1996), sur le look des adolescents (Lionel Fanardjis, 1997), ou sur l’usage d’objets techniques liés à la communication, que l’argument de l’arrivée d’une société post-moderne qui remplacerait la société moderne, décrit en réalité une étape du cycle de vie, la jeunesse. Cette étape permet le passage de l’adolescence vers un état adulte plus ou moins stabilisé. De plus, ce n’est qu’une partie des activités de ce cycle qui est décrite, c’est un moment spécifique, celui de la nuit, de l’inversion, voire de la transgression. Quand il s’applique aux adultes, il reste très marginal et ponctuel. Le fusionnel, l’orgiasme et l’émotionnel ne semblent donc pas tant décrire une nouvelle société post-moderne, que les fantasmes de cette société. Elle rend compte surtout des pratiques des adolescents ou des jeunes entre 20 et 30 ans.

C’est aussi sur ce groupe d’âge, ce groupe transitionnel, que la notion de tribu, liée à l’idée d’échange et de lien, semble le mieux s’appliquer pour le moment si on se réfère aux recherches de Bernard Cova (1995) et d’Olivier Badot (1998) sur le marketing tribal qui, en s’inspirant des travaux de Michel Maffesoli, cherchent à l’élargir à des groupes adultes.

Mais surtout, l’enquête sur les bars de nuit montre que le fusionnel est encadré, qu’il ne fonctionne pas dans un vide social spontané et « anomique ». L’émotion s’exprime à travers des codes. La « superficialité »  apparaît comme une de ces règles. Elle représente un des codes spécifiques de la sociabilité des bars de nuit. Comme la clôture du bar exprime la barrière qui protège, la superficialité représenterait le niveau à ne pas dépasser sous peine de créer un désordre tel que la vie sociale ne serait plus possible, notamment entre les sexes au moment de la « drague ». Ce qui peut varier en fonction des bars, des individus ou des groupes, c’est l’appréciation de cette norme et le niveau acceptable de transgression.

« L’éphémère » individualiste, dénoncé par Gilles Lipovesky, ou à l’inverse « l’affectuel » communautaire décrit par Michel Maffesoli, voire le « nomadisme » des jeunes que nous avons observé au moment des déménagements (Dominique Desjeux et alii, 1998), existent bien mais non pas tant comme des nouvelles tendances de la société « post-moderne » que comme des moments ponctuels d’inversion liés à un passage, à une étape générationnelle.

Initiation, aide au passage et ritualisation sont des mécanismes sociaux qui existent dans toute société. Ce qui varie en fonction des cultures et de l’histoire, ce sont les formes du passage et le sens des rites. L’enquête montre qu’il est difficile de repérer aujourd’hui des rites équivalents aux rites institutionnels agraires et religieux qui structuraient encore il y a une quarantaine d’années la société française. Nous observons aujourd’hui une multiplication de micro-rituels d’initiation et de passage pendant la période de la jeunesse (permis de conduire, rallyes, déménagements fréquents, « premières fois » diverses, pratiques culinaires du mélange et de l’improvisation, fréquentation des bars de nuit, etc.), dont l’accumulation jouerait la même fonction d’aide au passage que les anciens rites institutionnels, mais davantage sous le contrôle des pairs et sur une plus longue période.

L’arrêt de ces pratiques agit comme un marqueur du passage. Il signifie que le passage est terminé, ce qu’Alain Cottereau avait appelé dans les années soixante, dans un autre contexte, celui de la décision de construire le métro parisien, le « point de Panurge », où la décision est prise et où tout le monde suit, sans qu’il soit possible pour autant de déterminer un moment de la décision. Cet arrêt n’étant pas codifié socialement de façon stricte et visible, les formes de l’arrêt et de la continuité variant en fonction des générations, cela peut donner l’illusion d’une jeunesse sans fin, qu’il n’y a plus d’adultes, qu’ils sont immatures (cf. le dossier animé par P. Cabin, 1999).

Finalement le Café Oz s’intègre parfaitement dans un jeu social dont son responsable, Jimson Bienenstock, n’a pas eu forcément une conscience explicite au moment de son lancement, mais dont il a su saisir avec talent les ressorts de fait : permettre à chacun d’échapper aux routines du quotidien, de lever ses inhibitions pour favoriser les contacts dans une ambiance de sécurité et un imaginaire australo-anglophone. En jouant sur un imaginaire étranger à forte connotation positive liée au lointain et au nomadisme, le Café Oz renforce le sentiment de liberté par rapport aux normes françaises symbolisées en partie négativement par le café français. Que Jimson Bienenstock soit aussi remercié d’avoir ouvert toutes grandes les portes du Café Oz à des jeunes chercheurs en sciences humaines, une preuve s’il en est de son ouverture.

 

En terme de méthode, nous avons utilisé des approches quantitatives simples (tris à plat, tris croisés), et qualitatives, fondées sur l’entretien face à face, l’observation et la photographie. La photographie est surtout utilisée ici comme une illustration de l’enquête de terrain et comme un moyen de recouper l’information orale. Dans d’autres enquêtes sur le quotidien, nous l’utilisons comme moyen de stimuler d’autres réponses de la part des interviewés en leur montrant les photos que nous avons prises chez eux et en les faisant parler à leur propos. Nous avons remarqué que cette méthode permettait une plus forte expression des émotions comparée à la seule technique des entretiens. D’autres variantes consistent à montrer aux personnes des photos sur un thème qui les concerne mais prises chez quelqu’un d’autre et de les faire réagir dessus.

Pour le moment il reste deux débats ouverts : celui de la place de l’esthétique dans la photographie ethnologique ou micro-sociologique qui, de notre point de vue, possède un risque fort de « tuer » le vécu au profit d’une esthétisation plus émotionnelle de celui qui regarde, ce qui limite l’objectivation ; et celui de l’analyse des photos en tant que telles par le chercheur qui les a prises, ce que nous ne faisons pas pour le moment car nous n’avons pas trouvé de méthode pour limiter les projections du chercheur sur les photos. Derrière ce débat nous avons un postulat méthodologique, qui est de partir du point de vue de l’acteur, que ce soit pour reconstruire le sens qu’il donne à son action ou pour en déduire les structures qui l’organisent. Esthétique et sémiologie projective du chercheur semblent aller à l’encontre de ce principe pour le moment.

 

CHAPITRE I

 

LE CAFE OZ : L’AILLEURS, LA LIBERTE

ET LA RENCONTRE

 

 

I. Comment utiliser la nuit pour s’évader[1]

 

Au cœur de Paris, le quartier des Halles regorge de cafés, de bars et autres lieux de la vie sociale. Aussi, la concurrence, pour attirer la clientèle, y est souvent rude. Et pourtant, le Café Oz, abréviation d’Australie, situé rue Saint Denis, s’est très vite fait une place spéciale, notamment auprès des jeunes. Unique chaîne de bars à Paris aux couleurs de l’Australie, « l’Australian bar » revendique une certaine spécificité grâce à un décor qui marque son originalité par rapport aux standards parisiens. Sur les murs, les tables ou le sol, le bois domine, un bois massif et dont les irrégularités portent les empreintes du passage incessant d’une vie humaine sans cesse renouvelée. Les photos au mur montrent des paysages sauvages et des crocodiles immobiles tapis dans la pénombre. De vieilles valises de cuir disposées çà et là donnent une ambiance chaleureuse et un arrière-goût d’aventure…

Pour comprendre les raisons de la réussite du Café Oz auprès des jeunes, notre enquête s’est orientée vers l’analyse de la vie sociale du bar : sa population, sa structure et ses rites. Nous nous sommes donc attachées à déceler les différents éléments qui composent la spécificité et l’originalité du Café Oz, à repérer comment ils répondent aux attentes des jeunes et comment ils influencent les formes de la sociabilité qui s’y développent, faites de liberté et de transgression sous contrôle[2].

1.      Respecter l’anonymat, un moyen de créer la confiance et le sentiment de bien être

 

a. Une ambiance anglo-saxonne

La dimension à la fois étrangère, anglo-saxonne et australienne du Café Oz apparaît pour ses clients comme l’un de ses principaux atouts. En effet, si le Café Oz est un bar australien, il est surtout perçu comme un bar anglo-saxon, voire tout simplement étranger. En d’autres termes, la clientèle du Café Oz se représente le bar avant tout par opposition aux bars français, dont elle critique le peu de distraction et l’ennui qui y règne : « Si on compare à un bar-brasserie à Paris, qu’on voit à tous les coins de rue, c’est à mourir d’ennui. Déjà, les cafés parisiens sont de style bourgeois. Dans les cafés parisiens, on a tendance à regarder la façon dont tu es habillé, on a tendance à voir si tu es vraiment Français, ils ont une façon, ils ont un style français. » Les bars français sont définis par les enquêtés comme des lieux où l’on s’ennuie, où l’apparence et la tenue vestimentaire comptent plus que la possibilité de se distraire. Ils symbolisent le regard de l’autre sur soi, la norme sociale à respecter.

A l’opposé, le Café Oz, comme les bars étrangers en général, semble favoriser un certain anonymat du fait du caractère étranger du lieu. Cet anonymat est vécu positivement. Ainsi, deux jeunes hommes nous avaient confié lors d’un entretien le peu d’enthousiasme que leur procurait leur première visite au Café Oz. Nous les avons néanmoins revus à maintes reprises dans les mêmes lieux, si bien qu’un soir, ils nous ont expliqué que le Café Oz leur provoquait un sentiment de liberté lié au côté « impersonnel » du bar. C’est justement ce sentiment de liberté que le Café Oz, en tant que bar « non français », offre à sa clientèle, qui lui permet d’avoir la sensation de pouvoir se comporter comme bon lui semble et donc de se distraire. Se distraire, c’est avoir l’impression de pouvoir échapper au contrôle des normes sociales françaises.

C’est pourquoi certains sont exclusivement clients du Café Oz. D’autres se focalisent sur les bars étrangers : « On fait un peu le parcours des pubs, en fait. Comme on est au nord de Paris, on descend ; enfin, généralement, c’est l’Irlande, après, l’Angleterre, et après l’Australie. » Dans les deux cas ils évitent les bars français.

En effet, les clients du Café Oz que nous avons rencontrés partagent un goût souvent exclusif pour les pubs. C’est donc le critère « étranger », et tout particulièrement anglo-saxon, qui est ici discriminant par rapport à l’ensemble des autres bars parisiens. L’exotisme que les clients attribuent au lieu se retrouve souvent dans leur discours : un décor différent, des boissons originales et surtout une manière de commander différente, le « cash and carry » qui demande de payer comptant et d’emporter soi-même sa boisson sans l’intervention d’un serveur.

Le Café Oz s’affirme comme un bar étranger, non seulement par son décor « australien », par les personnes qui y travaillent, les serveurs anglophones, ou par les boissons que l’on y trouve, le vin australien ou la bière Foster’s , mais aussi par la population qui l’occupe, maintes fois définie par nos interlocuteurs par son cosmopolitisme et son caractère hétéroclite. Le Café Oz est représenté comme une sorte de « melting pot », où toutes les nationalités se côtoient dans un même milieu. Ce milieu a ceci de particulier qu’il est étranger aussi bien pour les personnes de nationalité étrangère que pour les Français eux-mêmes. Seuls les Australiens s’y trouvent en territoire connu, mais ils sont si peu nombreux que, comme les autres, ils se retrouvent en situation de minorité. Ainsi, le pouvoir suggestif du cadre, conféré par un décor résolument non français et par l’anglophonie des barmen, laisse facilement croire que l’on est surtout entouré d’étrangers dont les codes de sociabilité sont perçus comme moins contraignants.

Les toilettes pour femmes représentent un autre lieu clé de cette liberté que permet la vie dans un lieu cosmopolite. Il y est possible de déchiffrer parmi les graffitis une correspondance animée en anglais et en français à propos des tests sur les animaux, de la compétence des amants français, ou des essais nucléaires de Mururoa.

Que ce soit en l’espace de quelques dizaines de minutes ou de quelques heures, le client français joue volontiers le jeu de l’étranger et n’hésite pas à aborder d’autres personnes directement en anglais. L’anglais est beaucoup utilisé au Café Oz. Selon une personne interrogée, cela entre dans la définition même d’un pub : « Le pub c’est justement le côté anglophone. » Le plaisir procuré par la pratique de la langue anglaise par les Français qui fréquentent le pub est évident. L’anglais est la langue étrangère la plus enseignée en France et une partie des jeunes se trouve capable de tenir une conversation dans cette langue. En outre, bien que rattachée à tout un monde anglophone, de l’Australie aux Etats-Unis en passant par l’Ecosse, elle revêt une dimension internationale qui dépasse les frontières des pays anglophones. Un jeune client souligne justement qu’en parlant anglais, non seulement il parle « à la fois américain, canadien, irlandais, écossais et néo-zélandais », mais encore il peut se faire comprendre par des individus de toutes nationalités. L’anglais est vécu comme un langage international, une sorte d’espéranto qui établit un lien entre tous ceux qui le parlent. L’anglais crée du lien social sur un mode informel. Il permet une fusion temporaire hors des conventions établies.

Selon leur envie, les clients peuvent choisir de pratiquer ou d’améliorer leur anglais (« On parle autant anglais que français, ça c’est quelque chose que j’aime bien, c’est un bon exercice, c’est agréable, j’aime beaucoup ça. »), tout comme profiter d’un fond sonore étranger (« Ça me fait plaisir d’entendre des gens qui parlent anglais. »).

Souvent même, des clients français reconnaissent passer leur commande en anglais. En entrant au Café Oz, non seulement le décor leur donne l’impression de basculer de la France vers l’étranger, mais encore ils choisissent de s’y fondre entièrement en jouant le jeu : commander ou parler aux barmen en anglais alors qu’ils pourraient le faire en français, boire des cocktails exotiques alors qu’ils ont l’habitude d’un « Perrier rondelle », ou aller jusqu’à débusquer du vin australien alors que partout ailleurs règnent en maîtres incontestés les vins français. Cela montre que pour les clients du Café Oz, le cadre et l’ambiance de ce bar sont autre chose que la reproduction, fidèle ou infidèle, d’un bar australien à Paris. Ils leur donnent le sentiment de pouvoir chavirer d’un monde extérieur, celui des contraintes du quotidien, du jour et de la France, vers un autre, celui plus libre et plus convivial de la nuit, du temporaire et du lointain anglophone.

Au fil des entretiens, il est apparu qu’une partie non négligeable des clients avait déjà eu une expérience du monde anglo-saxon. D’eux-mêmes, ils établissent un lien entre cette expérience et leur présence au Café Oz, où ils recherchent une ambiance familière : « J’ai vécu un an aux Etats-Unis alors tout ce qui est anglo-saxon, c’est pour moi. » Le fait que l’on puisse choisir le Café Oz comme réminiscence d’une « expérience anglo-saxonne » confirme la force de dépaysement que recèle le Café Oz. Celle-ci est renforcée par le fait que le bar met à disposition de ses clients divers magazines anglo-saxons gratuits, comme France USA Contacts, « for anglophones & anglophiles ».

Alors que le Café Oz contribue à replonger une bonne partie de sa clientèle dans un univers anglais ou américain, il parvient simultanément à représenter l’Australie. C’est là une des particularités de ce bar : évoquer à la fois un monde anglo-saxon déjà connu et réaliste et une Australie inconnue et qui fait rêver. Comme pour la plupart des pays étrangers, l’Australie évoque des idées et des images plus ou moins stéréotypées[3]. Les entretiens que nous avons réalisés montrent la haute cote de popularité de l’Australie pour la clientèle ; c’est un pays qui attire. Entrer dans le Café Oz, ce serait s’en rapprocher, ce serait rendre l’Australie plus accessible : « C’est un truc que j’avais dans la tête, depuis toute petite, j’avais envie d’aller en Australie. Et… voilà, quoi, donc c’est pour ça que je suis entrée ici plutôt que dans un bar américain ou irlandais ou… »

A l’attrait exercé par le pays, avec ses déserts et ses plages, s’ajoutent la sympathie, la jovialité et la tolérance que l’on prête à ses habitants : « Pour moi, c’est une communauté vachement sympa, je pense, très accueillante, on a beaucoup à apprendre. » Même si pour certains, le décor est faussement authentique et peu vraisemblable, il n’en reste pas moins particulier. Pour d’autres, il suffit de le vouloir pour le croire et alors : « Le Café Oz ? C’est l’Australie en miniature à Paris. »

b. Le Café Oz : un moyen de fuir le quotidien et un lieu sûr pour se distraire

Par rapport à son environnement immédiat ou culturel, le Café Oz se caractérise par plusieurs différences, que ce soit en termes de clôture de l’espace ou de structuration du temps, en plus de la coupure linguistique déjà indiquée.

L’extérieur, c’est d’abord le quartier de Châtelet – Les Halles. Tout au long de notre enquête nous avons constaté que les barmen ont toujours pris soin de baisser les rideaux sur les fenêtres, qui donnent sur la rue Saint Denis. Ce geste intervient généralement avant 22 heures, au moment où les Halles sont perçues comme « peu sûres ». La clôture rassure. Le Café Oz donne un sentiment de sécurité : « J’aime pas trop le quartier des Halles, c’est chaud, un peu effrayant, mais là, c’est un peu comme un paradis au milieu de l’enfer quoi. »

La structuration du temps, faite de ruptures de rythmes et de levées des contraintes, est une autre composante de cette micro-société « parallèle ». En effet, la temporalité du Café Oz s’inscrit en symétrique inversé du rythme diurne de la vie urbaine. Le temps urbain diurne est celui des impératifs scolaires, professionnels ou commerciaux. Au Café Oz, le calme du début d’après-midi, l’ambiance chaleureuse de « l’happy hour », le vide de la période 20 heures – 21 heures et l’afflux de la nuit représentent, par leur alternance marquée, le strict envers de la vie sociale quotidienne, marquée par la routine et la répétition des rythmes. A l’heure où la majorité de la ville s’endort, le Café Oz s’éveille dans une apothéose de musique qu’il semble avoir attendu toute la journée. Les clients eux-mêmes évoquent la différence d’activité par rapport à l’extérieur : « Disons qu’ici le soir il se passe quelque chose. » Notre travail d’observation, et particulièrement la photographie et la technique du « point fixe »[4], nous ont permis d’affiner les différents degrés d’affluence au cours d’une même soirée et de mettre en évidence ce caractère crescendo de la vie du bar au fur et à mesure que la nuit s’avance.

Tout au long de l’année, le temps au Café Oz est ponctué de repères festifs particuliers, véritables rites de sociabilité, et qui se veulent résolument « étrangers ». En effet, une fête, comme la soirée à thème donnée le soir de Halloween[5], ou encore les matches de football retransmis sur grand écran, appartiennent à une culture anglo-saxonne, ou tout du moins à une culture traditionnellement non parisienne6.

Le Café Oz ne se différencie pas seulement par le décor, la langue, sa clôture par rapport aux Halles ou son inversion par rapport aux rythmes diurnes, mais aussi parce que c’est un lieu inclassable. Le Café Oz est bien un lieu public, mais qui entre difficilement dans une catégorie bien définie ; on remarque en effet chez les enquêtés un flou dans les représentations de l’endroit, qui confirme son originalité : « Ça se rapproche du pub, mais ça ne serait pas un pub, puisqu’il n’y a pas le côté anglais… », « C’est très grand mais en même temps, ça reste assez un petit coin… ».

Les réflexions des clients laissent apparaître d’autres facteurs de singularisation du Café Oz. En effet, pour les « non-initiés » au langage anglo-saxon, l’appellation « Oz » éveille la curiosité, plus encore, l’imaginaire des clients. L’ambiguïté du nom donne lieu à des interprétations qui ajoutent une certaine surenchère de mystère à la dimension exotique du Café Oz : « Vous connaissez l’histoire du magicien? (…). Je crois qu’ils ont voulu donner l’image d’un endroit assez spécial, assez sombre avec beaucoup d’aventures. »

De même, l’importance attachée au bois, qui constitue l’environnement et d’une certaine manière l’ambiance, n’est pas sans évoquer le fantasme de l’authentique : « Ca semble chaleureux et simple ». Aussi les clients du Café Oz peuvent-ils se détacher d’un quotidien parfois pesant pour entrer dans un monde où les contraintes ne sont plus les mêmes. Selon un client, ce bar contribue à « déstresser ». Le Café Oz peut être ainsi perçu comme une échappatoire, un exutoire face aux tensions de la vie quotidienne. Baudelaire, poète urbain par excellence, voyait dans l’exotisme le symbole d’une société et d’un passé meilleurs.

 

Mais si le Café Oz paraît reconstituer la nuit un monde différent, un monde en soi, en rupture avec le modèle dominant du jour, il n’en reste pas moins un monde social avec ses règles de déplacement dans l’espace et ses codes de sociabilité.

2.      La vie sociale au Café Oz : une spontanéité organisée

 

a.       Contrôle à l’entrée, liberté et convivialité à l’intérieur

La vie sociale du Café Oz se caractérise par une spontanéité organisée. Deux pôles structurent cet espace de liberté : l’entrée contrôlée par un videur qui garantit la sécurité à partir d’une certaine heure de la nuit, et le fond de la salle avec le bar où officie le personnel, qui garantit l’anonymat.

Les videurs assurent une fonction clé pour le bon fonctionnement de l’ambiance de liberté, celle de sélectionner à l’entrée le « bon » public du « mauvais ». Même si cette sélection sociale est peu visible, elle doit rester perceptible pour rassurer la clientèle. En soirée, le nombre de clients augmentant sensiblement, le videur fait donc attention à ne pas laisser entrer les jeunes dont l’apparence laisse supposer qu’ils sont capables de troubler l’ambiance du bar.

A l’autre extrémité de l’espace, le personnel du bar travaille derrière le comptoir. Le patron qui n’est là que certains jours de la semaine ne sert pas au bar. Doté d’un contact facile, il discute avec les serveurs et les clients. Il s’attache à faire régner un climat de convivialité. La plupart du temps, il délègue son rôle de superviseur à une seconde personne qui sert au bar et qui se détache peu du reste des barmen. Les clients du Café Oz établissent difficilement une distinction entre les barmen et le patron du bar. Parmi les personnes interrogées, peu d’entre elles parlaient du « patron ». Lorsqu’elles en évoquaient la présence, elles restaient généralement très vagues : « le type avec les cheveux rasés » – caractéristique qui ne différencie pas le patron de son délégué puisqu’ils ont tous deux les cheveux rasés.

Si les clients ne perçoivent pas spécialement de hiérarchie sociale dans l’organisation du fonctionnement du bar, ils sont par contre sensibles à une différence fondamentale par rapport aux pratiques des cafés français, celle du « cash and carry », une habitude anglo-saxonne qui oblige le client à se déplacer lui-même vers le bar pour aller chercher et payer sa boisson avant de l’avoir consommée.

 

b. La relation entre barman et client : une familiarité distante qui laisse à chacun sa liberté

L’intensité des interactions entre les clients et les barmen varie partiellement en fonction de la personnalité de chacun. Certains barmen sont plus chaleureux et ouverts que d’autres. Cependant, d’une façon générale, nous avons remarqué qu’un faible degré de familiarité les unissait à leurs clients. Les barmen appellent rarement leur client par leurs prénoms par exemple. Le fait que le client soit un habitué ou un client occasionnel ne semble pas beaucoup influer sur son degré de familiarité avec les barmen. Une habituée qui vient tous les jours dit des barmen : « Il y en a avec qui on parle un peu parce que, à force de venir, ils nous reconnaissent, on se reconnaît quoi. Pas d’affinité particulière, non, une connaissance ». Les clients n’ont aucun ressentiment vis-à-vis des barmen. L’indifférence, même si parfois elle n’est pas exempte de sympathie, semble caractériser leurs relations.

Le faible degré de familiarité est en partie lié au principe du cash and carry. Les barmen restent la plupart du temps derrière le comptoir. Ainsi, les conversations entre un client et un barman ne peuvent s’établir qu’autour du comptoir, à l’écoute de tous. Il est difficile en outre pour le barman d’engager la conversation avec son client qui peut, une fois servi, s’éloigner aussitôt du comptoir. La structure du Café Oz a donc un impact sur la nature de la relation entre les barmen et les clients, créer une relation plus fonctionnelle qu’affective. Elle protège donc l’anonymat recherché par une partie des clients.

Cependant, nous avons remarqué qu’au-delà de la distance provoquée par le système de « cash and carry », le degré de familiarité entre les barmen et les clients peut varier suivant la nationalité et notamment vis-à-vis des clients australiens ou anglo-saxons. Ainsi deux Australiennes qui viennent au Café Oz depuis un mois disaient des barmen qui sont tous australiens : « On a de la chance parce qu’on connaît les barmen et ils nous protègent, ils nous demandent si ça va et tout ».

La différence de familiarité entre les barmen et les clients peut également s’expliquer par les différences culturelles. En effet, les normes des cultures respectives peuvent parfois se transformer en obstacles. L’exemple le plus frappant que nous ayons eu à observer est celui de l’humour : « Oui mais un Français, il ne comprend pas ces blagues là, il ne les connaît pas. Il faut lui expliquer que c’est une blague, que c’est de l’humour australien ». Dans le discours de certains, une ségrégation s’opère entre clients et barmen, conséquence de l’irréductibilité de l’humour français et de l’humour australien. Le Café Oz importe d’Australie non seulement sa propre organisation, mais aussi une partie de sa propre culture. C’est peut-être la raison pour laquelle de nombreux clients opposent le Café Oz aux cafés français. En effet, la nature de la relation entre les clients et les barmen du Café Oz diffère de celle qui peut s’établir dans un café français où des liens sociaux relativement forts unissent les serveurs aux clients. Certains clients regrettent ce manque d’intimité avec les barmen. Un client venu de Marseille disait des barmen : « Il n’y a pas trop de contact. Là, le barman fait son job, mais je crois qu’il a pas le temps d’être convivial, de s’occuper de sa clientèle, tu vois, genre : Allez laisse. Bouge pas, tu as consommé tant, je te mets la tienne [je t’offre un verre] ». Dans les bars français, le passage d’un lieu public à un lieu semi-privé, où l’on est perçu comme un habitué, se réalise bien souvent par l’intermédiaire des serveurs qui symbolisent à la fois l’intégration sociale mais aussi la contrainte sociale liée au groupe. Ici, les barmen ne jouent pas ce rôle, ce qui permet de préserver les marges de liberté de chacun.

 

c. Le mouvement dans l’espace comme condition de la liberté

Quand les clients franchissent le seuil de la porte du Café Oz, ils disent se retrouver dans un lieu à part, où la vie sociale se caractérise par de nombreuses interactions et un certain degré de liberté, liberté d’occuper son temps, liberté de se déplacer.

Comme nous l’avons vu plus haut, les clients du Café Oz partagent bien souvent une même intention, qui est de faire des rencontres et si possible en anglais. En outre, même si toutes les personnes interrogées ne le disent pas explicitement, le désir d’une rencontre avec une personne du sexe opposé est souvent présent. Une partie des pratiques des clients du Café Oz est donc orientée vers la rencontre, qu’elle soit amicale ou plus sexuée, et plutôt sur un mode ponctuel, ce que favorise l’organisation de l’espace.

Le faible degré de familiarité entre les barmen et les clients, que nous avons décrit plus haut, constitue un des atouts de la vie sociale au Café Oz. Les clients peuvent se comporter comme ils le désirent, sans être trahis par une interconnaissance trop profonde avec les barmen. Les clients peuvent adopter des stratégies de rencontre, plus libres et spontanées, qu’ils n’oseraient peut-être pas mobiliser dans un autre lieu plus conventionnel. En outre, le principe du cash and carry concourt à un relatif effacement des barmen dans la salle, ce qui limite la mise en place de règles de bienséance imposées par le personnel du fait de sa seule présence.

Certes, les individus arrivent de l’extérieur avec des normes qu’ils ont intériorisées et qui continuent de guider leur action. Ils sont même sélectionnés à l’entrée sur leur capacité apparente à respecter les normes minimales de la vie sociale du bar. Ainsi, peu de personnes passent outre le fait de consommer. Mais ici plus qu’ailleurs, les règles de sociabilité sont relativement souples et se réduisent à leur minimum : ne pas déranger l’autre. Les clients apprécient la grande souplesse des règles que leur accorde le personnel. Nombre d’individus ont souligné le fait que certains soirs on pouvait danser sur les tables. La sensation de liberté des clients est visible tous les jours de la semaine.

L’incorporation des règles de la vie sociale en dehors du bar, le contrôle des entrées et la souplesse des règles de sociabilité à l’intérieur du bar, font que les individus ne se sentent pas l’obligation d’adopter tel ou tel comportement. Ce sentiment de faible contrainte leur permet de développer des stratégies de rencontre qui sont d’autant plus aisées que l’espace est organisé pour favoriser la mobilité, les contacts collectifs mais aussi le retrait.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Photo a : Sur cette photo prise un lundi à 20h, la jeune fille a une attitude très décontractée. Le fait qu’elle allonge ses pieds sur le banc dénote un certain relâchement qu’elle n’aurait peut-être pas dans un café français. Café Oz, 1996.

 

d. Le jeu de la rencontre et du retrait

L’espace du Café Oz comprend deux grands espaces, l’un tourné vers la rencontre, l’autre vers le retrait ou l’isolement.

Le premier espace comprend trois sous-espaces : le bar, les tables à proximité du bar et les tables plus excentrées7.

Comme le comptoir est situé à la fois au fond et au cœur de l’espace du bar, il est facile d’accès et aussi plus attirant. Le bar forme un cercle autour duquel les clients peuvent s’installer. Ces dernier utilisent souvent les adjectifs « sympa » ou « convivial » pour qualifier cet espace. L’emploi de ces adjectifs traduit en fait les possibilités d’interactions que leur offre le bar : « On est allé au comptoir parce que généralement, le comptoir c’est vachement plus convivial. Mais ça dépend, si tu as le toupet de t’installer à côté des gens et de commencer à parler ».

Les tables à proximité du bar permettent d’établir de nombreux contacts. Ce sont de grandes tables prévues pour environ huit personnes, or la plupart des clients viennent seuls ou à deux ou trois. Ainsi, les clients qui s’assoient autour des grandes tables se retrouvent souvent à côté de personnes qui leur sont étrangères. Cette situation facilite les échanges, comme le dit une jeune étudiante de 22 ans : « Une fois, j’étais venue avec ma soeur, on était assises à une table, on discutait toutes les deux, il y a un couple de 45-50 ans qui s’est assis, et on a discuté avec eux. C’était sympa ».

Enfin, dans la salle se trouvent également des tables hautes sans chaises. Les clients sont debout. Ils entrent facilement en contact avec les personnes qui se déplacent pour aller chercher leurs consommations ou aller aux toilettes.

Ces trois sous-espaces en cercle, en longueur ou sans chaise, en facilitant la mobilité et le regard, concourent à créer les conditions du contact de façon souple et informelle.

Les déplacements sont nombreux au Café Oz. Le client peut rester un temps au bar après avoir commandé sa boisson, puis s’installer dans la salle. Une jeune cliente décrit son itinéraire : « D’abord, je me suis mise au bar pour commander, ensuite, j’ai regardé où est-ce que je serais susceptible de m’installer, je suis venue ici [table en face du bar], j’ai posé mon verre, je suis allée aux toilettes et je suis revenue prendre mon verre et je me suis installée ici [table sur le côté droit de la salle] ». Les clients n’hésitent pas à changer de table, pour un autre emplacement qui semble mieux leur convenir. La mobilité des personnes seules est encore plus forte. C’est ainsi qu’un habitué du Café Oz, qui vient toujours seul, disait : « J’aime bien changer de place. Je change peut être deux ou trois fois de place. Selon mon envie en fait, selon qu’il y a une place qui m’attire, dans laquelle je ne suis jamais allé. Quand vous entrez dans une brasserie, vous n’êtes pas censé vous déplacer. Ici vous sentez que vous pouvez le faire, ça ajoute au niveau de la liberté, ça ajoute au plaisir du lieu lui même ». La forte mobilité spatiale permet au client de trouver la place adéquate pour occuper son temps comme il l’entend. Le client sait que le choix d’une table n’est pas forcément définitif, il ne se sent pas cloisonné dans l’espace, il se sent libre. Cela lui ouvre des opportunités de rencontre. Un jeune cadre d’une trentaine d’années disait : « On peut rencontrer des gens, on peut facilement lier conversation avec des gens, si tu vois quelqu’un qu’a l’air sympa, tu peux t’asseoir à côté de lui par exemple ».

La mobilité, liée à la pratique du « cash and carry », permet à certains clients d’utiliser ce déplacement obligatoire comme une tactique de rencontre aléatoire ou improvisée. En effet, lorsqu’il change de place, le client ne se sent pas jugé par les superviseurs du lieu, ni même par les autres clients qui de toutes façons font de même. Une jeune femme qui vient tous les jours au Café Oz dit : « Ici tu peux bouger, tu peux faire ce que tu veux. Les gens, ils sont décontractés ici. C’est pas comme les cafés français ! Là tout le monde te mate, t’es pas peinard ». Le déplacement dans l’espace s’effectue en tout anonymat. La personne ne se sent pas visée, épiée, elle ose changer de place.

L’observation d’un couple est significative de cette liberté. Deux garçons, qui ne semblent pas connaître les lieux, entrent dans le Café Oz. Ils tournent autour du bar, cherchent une place et s’installent à une table près du bar. Ils remarquent la petite pancarte sur la table qui explique le principe du « cash and carry ». Alors ils se lèvent et commandent au bar. Finalement ils vont rechercher leurs affaires et s’installent au bar. Ils ne connaissaient pas ce lieu. Ils ont pourtant effectué de nombreux déplacements sans qu’une impression de gêne n’émane de leur comportement. Dans des lieux plus formels, les nouveaux venus ont généralement une mobilité spatiale la plus réduite possible car ils ont peur de se faire mal voir. Au Café Oz, on ne se fait pas remarquer, celui qui change de place n’est pas un atypique, le nouveau n’est pas un intrus.

Les observations réalisées dans le bar nous ont aussi permis de remarquer que les hommes et les femmes occupent indifféremment l’espace. Les femmes n’hésitent pas à s’installer au comptoir. Les tables sont occupées aussi bien par des hommes seuls que par des femmes seules. La faible division sexuelle de l’espace autorise un homme à s’installer à côté d’une femme sans que cela ne paraisse suspect. Le fait qu’il entame une conversation semblera découler tout naturellement de cette situation de proximité. C’est ainsi qu’un homme dit : « Ici on peut aborder des filles, je veux dire, sans qu’il y ait une tension ou quoi que ce soit ». Les hommes se sentent plus libres d’aborder les femmes. De même une femme, en raison de la forte mobilité, ne se sent pas agressée lorsqu’un homme l’aborde et poursuivra la conversation engagée.

La liberté laissée par les barmen, l’organisation des tables et la mobilité spatiale favorisent les stratégies de rencontres. Et pourtant le Café Oz permet aussi des stratégies d’isolement ou de retrait. La force du pub est de permettre autant la fusion du collectif que le retrait plus personnel. L’espace n’oblige pas à participer à la vie de groupe.

Au Café Oz, les clients ont également la possibilité de s’isoler dans de petites alcôves confortables. Les tables intimes, excentrées du bar, sont situées sur une mezzanine et dans un petit salon. Une personne qui s’installe dans une alcôve recherche d’autres objectifs que celui de la rencontre. Un musicien d’une trentaine d’années nous disait : « Je viens souvent ici pour écrire. J’aime avoir mon coin tranquille où j’écris, où je médite, parce que je suis musicien, artiste, compositeur, interprète. J’adore la solitude, j’aime pas être trop près des gens et je n’aime pas être trop éloigné des gens. Alors, c’est comme ça ».

Les stratégies d’occupation de l’espace sont cependant souvent alternatives et mobiles. Si les couples unisexes ou les personnes seules, qui sont très présentes au Café Oz, occupent alternativement les divers lieux de rencontre ou de retrait, les groupes et les couples mixtes s’installent le plus souvent à des grandes tables. De même, les habitués ne se regroupent pas tous dans un même lieu. Certes, les habitués ont des places préférées, mais ces places ne sont pas toutes localisées dans un espace précis. Les clients occupent l’espace en fonction de leur stratégie et l’espace permet une expression variée de ces stratégies.

Les clients vivent cette liberté de choix comme quelque chose de spécifique au Café Oz, liberté qu’ils ne retrouvent pas dans les cafés français, voire dans les pubs. Tout se passe comme si le sentiment de liberté et de mobilité était d’autant plus fort que l’espace est clos et protégé.

 

e. S’évader en respectant les normes

En créant une ambiance mi-australienne, mi anglophone, fondée sur la mobilité du « cash and carry » et l’usage de l’anglais, le Café Oz offre à ses clients la possibilité de pouvoir s’évader des contraintes du quotidien français. Il permet aux jeunes qui viennent y consommer d’expérimenter des rapports directs et libres entre sexes, entre générations ou entre cultures, suivant des stratégies alternatives de rencontre et d’isolement.

Mais cette liberté n’est possible que parce que la population qui vient au Café Oz a intériorisé une partie des normes qui fondent la vie en société. S’il y a inversion par rapport aux routines du quotidien, c’est une inversion relative, plus créative d’ordre que de désordre social.

Le succès du Café Oz ne tient donc pas tant au fait qu’il laisse toute liberté à sa population, elle est sélectionnée et structurée par un espace clos et protégé, mais bien plutôt au fait que cette population peut choisir ses propres normes sans craindre les conséquences négatives de la stigmatisation sociale, symbolisée par le café français et la peur du regard de l’autre.

II. La clientèle du Café Oz, une population à dominante parisienne, jeune et anglophile8

 

Une enquête quantitative a permis de dégager les grandes caractéristiques de la clientèle, même si celle-ci est plus diverse dans la réalité9. C’est une population jeune, 75% des clients ont moins de 30 ans, à dominante masculine, 56% d’hommes, parisienne à 50%, de nationalité française à près de 65%, anglophone à 80% et habituée à pratiquer plusieurs sortes de bars à 90%. C’est donc une population habituée à sortir et qui recherche plus une ambiance étrangère que française. Elle est assez libre socialement, puisque plus de 80% des personnes de l’échantillon sont célibataires, comme va le montrer l’analyse ci-dessous. Par certains côtés, ce sont des jeunes cadres urbains, des « yuppies » à la française.

1. Le Café Oz, un univers de la nuit dédié à la boisson pour une population jeune avec une forte « culture bar »

 

La clientèle de ce bar est en effet plutôt masculine : 56,2% d’hommes, contre 30,1% de femmes, même si 13,7% des individus n’ont pas répondu à cette question.

La population du Café Oz est jeune. Les trois-quarts de l’échantillon ont moins de 30 ans. Les moins de 23 ans sont les plus nombreux et regroupent 29,1% de la population globale. Les 23-26 ans représentent 26,8%, les 26-29 ans 19,4% et les plus de 29 ans 23,7%.

En terme professionnel, parmi les personnes actives, les employés, 21,7%, sont les plus nombreux. De leur côté les étudiants représentent 34,8% de la clientèle. C’est plutôt une population de classe moyenne avec un niveau de formation de type enseignement supérieur.

Les usagers sont en très grande partie célibataires, 81,6%, 10% concubins, et seuls 5% sont mariés.

Le Café Oz accueille en majorité des habitants de la capitale, 50,5%, contre 29,4% de la banlieue. Ceux qui vivent à l’étranger, 10%, sont plus représentés que ceux qui vivent en province, 8,7%.

Plus de la moitié des clients sont de nationalité française, 64,5%. Les personnes issues des pays de l’Union Européenne et des Etats-Unis représentent 18% de la population totale, avec une prédominance des originaires d’Europe du Nord : 11,7%. Plus de 80% de la clientèle parle anglais. Parmi eux 50,2% disent avoir un niveau correct et 35,1% être bilingues.

Près de la moitié, 49,5%, des personnes interrogées déclarent venir le plus souvent, à la fois en semaine et le week-end, tandis que 29,8% ne fréquentent le bar que le week-end et 15,1% seulement la semaine.

Dans la journée, peu d’enquêtés, 6%, affirment venir à l’heure du repas de midi. Les deux moments intenses sont la Happy Hour, entre 18 et 20h qui représente 26,1% des personnes, et la fin de soirée, après 22h, avec 23,4%. L’heure du dîner, comme celle du déjeuner, sont donc les moments les plus creux  en terme de fréquentation. Ceci montre que le temps de la boisson et de la rencontre, qui relève ici d’une symbolique de la mobilité, ne relève ni du même espace ni de la même temporalité que celui du repas. En fonction de l’heure et du lieu, boire ou manger, il faut choisir. Le Café Oz est dédié au temps du crépuscule ou de la nuit, à celui de la boisson et du groupe d’amis.

De même, la fréquentation tout au long de la journée dépend en partie de l’âge, qui recouvre à la fois les moments de disponibilité de chacun et les revenus. Il semble qu’à midi, ce soit proportionnellement les plus âgés qui fréquentent le plus le Café Oz, et que l’après midi soit réservé aux plus jeunes. Entre la Happy Hour et 22h, la présence des plus âgés semble à nouveau dominante, et après 22h, ce sont les plus jeunes qui semblent à leur tour plus nombreux.

La fréquentation du Café Oz se répartit en trois grandes scansions temporelles, générationnelles, et rituelles. Le jour s’oppose à la nuit, comme les jeunes aux plus âgés, comme la boisson aux repas. Le jour se divise en deux moments, celui du repas de midi avec une clientèle plus âgée et l’après midi, avec la part la plus jeune de la clientèle. Le soir est réservé à la boisson. Il s’organise autour de deux pôles, celui de la Happy Hour et celui de la nuit où se mélangent les trois populations, mais où les jeunes en dessous de 30 ans et les célibataires dominent. Nuit, boisson et jeunesse constituent le symétrique inversé du jour, du repas et de l’âge adulte.

Au moment de la réalisation de l’enquête, 38,8% des personnes rencontrées n’étaient jamais venues dans le bar au cours du mois passé. Cependant 29,4% affirmaient l’avoir fréquenté une ou deux fois durant cette période, 15,1% des personnes étaient venues entre trois et six fois et 14,7% à plus de six reprises. Ces deux dernières catégories d’usagers, soit autour de 30%, correspondent en quelque sorte aux habitués du bar, ceux qui viennent entre une et deux fois par semaine.

En moyenne les clients restent entre une et deux heures (47,5%), sachant tout de même que 28,1% restent plus de deux heures. Ainsi les usagers s’installent, prennent le temps de venir dans le bar et n’y passent pas en coup de vent. Il s’agit d’une réelle activité sociale, surtout pour les plus jeunes, en dessous de 26 ans, qui passent plus de deux heures dans le bar pour un tiers d’entre eux. Au contraire, les personnes entre 26 et 29 ans et celles de plus de 29 ans restent moins de temps. Majoritairement, elles restent entre une et deux heures (57,8% et 54,5%). Le mouvement au Café Oz n’est pas seulement un produit de l’espace, il est aussi un produit du temps, entre ceux qui restent longtemps et ceux qui restent un temps limité.

Nous avons questionné les consommateurs du Café Oz sur leurs fréquentations d’autres bars, en proposant quatre catégories d’endroits : les pubs anglais / irlandais, les restaurants américains, les cafés français et les restaurants Tex Mex. Parmi les personnes interrogées, 90% vont également dans d’autres bars. Au sein de cette catégorie, 80% fréquentent régulièrement ou occasionnellement des pubs anglais ou irlandais, 76% des cafés français, 45% des restaurants américains et 48% des établissements de type Tex Mex.

La différence de pratique qui porte sur la fréquentation d’autres bars est peu affectée par l’âge. Ainsi, les moins de 23 ans fréquentent à 94% d’autres bars que le Café Oz. Les personnes plus âgées (au-delà de 26 ans) qui se rendent également dans d’autres endroits sont 88%. La « culture bar » est donc commune à l’ensemble de la population du Café Oz.

Pour les autres lieux de fréquentation, nous constatons que les 23-26 ans possèdent une moindre tendance à aller dans les cafés français et les restaurants américains. En effet, plus d’une personne sur deux parmi les moins de 23 ans et les plus de 26 ans vont régulièrement dans des cafés français, tandis que pour les individus de 23-26 ans, cette fréquentation régulière des cafés français n’est que d’environ 40%. Elle reste encore non négligeable.

L’approche quantitative permet donc de relativiser le discours « anti café français » de la partie qualitative, en montrant que les cafés français sont largement utilisés en alternance avec les pubs anglophones. Elle montre aussi l’attrait que possède cette population pour l’univers anglo-saxon, autant pour boire que pour prendre un repas, même si le plus souvent les deux fonctions de boire et manger ne se produisent pas au même endroit.

Une majorité de clients fait le lien entre le bar et l’Australie. L’image qu’ils ont de l’Australie est plutôt positive. Ainsi, plus de 70% des personnes interrogées disent que les Australiens et leur mode de vie semblent « sympas » et environ 90% des clients souhaiteraient visiter le continent. Ce côté australien fait du Café Oz un endroit particulier par rapport aux autres bars parisiens. Cependant, un peu plus de la moitié des personnes (environ 60%) ne considèrent pas que « l’australianité » du bar soit importante. Ceci tend à confirmer que c’est plus l’univers anglophone en général que l’univers australien en particulier qui est apprécié par les clients. Mais cet univers anglophone est important, car il est une des composantes de la « culture bar » des jeunes qui fréquentent le Café Oz.

Plus d’une personne sur deux de moins de 26 ans ayant tendance à fréquenter un autre bar que le Café Oz, s’y rend de manière habituelle. A l’opposé, nous nous apercevons que les personnes au-delà de cet âge ont moins souvent un bar habituel autre que le Café Oz. Passé 25 ans une forme de routine semble s’installer et la mobilité entre les bars diminue.

Avant 26 ans, le taux de fréquentation d’un bar habituel s’élève en moyenne à une fois ou deux fois par semaine, pour plus de la moitié des jeunes. Après, la fréquentation baisse à moins d’une fois à une fois par semaine pour les 26-29 ans. Les habitués du Café Oz sont assidus et viennent plus d’une fois, voire deux fois par semaine. Quand ils habitent hors de Paris, les clients sont plus nombreux à avoir un autre bar habituel que le Café Oz, contrairement à ceux qui habitent Paris pour qui le Café Oz reste le principal bar habituel. Ceci confirme que la population du Café Oz est constituée de personnes qui ont une forte « culture bar ».

2. Boire, écouter de la musique et faire des rencontres, les trois principales raisons d’aller au Café Oz

 

18,7% des personnes enquêtées ont découvert « par hasard » le Café Oz. 10,4% sont entrés pour la première fois parce que la devanture avait attiré leur curiosité. A l’inverse, la publicité faite par le Café Oz n’a eu qu’un faible impact. Elle n’a touché que 1,7% de notre population. L’emplacement du café, au cœur d’un lieu de passage pour noctambules, semble une condition importante de son succès, même si cela n’est pas suffisant pour l’expliquer puisque la suite de l’enquête montre qu’aller au Café Oz fait souvent partie d’un projet conscient et organisé, créer des liens et nouer des contacts.

Le Café Oz est situé en plein coeur des Halles, un quartier de Paris qui le soir représente un lieu de distractions, ce que confirme le fait que 51% des personnes interrogées déclarent sortir régulièrement dans ce quartier. Il existe en fait deux sortes de populations, l’une qui habite à moins de 35 minutes des Halles et l’autre à plus de 35 minutes. Les premiers, ceux qui habitent le moins loin des Halles, affirment venir dans le quartier pour d’autres raisons que celle d’aller au Café Oz. Le Café Oz n’est donc pas le but unique ou premier de leur déplacement. Il rentre dans un circuit lié à celui des activités à faire aux Halles. Il est en partie fréquenté de façon spontanée. Parmi les seconds, ceux qui habitent le plus loin, presque une personne sur deux déclarent venir spécialement aux Halles pour aller au Café Oz. Il s’agit alors d’une pratique planifiée, d’un véritable projet d’aller au Café Oz.

En interrogeant les clients sur leurs raisons de fréquentation du Café Oz, avec trois réponses possibles, nous obtenons largement en tête : boire un verre (87%). Puis viennent comme autres grandes raisons, rencontrer des copains ou de nouvelles personnes, soit un score cumulé de près de 60%, puis écouter de la musique (34,1%). Enfin comme dernières raisons déclarées, viennent, pour regarder les gens (16,1%), pour draguer (14,7%) et pour avoir la possibilité de parler anglais (13%).

Boire est bien l’objectif premier ; mais qui apparaît autant un but en soi qu’un moyen de participer à une activité collective. Faire de nouvelles rencontres est un objectif fréquemment cité par les clients. Le Café Oz est donc utilisé comme un lieu de rendez-vous où se retrouvent des amis. Il s’agit également d’un lieu perçu comme propice aux rencontres, un endroit où plane une ambiance conviviale. Ecouter de la musique ou boire un verre apparaissent comme des activités d’accompagnement qui concourent à un objectif central, créer du lien social, participer à une forme conviviale de sociabilité. L’activité relationnelle est donc l’élément le plus stratégique du Café Oz. Elle y est une des activités les plus appréciées. La convivialité et l’accueil des barmen comptent parmi les éléments les plus fréquemment cités parmi les caractéristiques les plus appréciées. De même, 80% des personnes estiment que « les rencontres sont faciles au Café Oz ». Les relations humaines sont à la fois appréciées et recherchées en venant au Café Oz. Cet ensemble de pratiques, basé sur la recherche du contact, est commun aux deux sexes.

Au Café Oz, la musique est également un élément apprécié. 68,8% des gens disent l’aimer, contre 20,8% qui y sont indifférents et 10,2% qui ne l’aiment pas. Ce sont les clients qui viennent le plus régulièrement en groupe qui apprécient le plus la musique : ils représentent 71,4% des satisfaits, alors que ceux qui viennent seuls ou en couple ne représentent que 28%. Ceci confirme la fonction centrale du Café Oz, produire des opportunités de lien social entre amis ou entre partenaires sexuels et créer une ambiance collective jeune sur un mode ponctuel. L’ambiance du Café Oz renvoie à un imaginaire du mouvement, du nomadisme et de l’éphémère inverse symétrique de l’ordre familial et du couple stable associés à l’imaginaire du jour, du repas et de la vie sédentaire. Le Café Oz symbolise le passage, la transition, voire la transgression dans l’ordre.

La musique, c’est aussi un niveau sonore. Concernant celui-ci, il est jugé bon à 83,6%. L’appréciation, quand elle est négative, varie en fonction des horaires habituels de fréquentation. Elle dépend probablement du taux de décibel élevé ou faible en fonction des heures et des stratégies de rencontre ou de retrait de chacun. Les critiques, très minoritaires, sont plus nombreuses chez les clients du soir : le niveau est jugé trop fort chez 15,2% des personnes venant à partir de 18h, résultat que nous ne retrouvons pas dans les tranches horaires du midi ou de l’après-midi.

Enfin, la décoration et l’aménagement jouent un rôle important dans les caractéristiques les plus appréciées du Café Oz. Les meubles en bois, la décoration des murs, la disposition du comptoir ou encore l’impression générale de vivacité des lieux, font partie des éléments qui sont tout spécialement appréciés par la clientèle. Ce sont les femmes qui apprécient le plus le décor. Parmi la population féminine, 40% ont cité la décoration comme étant un élément apprécié, tandis que parmi les hommes, seuls 25,7% y ont pensé.

Les produits comme la bière Foster’s et les cocktails sont également cités parmi les éléments appréciés, et comme pour le décor, plutôt sur une base sexuelle. Les cocktails sont plus appréciés par les femmes, alors que la bière Foster’s reste elle, préférentiellement choisie par les hommes (82,8% des hommes, contre 44,9% des femmes).

Conclusion

 

Les jeunes qui fréquent le Café Oz ont une « culture bar », plutôt anglo-saxonne. 50% des personnes interrogées disent avoir un niveau correct d’anglais et 35% se disent bilingue. 56% lisent des journaux et livres en anglais. 70% regardent de préférence des films en anglais. Ils sont 67% à avoir des amis avec lesquels ils communiquent en anglais. Ils voyagent dans des pays anglophones pour 67% d’entre eux. Les pratiques culturelles de la clientèle du Café Oz sont donc marquées par une forte anglophilie, même si la pratique de l’anglais n’apparaît que dans les derniers choix de motifs de fréquentation du bar, et surtout parmi les clients anglophones. Seuls 13% environ disent venir pour pratiquer cette langue. Comme « l’australiannité », le fait de parler anglais ne paraît donc pas suffisant pour expliquer le succès du Café Oz. L’anglophonie est appréciée principalement comme vecteur d’une autre symbolique, plus générale, celle du bar étranger qui permet d’échapper au moins ponctuellement aux normes et aux conventions françaises, comme l’a montré la première partie.

« L’étrangéité », en levant le contrôle social, ouvre le champ des rencontres possibles. Une culture commune, celle de la nuit, du bar, des boissons et de l’anglophonie, limite les écarts entre les attentes de chacun et de chacune, en diminuant aussi les risques d’échec ou de tension qui naissent des nouveaux contacts avec des personnes inconnues. En favorisant la mobilité dans un espace clos et sécurisé, « l’étrangéité » permet une ouverture à l’autre, dont la menace potentielle qu’il représente est limitée par l’appartenance à un même groupe social, jeune, urbain parisien et branché anglophone.

 



1 Charlotte Deprée, Elsa Gisquet, Yasmine Mouhid (Magistère de sciences sociales de Paris V – Sorbonne), Dominique Desjeux.

2 Cette étude, réalisée en trois mois fin 1996, s’est construite autour de trois méthodes classiques en ethnologie : l’entretien semi-directif, l’observation et l’outil photographique. Des grilles d’observation, portant sur trois jours significatifs de la semaine et sur trois tranches horaires correspondant chacune à un certain degré d’affluence dans le bar, ont été exploitées dans la perspective d’une observation distanciée. Nous avons aussi utilisé l’observation participante qui demande de s’adapter aux particularités du terrain, en adoptant une certaine souplesse dans l’approche. Nous ne pouvions pas exiger d’une personne venue pour se détendre qu’elle se conforme strictement à nos demandes. Aussi notre enquête, tout du moins la partie qualitative, a pris souvent la forme d’un dialogue et d’une discussion ouverte. Vingt entretiens semi-directifs, ont été réalisés par 5 étudiants du Magistère de sciences sociales de Paris V – Sorbonne (Marie Conan, Charlotte Deprée, Elsa Gisquet, Yasmine Mouhid), avec l’aide méthodologique de Claire Christolome pour l’enquête de terrain, et celle de Sylvaine Conord pour l’apprentissage de la photographie.

[3]. Mermet, G., Francoscopie, Paris, Larousse, 1997, p. 3

[4] Cela a consisté en la prise de photographies à partir de points fixes, à différentes heures correspondant à des tranches horaires prédéterminées en fonction des degrés d’affluence. Trois jours de la semaine significatifs ont été choisis, et ce travail s’est étalé sur trois semaines.

[5] Halloween, fête des morts qui serait d’origine celtique, est un exemple intéressant de fête en voie d’internationalisation. Elle renvoie autant aujourd’hui à un mode de vie d’une génération jeune à travers le monde, Halloween est même fêtée dans certains bars branchés de Guangzhou (Canton) en Chine, qu’à une tradition culturelle anglaise ou américaine, même si elle est contestée comme une « fête du diable » aux Etats-Unis par des mouvements religieux conservateurs.

6 Tout au moins au moment de notre enquête, avant la coupe du monde de football et la « mode » d’Halloween.

8 Magdalena Jarvin, doctorante en sociologie à Paris V – Sorbonne, Dominique Desjeux.

9 L’enquête quantitative a été réalisée par les étudiants du Magistère de Sciences Sociales de Paris V – Sorbonne, avec le soutien pédagogique d’Olivier Martin, directeur du Magistère, en mai 1997. Les données ont été relevées sur une semaine, tous les jours et à toutes les heures, auprès de 300 personnes présentes dans le bar. Son objectif est plus de pondérer les données qualitatives de la première partie que de produire des analyses nouvelles à partir de traitements statistiques. C’est donc principalement une partie descriptive à base de tris à plat et croisés.

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