2000, D. Desjeux, Quels liens entre recherche génomique, diagnostic médical et services après l’annonce de la maladie

Vie quotidienne

Quels liens entre recherche génomique, diagnostic médical et services après l’annonce de la maladie : le cas de la DMLA (dégénérescence Maculaire Liée à l’Âge) et de la Rétinite

Dominique Desjeux, anthropologue, professeur à la Sorbonne

consommations-et-societes.fr

Le 15 mai 2000

 

 

Pour aborder la question du lien entre génomique et société, je ne partirai pas de l’éthique, comme il est souvent demandé aux sciences humaines de le faire alors qu’elles sont peu compétentes pour le faire. Il vrai que pour les chercheurs en sciences de la vie et de la nature, la science s’arrête à leurs disciplines et que la sociologie ou l’anthropologie ne relève pas de la science. Personne n’est parfait ! Je pensais bien sûr aux sociologues… Or partir de l’éthique c’est mettre la « charue » morale avant les « bœufs » des enjeux sociaux qui organisent les usages positifis et négatifs des recherches génétiques.

C’est pourquoi sans entrer dans le fond du débat sur les sciences dites « molles » ou dites « dures », et pour éviter tout « priapisme épistémologique », pour reprendre l’expression de mon collègue et ami Bruno Péquignot, je ferai un rapide rappel de la position des sciences les unes par rapport aux autres en terme d’échelle d’observation, afin de me centrer ensuite sur la question des itinéraires d’action qui partent de la recherche pour aboutir aux itinéraires thérapeutiques des patients vis-à-vis de la maladie, à une échelle micro-sociale et suivant une méthode qualitative.

1. Les échelles d’observation en fonction des disciplines[1]

Un des grands intérêts des approches sur la génomique présentées au cours de ces trois jours est d’avoir fait apparaître la diversité des approches scientifiques, plutôt hypothético-déductive ou plutôt inductive, comme avec le cas de la leucémie décrite par Hughes de Thé, ou encore, plutôt descriptive, comme dans l’activité actuelle de séquencage des génomes, ou plutôt interprétative. En réalité ces approches ne relèvent pas que de choix théoriques. Elles relèvent du degré de connaissance de chaque discipline. Elles correspondent donc à des étapes de développement de chaque discipline. A certains moment les recherches demandent une forte accumulation de données, à d’autres elles cherchent à en trouver une logique interprétative. La qualité scientifique d’une méthode ou d’un résultat est donc relatif à l’état d’une discipline à un moment donné de son histoire.

En sciences humaines, relatif ne signifie pas que tout se vaut mais qu’il n’existe pas de base absolue sur laquelle fonder ce qui serait La Vérité. Ceci veut dire que toute généralisation est limitée à l’échelle d’observation du chercheur et qu’il n’y a pas d’approche globale de la réalité. Je postule donc en sociologie et en anthropologie un relativisme méthodologique et une recherche du vrai plus que La vérité, ce à quoi des sociologues comme Raymond Boudon sont tout à fait opposés, ce qui est très bien comme cela. L‘enjeu du débat est politique : comment maintenir un pluralisme démocratique si un groupe social s’arroge le monopole de la vérité. Ici le débat épistémologique rejoint l’éthique, en l’occurrence l’éthique politique. Ceci signifie qu’un choix éthique est toujours arbitraire, non pas au sens de n’importe quoi, mais au sens de non fondable sur un absolu qui existerait en dehors des rapports sociaux et de la société.

J’ai aussi remarqué que l’explication de certaines maladies comme les diabètes, l’hypertension, les maladies cardiovasculaires ou les cancers était attribuées pour partie à des facteurs génétiques et pour partie à l’environnement (cf. Cécile Julier ou Chen Sai-Juan). L’environnement est vu comme un système multi causal ou comme une boite noire, à la limite de la sphère de la génomique. Les dimensions sociales et psychologiques apparaissent plus loin, à la limite de cet environnement.

Dans les échelles d’observation que j’ai construites à partir de ma connaissance des sciences humaines, « l’environnement » reçoit un poids égal à celui de la biologie, de la chimie ou de la physique. Chaque discipline est considérée comme « égale en science », même si chacune possède des critères propres pour définir sa qualité scientifique notamment par rapport à la place des statistiques ou des méthodes qualitatives. Contrairement à ce que nous avons appris dans le secondaire, la science ne se limite pas au mesurable, sauf à penser que la science se limite à la sphère matérielle, ce qui est une possibilité. Ce qui varie c’est la focale ou la lentille utilisée pour observer le macro-social, le micro-social, le micro-individuel, la cellule, la molécule ou le gène. C’est ce que symbolise l’entonnoir qui part du plus large, la société, pour aboutir au plus petit, la cellule ou le gène (cf. le schéma ci-joint). Bien sûr le nombre d’échelles peut varier. Les limites entre échelles ne sont pas stables. Le postulat est que la réalité forme un tout continu (ou discontinu), mais que l’observation ne peut être que discontinue : ce qu’on observe à une échelle disparaît à une autre échelle. C’est le jeu de la précisons et du flou qui sont relatif à l’échelle d’observation et aux avancées de la discipline.

Pour ma part je me limiterai à présenter une enquête qualitative à base d’entretiens semi-directifs d’une heure trente, menée en 1999, auprès de 53 personnes, dont 24 atteintes de DMLA, pour reconstituer un itinéraire d’action. celui-ci se situe à l’échelle micro-sociale, suivant une lentille qui décrit les interactions humaines[2]. Notre observation se situe entre celle qui décrit les comportements individuels conscients ou inconscients et celle qui décrit les grandes variables sociales en terme de stratification sociales (ou de classes sociales), de cohorte (ou de génération), de sexe (entre homme et femme, ou de même sexe) ou de cultures (ou d’ethnicité) où l’individu et les interactions sociales sont invisibles à l’observation.

2. L’itinéraire d’action de la DMLA et de la Rétinite

Grâce aux généticiens, j’ai compris que la construction des itinéraire en micro-sociologie pouvaient correspondre analogiquement au séquençage des génomes ! Ce sera donc plutôt une approche descriptive. En construisant l’itinéraire concernant le phénomène DMLA, et Rétinite dans une moindre part, nous avons fait ressortir 6 « séquences ».

La première séquence est celle de la recherche génétique sur laquelle nous avons peu travaillé, mais dont une partie du financement est assuré par l’association Rétina qui finançait aussi notre enquête sociologique. Cependant cette première séquence joue un rôle indirecte non négligeable sur le reste de l’itinéraire, car il lui donne en partie son sens comme nous le verrons à la fin. Pour le moment nous ne pouvons montrer les différentes séquences qui pourraient exister entre cette étape de l’itinéraire d’action (avec l’entrée des laboratoires pharmaceutiques dans le jeu, par exemple) et l’étape suivante de notre observation, celle où le patient ressent des troubles et cherche à les identifier. Cette séquence représente le début de l’itinéraire thérapeutique sur lequel nous avons focalisé notre recherche.

La deuxième séquence, celle du déclenchement de la quête thérapeutique, est le fait de gens qui se sentent atteint de troubles visuels inhabituels : apparition de tâches, déformations, baisse d’acuité, gênes liées à la luminosité. La chute d’acuité peut-être brutale ou progressive. Ces troubles peuvent être vécus comme une première expérience de la maladie ou comme un épisode d’une longue histoire médicale. La perception du problème va donc varier en fonction de l’histoire personnelle de chacun.

La troisième séquence de l’itinéraire consiste à chercher à entrer en contact avec le corps médical, le moment de la consultation jouant pour certains un rôle de marqueur de l’entrée dans le système de prise en charge médicale. Elle comprend trois étapes.

La première correspond à une logique de quête d’un diagnostic précis, d’informations sur leurs affections, sur les recours thérapeutiques existants et les moyens de gérer ces troubles visuels au quotidien. Ils peuvent consulter soit chez un ophtalmologue en exercice libéral, soit dans un service hospitalier. Ils vont chercher à se renseigner auprès de leur entourage ou à travers les médias. Ils peuvent entrer en contact avec l’association Rétina. Certains vont pratiquer un nomadisme médical en multipliant les consultations avec l’objectif de trouver le « bon médecin ». D’autres vont rester fidèle à leur médecin. C’est une période d’incertitude et d’angoisse.

La deuxième étape est celle de l’annonce du diagnostic. C’est la plus stratégique. Elle met en présence la logique des patients qui sont dans une situation de quête de clarté et de certitude (« j’ai quoi, combien de temps ça dure ? ») et celle des médecins qui tentent de minimiser le risque d’erreur de diagnostic. Certains restent dans le flou, et le malade a le sentiment qu’on ne lui dit pas la vérité. Le médecin ne souhaite pas de son côté affoler le patient (« je n’ai pas peur de dire le diagnostic, j’essaye de le dire avec délicatesse et mesure »). C’est un moment humainement tendu. Chacun, médecin et patient, affirme que l’autre n’est pas clair ou ne souhaite pas entendre les explications. Mais surtout elle met en évidence la différence de logique des deux acteurs : les praticiens s’attachent à l’évaluation des capacités visuelles sur le plan physiologique, ce qui est de leur compétence, tandis que les patients s’attachent à la vision dans ses aspects pratiques et dans ses conséquences dans la vie quotidienne. Si le praticien dit clairement « il n’y a rien à faire », il a raison  « médicalement », mais le patient ressent un fort sentiment d’abandon, et surtout il n’intègre pas dans sa réponse le fait qu’il existe d’autres alternatives à la seule réponse médicale.

La troisième étape est celle de l’enjeu que représente pour le patient l’annonce de la DLMA. Cette annonce est un marqueur du passage entre l’identification de signes d’alerte et la reconnaissance « officielle » en tant que « déficient visuel ». C’est un point de rupture dans les rapports entre les ophtalmologues et leurs patients. Certains patients vont même arrêter de voir leur ophtalmologue. C’est aussi un point d’articulation potentiel entre le corps médical et les acteurs spécialisés de la basse vision si l’ophtalmologue ne se limite pas à la seul logique médicale qui ne peut se suffire à elle-même pour les patients qui vont entrer dans la quatrième grande séquence.

La quatrième séquence est celle de l’entrée dans le système de prise en charge de la basse vision. L’accès aux structures spécialisées de prise en charge varient en fonction du capital social du patient, c’est-à-dire de la qualité et de l’importance de son réseau social et donc de la qualité de l’information qu’il va recevoir ; de son revenu, pour avoir accés à certains matériels de vision couteux pour quelqu’un qui n’est pas salariés et pris en charge par un fond spécial ; de son lieu d’habitation et donc de sa capacité à se déplacer ; et du vécue de la maladie. Cette prise en charge peut porter sur la rééducation fonctionnelle de la vue qui permet d’utiliser une partie de la basse vision quand la personne n’est pas complètement aveugle, sur un apprentissage des nouveaux gestes nécessaire au bon fonctionnement de la vie quotidienne (déplacement, apprentissage de nouveaux gestes pour la cuisine, écran de lecture adapté), et un soutient psychologique.

L’enquête à fait apparaître la faible légitimité de toutes ces prises en charge du côté des prescripteurs que sont les ophtalmologues. Or ces formes de prise en charge jouent un rôle important dans la séquence qui va suivre celle de l’abattement, du sentiment d’impuissance et de celui de perte d’intégrité et d’autonomie.

La cinquième séquence, qui n’est pas automatique va voir se développer des stratégies de réassurance par rapport à soi et aux autres grâce au développement du toucher et de l’ouïe, au maintien d’activités du quotidien (ménagère, loisir, lecture), le soutien des enfants, voire la relativisation du handicap par comparaison avec d’autres qui sont perçus comme plus touchés.

Il existe encore une sixième séquence, celle du polyhandicap où la maladie génétique liée à la vue, comme la rétinite, ou la DMLA, sont « noyées » dans un ensemble de maladies et handicaps liés à l’âge, ou au revenu. L’aide ne relève plus seulement de la basse vision mais d’un ensemble de soins diversifiés qui fait entrer le patient dans un nouveau système de prise en charge qui constitue une nouvelle séquence dans son itinéraire thérapeutique.

Conclusion

Si l’association Rétina France a décidé de financer la recherche génétique sur la rétinite et comment fournir un service pertinent aux personnes atteintes d’autres maladies de la basse vision, c’est que ces recherches correspondent à une demande de sens : trouver l’origine de la maladie, expliquer ce qui ne fait pas sens sans cette recherche des origines.

Cependant l’enquête montre bien que cette recherche n’aurait pas de sens sans réflexion sur les actions à mener au-delà de la seule recherche des origines de la maladie. Elle donne des pistes de réflexion sur les usages de la connaisance génétique qui ne sont pas contenus dans la connaissance des génomes mais dans le jeu sociale dans lequel sont engagés les patients et les praticiens. Elle pose une question encore plus fondamentale la recherche qu’elle soit génétique ou sociologique est-elle complètement autonomes des logiques sociales qui la sous-tende en terme de financement, de logique scientifique et de logique pragmatique. Est-ce que réfléchir à l’éthique et par là au lien entre génome et société ne vient pas à réfléchir aux liens entre les pratiques scientifiques et les relations sociales dans les quelles elles sont encastrées, sans pour autant tomber dans « l’anarchisme épistémologique » ?

 

Dominique Desjeux

Professeur d’anthropologie sociale et culturelle à la Sorbonne (Paris V)

Visiting Professor à Tampa (USA), Odense (Danemark), Guangzhou (Chine)

Responsable de l’axe consommation au CERLIS (CNRS)

 


[1] Desjeux Dominique, 1997, « Scales of observation: a micro-sociological epistemology of social science practice », Visual Sociology, volume 12, n°1, pp 45-55

Desjeux Dominique, 1996, « Tiens bon le concept, j’enlève l’échelle… d’observation », UTINAM n° 20, Paris, L’Harmattan, pp 15-44

[2]Dekens Stéphanie, Ras Isabelle, Taponier Sophie, Desjeux Dominique, 1999, Pratiques, représentations et attentes des personnes atteintes de Dégénérescence Maculaire Liée à l’Age (DMLA), Paris, Argonautes, Contrat Retina France/AFRP 3 vol., 392 p., multig.

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