1999, D. Desjeux, Les frontières mouvantes de l’amour

Les frontières mouvantes de l’amour

Le design doit donner forme à des objets du quotidien, des tasses, des couverts, des presses fruits, des fauteuils, des armoires, des vases ou des lampes. Mais quand ces objets doivent exprimer l’amour ils s’inscrivent implicitement dans un jeu social spécifique, celui des codes sociaux qui règlent de façon discrète ce qu’il est posssible de montrer ou de cacher. L’expression artistique comme l’amour relèvent aussi du social.

En effet, avant d’être un sentiment personnel entre deux personnes, l’amour est d’abord un jeu social, un jeu de cache-cache entre ce que la société permet ou interdit de montrer de la relation amoureuse, et en tout premier du corps nu ou habillé.

En fonction de leurs cultures et de leurs évolutions historiques, les sociétés fixent plus ou moins implicitement la place prescrite des pratiques amoureuses suivant que l’espace de la mise en scène de l’amour est public, privé ou intime. S’embrasser dans la rue, se tenir par la main, être à deux dans la salle de bain, regarder une femme dans la rue, est permis ou interdit en fonction des cultures.

L’amour est un jeu de miroir entre l’un et l’autre, entre le soi et le groupe, entre l’érotisme du corps et la pudeur des sentiments. Il se cache, se découvre, se montre ou se défait tout à la fois en suivant les méandres des conventions sociales et des élans du cœur.

Au commencement était la pudeur. Pour les trois religions du livre, le judaïsme, le christianisme et l’islam, le premier récit  de la genèse dans la Bible commence par le récit d’un couple malheureux, celui que forment Adam et Eve. Dieu en les chassant du paradis terrestre les amène à découvrir qu’ils sont nus. La Bible nous dit qu’ils en eurent honte. C’est le début d’une longue histoire de la pudeur, d’une tension entre éros et agapè. La nudité symbolise autant la menace de l’exposition publique que l’abandon à deux dans l’espace intime.

Dans la plupart des sociétés, l’amour relève à la fois d’un interdit implicite, plus ou moins strict dans la sphère publique, celui qui pèse sur le sexe et l’érotisme, et d’une obligation sociale explicite, celle d’échanger les femmes et d’avoir des enfants, et donc d’avoir des relations sexuelles. Ceci explique en partie la difficulté de la plupart des sociétés à accepter d’autres formes d’amour, notamment homosexuelles, considérées comme des menaces pour l’ordre social et la reproduction du groupe. Amour et pouvoir sont les deux énergies qui travaillent toutes les sociétés à la fois comme forces d’intégration et comme forces de contestation.

Quand on dit que le pouvoir est nu, c’est qu’il a perdu de sa force, de sa sacralité. En public, le corps nu relève de la fragilité ou de l’érotisme. Aussi dans de nombreuses sociétés occidentales le corps nu associé à l’amour relève de la sphère privée.

Pour les Grecs au cinquième siècle avant Jésus Christ, comme le rappelle Hans Peter Duerr, la nudité des femmes n’est autorisée que dans certains cadres rituels. Sinon elle est interdite en public. De même, à Pompéi, au début de notre ère, les scènes de nus érotiques sont dans la maison close ou réservées à des moments particuliers, ceux de rituels intiatiques, comme dans la Villa des Mystères.

Même si Norbert Elias, un des plus grands sociologues allemands, a cru que la pudeur n’existait pas au Moyen Âge à la vue des scènes de nudité dans des bains publics où hommes et femmes sont mélangés, en réalité comme l’a montré Duerr, ces bains étaient des « bains bordels ». Ces tableaux représentent des scènes érotiques et non des scènes de la vie ordinaire de l’amour entre hommes et femmes. Que ce soit en Europe du Nord, dans les bains publics, ou sur le pourtour de la Méditerranée, dans les hammams, la plupart des sociétés ont depuis longtemps interdit les bains communs entre hommes et femmes dans un même lieu public. Au contraire les scènes de l’amour courtois sont pudiques. Les amoureux sont habillés. Les corps sont cachés.

Au dix-neuvième siècle en Europe, les signes de la pudeur sont les mêmes : si une femme se fait photographier ou peindre avec des bras nus, avec un décolleté ou « en cheveux », c’est-à-dire sans chapeau, elle est classée comme une demi mondaine, une actrice, voire comme une prostituée, dans la sphère du public et de l’érotisme. Le sentiment amoureux reste de l’ordre du privé ou de l’intime.

Au vingtième siècle apparaît une grande rupture dans le jeu de l’amour et de l’érotisme en Europe, celle de la contraception qui en autonomisant amour et reproduction, enlève à l’érotisme sa force de contestation sociale et donne au sentiment amoureux une valeur plus autonome par rapport aux règles sociales. Les barrières entre le public et le privé se déplacent ou se brouillent.

En dissociant amour et reproduction dans le couple ou la famille, la nouvelle législation a favorisé l’expression publique des signes intimes de l’amour. S’embrasser dans la rue devient un signe normal de l’amour. Divorcer devient le symbole de la plus grande importance accordée au sentiment amoureux : quand l’amour ne fonctionne plus dans le couple il devient normal de se séparer, comme l’ont montré J.C. Kaufmann et F. de Singly.

« Le baiser » du photographe Doisneau en est peut-être le symbole le plus frappant. Cette photo a peut-être contribué à renforcer l’image du « French Lover ». Elle témoigne surtout d’une évolution des signes de l’amour et du déplacement perpétuel des frontières qui délimitent les pratiques et les interdits qui caractérisent la relation amoureuse et les formes du design.

 

Dominique Desjeux

Professeur à La Sorbonne (Paris V)

Le 1.10.99

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