1996, Touraine, Crozier, Le changement dans la société, débat animé par D. Desjeux pour la magasine Sciences Humaines

Presse, radio, télévision, conférences, séminaires, colloques, divers

Le changement dans la société

[Alain Touraine & Michel Crozier – Paris, le 14 mai 1996].

 

Michel CROZIER, Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, fondateur du centre de sociologie des organisations

 

Alain TOURAINE, Directeur d’études à l’EHESS, ancien directeur du CADIS/CNRS

 

Le débat est animé par Dominique DESJEUX, professeur d’anthropologie à l’université Paris V – René Descartes.

Dominique DESJEUX

Aujourd’hui, nous allons entendre Michel Crozier et Alain Touraine, qui vont chacun s’exprimer sur le thème du changement dans la société, avec une approche toutefois légèrement différente. L’un et l’autre auront entre vingt et trente minutes pour présenter leurs thèses. Puis, à la fin de ces exposés, le débat s’engagera avec la salle ou entre eux deux. Dans ce dernier cas, la discussion ne débutera sûrement pas au cours de cette conférence : ils ne feront que prolonger un débat entamé il y a bien longtemps.

Au préalable, je me permets d’annoncer la parution du numéro hors série de Sciences Humaines, intitulé « Le lien social en crise », datant de mai-juin 1996, ainsi que celle du dernier numéro, « L’esprit redécouvert, entre philosophie et neurosciences ». Celui-ci traite d’un domaine où les sciences humaines ont apporté beaucoup et où les auteurs ne sont pas forcément très connus en sociologie. Je signale enfin le dernier livre de Michel Crozier, La critique de l’intelligence, chez Interéditions.

 

Michel CROZIER

Ce n’est pas La critique de l’intelligence mais La crise de l’intelligence.

 

Dominique DESJEUX

Ce lapsus est effectivement gênant, voire révélateur, et j’en suis désolé.

Il se trouve également que le dernier ouvrage dirigé par Alain Touraine, Le grand refus, vient tout juste de paraître chez Fayard. Il a été rédigé par toute son équipe, Dubellay, Bienborka, Lapérony et Koroskovar. À partir de l’étude du mouvement social de novembre et décembre, une analyse est effectuée sur la société française actuelle. Cet ouvrage représente quelque trois cents pages. Je vais immédiatement donner la parole à Alain Touraine puis à Michel Crozier.

 

Alain TOURAINE

J’essaierai d’être aussi bref que possible de manière à conserver un peu de temps pour permettre la discussion. Ma tâche sera de définir un certain cadre d’analyse qui devrait être en grande partie acceptable pour Michel Crozier. À partir de là, nous essaierons de réfléchir au changement dans la société, en évitant le simple affrontement d’opinions ou la recherche du consensus dans la définition de la situation et la manière d’aborder le sujet, pour en fait privilégier le débat. Pour qu’il y ait une pluralité de réponses, encore faut-il qu’il y ait également une communauté de questions. Poser les questions de la même manière sur ce thème est relativement difficile car, chacun le sent confusément, nous n’avons pas prise intellectuellement sur cette situation et nous oscillons tous, en particulier collectivement en France, entre le sentiment du fatalisme et ce qu’on pourrait appeler un grand refus. La France avance inéluctablement vers certaines solutions tout en étant très réticente par certains aspects. Ces mouvements sont parfois contradictoires. Essayons donc de définir et de clarifier la situation.

 

1. Rappel historique

Nous avons vécu, dans presque tous les pays du monde, après la guerre, une période dominée par le rôle des États mobilisateurs , c’est-à-dire des États qui poursuivent des buts nationaux, politiques ou sociaux tout en étant soutenus par l’ensemble des forces vives de la nation. Cet ensemble s’engage dans une action de redressement de chacun des pays. C’est le cas des pays d’Europe occidentale, la France ou l’Italie particulièrement, ou encore des pays communistes dans un climat très différent mais tout aussi volontariste. C’est également le cas des pays post-coloniaux qui arrivent à l’indépendance nationale, et celui des pays d’Amérique latine ou l’Inde, qui ont des régimes et des gouvernements de type national-populaire. Cette problématique de l’État mobilisateur et du projet national de développement global, à la fois économique et social, a duré, avec des succès et dans des conditions très variables, vingt à vingt-cinq ans.

Ce phénomène s’est épuisé par l’alourdissement de l’action de l’État, qui a pu devenir corporatiste. C’est le cas de nos pays. On distingue, dans un premier temps, la social-démocratie, c’est-à-dire une situation où les syndicats commandent aux partis qui en sont le bras politique. Dans un deuxième temps, le politique l’emporte sur le syndicat, puis en fin de compte, nous arrivons au néo-corporatisme, c’est-à-dire une situation où les intérêts sociaux se défendent à l’intérieur de l’appareil d’État. Ce cas apparaît dans des pays comme la Suède, l’Autriche, la France et encore d’autres pays. Ailleurs, il y a un éclatement ou un débordement de la demande sociale, comme en Amérique latine, avec pour conséquences les coups d’état militaires que nous connaissons.

Ainsi, nous avons vécu la rupture, dans le monde entier, au cours des vingt dernières années. Le dernier exemple en est la Birmanie et sa dictature militaire qui s’est effondrée. Nous avons vu l’abandon, l’écroulement et la dissolution de ces États mobilisateurs et ce qu’on peut appeler, en pareille situation et en termes presque techniques, un choc libéral. Il s’agit en d’autres termes d’une destruction des contrôles de l’économie. Si vous voulez bien admettre, car nous sommes obligés d’aller rapidement, que l’idée d’une société libérale, c’est-à-dire d’une économie non contrôlée, est un non-sens, n’a jamais existé et n’existera jamais, la question est alors de savoir comment sortir du choc libéral. J’évoquerai le grand classique qu’est Karl Polani. Il a fallu détruire, au XVIIIème et au XIXème siècles, les anciens contrôles et les corporations qui empêchaient le libre développement de l’économie pour ensuite, avec un coût humain fantastique, reconstruire, à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle, une industrial democracy, des conventions collectives, de la social-démocratie, soit un mode ou un autre d’intervention politique et sociale dans l’économie.

Une fois effectué ce rappel historique, j’affirme que nous sommes aujourd’hui dans la période correspondant à la sortie de la phase de transition libérale. Comment en sortons-nous ? Comment la réussissons ou la manquons-nous ? Que fait la France dans ce domaine ?

 

2. La phase de transition libérale

Pour simplifier l’explication, prenons deux cas tout à fait extrêmes : le modèle anglais et le modèle allemand, que je caricaturerai l’un et l’autre. En ce qui concerne le premier, Madame Thatcher, qui a eu un successeur dont le nom m’échappe pour l’instant comme il échappe à la plupart des gens, est à l’origine du choc libéral. Autrement dit, il existe un effort pour libérer l’économie et faire accepter la précarité et la paupérisation d’une partie importante de la population. Madame Thatcher, montée sur son cheval blanc, met à terre Monsieur Scargill, monté sur son cheval noir. En Allemagne, nous sommes dans la Sozialmarktwirtschaft, qui résiste tant bien que mal à travers les négociations entre syndicats et entreprises, à travers le système fédéral et à travers la grande coalition au moment du premier choc. Ce système permet encore un certain contrôle social du changement économique.

Dans ce contexte, qu’en est-il de la France ? Depuis vingt-cinq ans, elle tient un double langage. D’une part, elle encourage le libéralisme, l’Europe et plus récemment Maastricht, mais d’autre part, elle désire nationaliser et renforcer les avantages sociaux. Elle tient à la fois un discours économique et un discours social qui sont autant reliés l’un à l’autre que le Docteur Jekill et Mister Hyde. Cela a pour conséquence que durant dix ans rien n’est réalisé et, qu’à partir de 1982, la France est dans une situation très difficile. En 1981, le Président Mitterrand engage une politique sociale qu’il est obligé de remettre en cause l’année suivante. Depuis cette date, la France poursuit une politique d’orthodoxie monétariste très stricte après plus de dix ans d’ignorance des réalités. Nous en sommes venus ainsi à une accentuation de ce double langage. D’un côté, nous trouvons les tenants de la pensée unique, et de l’autre, nous trouvons le grand refus qui se manifeste dans le monde universitaire de manière de plus en plus chronique, voire quasi permanente. De la même façon, au niveau social, les événements de 1986, 1989 et 1995 parlent d’eux-mêmes. La question est alors de savoir comment nous pouvons reconstruire un système de contrôle social et politique de l’économie alors que l’on oppose les politiques économiques et les politiques sociales.

 

3. Concilier l’économique et le social

D’un point de vue pratique, il me semble que la situation des pays européens de l’Ouest fait qu’il y a nécessité de combiner l’ouverture économique, c’est-à-dire la compétitivité et la maîtrise des nouvelles technologies, pour répondre à la montée des nouveaux pays industriels et aux conséquences sociales de ces transformations. Celles-ci ont un impact surtout sur la population active, mais aussi sur les conditions de travail et sur beaucoup d’autres domaines. Chacun connaît l’extrême violence des évolutions que nous connaissons. À titre d’exemple, on peut souligner qu’en vingt-cinq ans, des pays comme la France ou la Grande-Bretagne ont perdu chacune trois millions d’emplois ouvriers dont deux millions d’ouvriers spécialisés et de manœuvres. Les ouvriers qui restent sont également fondamentalement menacés. Pour comparer, notons que la population ouvrière était de sept millions et demi de personnes en France. Dès lors, vous vous rendez compte des modifications fondamentales que nous avons connues. On peut même parler d’un renversement de la pyramide professionnelle.

La première formulation du problème, sur laquelle on ne peut pas ne pas être d’accord, même si certains affirment le contraire, est qu’il n’y a pas à choisir entre la compétitivité économique et ce que nous appellerons la sécurité sociale. Le choix ne se pose même pas : il faut impérativement intégrer ces deux objectifs. La compétitivité de l’économie est synonyme d’ouverture des frontières. C’est un fait et on ne peut pas fermer les frontières, c’est-à-dire se ruiner et suivre l’exemple de l’Union soviétique. Parallèlement, on ne peut pas imaginer la suppression du système de protection sociale puisqu’il s’agit par exemple de reconstruire nos villes. En effet, nous devons diminuer la distance formidable qui s’est créée entre les villes et ce que l’on appelle maintenant les banlieues, comme si ces deux ensembles étaient différents. Les exemples de ce type peuvent être multipliés à l’infini. Je rappelle aussi que l’inégalité sociale a augmenté dans beaucoup de pays. Ce n’est pas du tout le cas en Italie et cela l’est peu en France. En revanche, aux Etats-Unis, la progression des inégalités a été très élevée. On mesure l’inégalité par le rapport entre les 20 % les plus riches et les 20 % les plus pauvres. Aux Etats-Unis, le rapport était de dix à un, il est passé de quinze à un, à savoir à peu près le même que celui de l’Argentine. La France se situe toujours autour de huit à un. Le problème qui se pose ainsi à tous les pays européens est donc d’empêcher l’exclusion et de limiter, ou plutôt de ne pas augmenter les inégalités sociales. Il n’y a pas d’autre solution concevable que celle-ci.

En fait, il y a une autre possibilité, développée par un certain nombre d’autres pays, qui consiste à développer une politique très libérale en affirmant ne pas être allé au bout de la politique libérale et qu’il reste encore des scories de corruption, de bureaucratie, de clientélisme, voire de corporatisme. Tout ce mouvement doit alors être accompagné d’une mobilisation sociale nationaliste et populiste. Ce fut le cas de Madame Thatcher avec les Malouines, ce fut aussi celui de Silvio Berlusconi avec Forza Italia ou encore de la campagne de Jacques Chirac et de Philippe Seguin lors des dernières élections présidentielles. Dans les trois cas cités précédemment, ces formulations nationales populistes ne construisent ni ne maintiennent un contrôle social de l’économie. Dès lors, la réponse à la question posée n’a aujourd’hui qu’un seul nom : Centro sinistra.

 

4. La recomposition du paysage politique

En d’autres termes, le point d’équilibre de la politique des pays d’Europe occidentale est très certainement plus au centre qu’il y a trente ans. Auparavant, il était à gauche ou très à gauche alors que maintenant il est plutôt centre gauche. Il est évidemment indispensable de préciser que cela ne signifie pas que tous les électeurs doivent avoir des opinions de centre gauche. J’observe ainsi que nous sommes en sortie de phase libérale à une exception près. En effet, cela vient de se passer en Italie. C’est aussi ce que tous les observateurs attendent en Grande-Bretagne où Tony Blair n’est certainement pas un homme de gauche, mais de centre gauche. Apparemment, cela se produira également aux Etats-Unis où tout le monde annonce la victoire de Bill Clinton qui, dans la vie politique américaine et notamment par rapport à l’autre candidat, est plutôt un homme de centre gauche. C’est le cas en Allemagne où, même si Helmut Kohl est au pouvoir, il existe une grande capacité de négociation entre les partenaires sociaux. Enfin, paradoxalement, cette situation se retrouve en Espagne où le PSOE a perdu les élections d’un point alors qu’on attendait une défaite de quatre ou cinq points. Les Espagnols ont voulu par là même signifier qu’ils n’attendaient pas d’autre politique que celle menée par le passé. Le seul pays qui fait exception est la France.

Le problème de la gestion du changement en France est que nous restons figés sur l’idée que l’on peut opposer un tout-marché à un tout-Etat, à savoir opposer le libéralisme au volontarisme. Cette opposition m’apparaît totalement dénuée de sens. J’ajouterai que, dans tous les pays, la solution que j’appellerai Centro sinistra , pour des raisons d’actualité récente, provoque des difficultés car lorsque le système politique est focalisé sur centre droit et centre gauche, cela implique qu’il ne contrôle pas ce qui se passe aux extrêmes. Ceux-ci, tant à gauche qu’à droite, n’ont d’ailleurs aucune raison de disparaître. À cet égard, il y a quelques jours, s’est tenue à Paris une réunion des partis européens d’extrême gauche, ce qui met en évidence qu’il existe effectivement une réalité d’extrême gauche en Europe, qui pose toutefois des problèmes d’alliance. Quant à l’extrême droite, ces problèmes d’alliance se posent aussi, notamment en France en raison de l’importance du Front National.

J’ajouterai également pour en terminer avec ce tableau que lorsque nous parlons de centre gauche et de centre droit, cela a une conséquence essentielle qui est la fin de la subordination des acteurs sociaux aux acteurs politiques. Nous avons toujours considéré, en particulier en France et dans les pays latins, que les mouvements sociaux étaient la base et la force sociale au service d’une action politique dirigée par une avant-garde, parfois révolutionnaire, parfois parlementaire. Cette dernière était évidemment formée par l’état-major des partis politiques. À l’heure actuelle, j’estime que le débat politique est beaucoup plus autonome, ce qui ne signifie pas plus fort ou plus organisé, indépendamment des discours d’extrême droite ou d’extrême gauche. Cela apparaît dans l’existence de mouvements sociaux beaucoup plus moraux que politiques ou par l’éthique de la conviction plus que par l’action proprement politique.

Je conclurai en donnant une tonalité plus personnelle, donc du domaine de l’opinion. J’ai le sentiment que la France, à la différence des autres pays qui se tournent vers l’avenir en cette fin de période de transition libérale, risque de retourner à son passé. Elle est complètement obsédée par l’histoire et toutes ses références sont des références au passé. On rêve ainsi de 1981, de 1945, voire de 1936. Dès lors, la probabilité que nous poursuivions dans la voie libérale jusqu’à la monnaie unique pour basculer ensuite dans le tout-social demeure relativement élevée. Lors de l’accession à la monnaie unique, nous oscillerons entre ces deux options, comme de 1981 à 1983, pour terminer par dix nouvelles années d’austérité. Une telle incapacité à combiner le fait économique et le fait social est d’une extraordinaire gravité car elle contribuerait à nous retirer toute capacité d’initiative internationale et toute capacité de créativité. J’irai même jusqu’à affirmer que l’extrême faiblesse des débats et des réflexions tient à cette incapacité de ne pas comprendre et de ne pas accepter la nécessité de concilier ouverture économique et intervention sociale et économique. Par conséquent, il existe un danger de voir se développer une société adepte des deux langages et qui ne pourra donc pas élaborer une politique sociale ou encore innover et favoriser la créativité culturelle. Ce n’est aucunement une fatalité mais il me semble nécessaire de s’extirper de cette voie pour inventer des réflexions et des stratégies pour réussir ce que d’autres sont en train de mener à bien. Nous devons gérer correctement la sortie de transition libérale pour autoriser la naissance d’un modèle qui ne soit pas la social-démocratie des années 30 en Suède ou en Norvège ou des années 50 en Angleterre, en France ou en Italie, mais une nouvelle forme de modèle combinant les aspect sociaux et économiques. Je n’ai pas voulu circonscrire l’exposé à des analyses proprement sociologiques ou à des idées personnelles parce que je crois que notre besoin majeur est de réaliser un diagnostic pour permettre au débat de progresser, ce qui ne sera pas possible avant qu’il y ait un accord sur l’analyse de la situation.

 

Michel CROZIER

Alain Touraine a présenté une convergence très forte dont je me réjouis. Cependant, fort heureusement pour le débat, j’aimerais revenir sur certains points. Son analyse est pertinente mais quel en est le mode opératoire ? Mon opinion est que pour apporter des réponses, le champ historique se doit d’être délaissé au profit du champ hexagonal. En outre mes conclusions sont équivalentes à celles d’Alain Touraine même si ma sensibilité est plutôt, pour des raisons différentes, Centro sinistra.

 

1. Libéralisme et social-démocratie : une opposition dépassée

L’opposition entre tout-marché et tout-social, qui me semble absurde, demande en fait un investissement intellectuel que nous n’avons pas ou peu fait. J’aimerais ainsi réfléchir un peu plus avant.

Lorsqu’Alain Touraine a présenté ses thèses, il a omis de préciser que la social-démocratie n’était sûrement pas un système adopté dans le monde entier. En effet, les Etats-Unis ont retenu des solutions que nous pouvons comparer à la social-démocratie mais qui n’en étaient pas. D’une part, ils ont largement innové par rapport aux systèmes antérieurs et d’autre part, ils ont contribué à la reconstruction de certains pays alors que celle-ci n’aurait pas été possible sans leur aide. C’est le cas en France et en Allemagne par exemple, mais également au Japon dont la réussite était inimaginable dans les années 50. De même, le développement des dragons ou de certains pays d’Amérique latine n’a pas eu lieu sous l’égide de la social-démocratie.

Par conséquent, le Centro sinistra a certes pris une forme particulière dans les pays en voie de développement, mais il existait d’autres voies dont nous devrions apprendre un tant soit peu. Le développement n’a pas été réalisé simplement par le libéralisme. À cet égard, les Japonais étaient tout sauf ultra libéraux. Toutefois, aujourd’hui, ils remettent en cause leur modèle en décrétant que l’individualisme est indispensable. Bien évidemment, personne n’y croit mais, à les observer, il est possible de se rendre compte que bien que ce ne soit pas notre individualisme, cela y ressemble un peu. On ne rencontre effectivement plus l’embrigadement qui leur a permis d’aboutir à leur libéralisme économique et à leur économie sociale.

 

2. Trouver des acteurs

Dès lors, je veux souligner que nous sommes dans un système marqué par des flux mondiaux. Je suis heureux d’ailleurs de remarquer qu’Alain Touraine ne poursuit pas dans sa vision qui consiste à dire qu’il n’y a plus d’acteurs. Au contraire, je pense qu’il y a de plus en plus d’acteurs et notre principal problème est de réussir à en obtenir plus encore. En outre, Alain Touraine a également remarqué l’évolution de la composition du corps social, qui a connu de profondes transformations. Dans le domaine de la production, qui n’est certes pas le plus important, sur sept millions et demi de personnes, on perd trois millions d’individus, donc près de la moitié. De plus, le mouvement se poursuit et si le progrès technique persistait sans contraintes, cela serait encore pire. Cela signifie qu’un monde est en train de s’écrouler. En d’autres termes, nous ne sommes plus dans une situation de combat entre le libéralisme et le social : l’un et l’autre se trouvent menacés par ce changement d’équilibre.

Néanmoins, ce changement d’équilibre ne signifie pas que l’on n’est impuissant. Pour ma part, ma réflexion sur le mode d’action que l’on pourrait adopter m’incline à croire que les problèmes de la société française sont plus profonds qu’un simple choix politique de type Centro sinistra. Le problème est une réflexion sur l’organisation économico-sociale dans laquelle l’encadrement supérieur de l’économie va innover. J’entends ici économie non pas dans le sens des grands agrégats macro-économiques du Ministère des Finances mais dans celui des affaires et de l’économie réelle. Nous avons besoin d’innovation sociale. À titre d’illustration, notre système de sécurité sociale doit être défendu, j’en suis persuadé, mais c’est aussi un fait qu’il fonctionne en dépit du bon sens. Il n’est plus régulé au sens étatique et n’a plus de lien avec la réalité. De même, si nous analysons le problème des villes, nous pouvons nous rendre compte que nous dépensons énormément d’argent dans les banlieues en pure perte. Nous dépensons également beaucoup d’argent inutilement pour tenter de créer des emplois.

En fait, nos problèmes sont d’une autre nature, raison pour laquelle je suis très préoccupé, à l’image d’Alain Touraine, par ce que celui-ci a appelé oscillation entre le refus et le libéralisme. Nous avons la nostalgie d’une société non de classes mais de différences et de respect pour certaines valeurs sociales autour de l’État. Or, cette idéologie de l’État n’est actuellement remise en cause par aucun des groupes politiques, quelle que soit son opinion. Elle stipule ainsi que l’État est le gardien et l’arbitre de la vie économique et sociale du pays. Cette folie de l’arbitrage fait que tout est décidé au plus haut niveau de l’appareil d’État. Nous nous en sommes rendus compte en décembre 1995 puisque tous les problèmes remontent au Premier Ministre qui est forcé de tout prendre en main. Ce système implique qu’il n’y a pas d’engagement des divers acteurs sociaux. Je me permets simplement de faire remarquer à cet égard que c’est beaucoup dire de parler d’acteurs sociaux alors que ce ne sont que des ectoplasmes ! Penser que FO ou la CGT sont des acteurs sociaux n’a pas énormément de sens !

 

3. Réformer l’État

Dès lors, j’insisterai sur le fait qu’en France les élites jouent un rôle essentiel et qu’il est nécessaire de réfléchir sur leur transformation. La question ne se pose pas en termes de classes ou de castes à supprimer ou à remplacer mais porte sur la manière de transformer le système de décision pour le rendre moins opaque. Notre capacité d’innovation est ainsi largement amputée bien qu’il existe en France beaucoup de ressources d’innovation. Ces dernières sont toutefois trop éclatées pour être efficaces. La comparaison avec d’autres pays montre en outre que les retards que nous prenons ne sont pas dans les choix politiques mais dans la façon dont nous prenons des décisions. Nous manquons de concertation entre acteurs sociaux puisque nos élites sont sourdes et aveugles et donc incapables d’être à l’écoute de la réalité. Lorsque nous avons réalisé des études sur les banlieues et les quartiers difficiles, nous avons découvert que nous ne connaissions rien. Les connaissances existent au niveau local mais cette incapacité à les prendre en compte fait que nous nous sommes cristallisés sur les apparences des banlieues, sur ce qui faisait peur, en évacuant ainsi une partie de la réalité.

En conséquence, nous devons faire un effort considérable pour repenser la politique sociale non pas à partir d’une approche politique mais par le truchement de la connaissance de la dite réalité. Notre presse est déclinante et renforce, notamment par le filtre télévisuel, la tétanisation de la société. Les images qui apparaissent sur les télévisions forcent le téléspectateur à penser à autre chose. En effet, après avoir été effrayé par les repoussoirs de la télévision, tels que la haine, l’explosion sociale et autres thèmes habituels, il porte son attention sur d’autres sujets. Cela dit, tous sont informés mais personne n’agit. Les élites constituent ainsi un problème fondamental car elles bloquent tout le système. Je ne remets pas en cause leur richesse humaine mais leur capacité à accaparer les postes de décision, ce qui suppose qu’il n’est pas possible de changer en expérimentant, en diffusant, en évaluant de nouvelles voies.

Il est par exemple symptomatique que l’on ne sache pas évaluer les politiques publiques en France alors que dans les autres pays cela devient un thème essentiel. La France est le dernier pays dans lequel l’évaluation demeure abstraite et ne donne aucun résultat. Michel Rocard a essayé d’innover en la matière mais cela ne s’est pas traduit dans la réalité. Comment peut-on avancer sans savoir ce que l’on fait ? Les décisions ne sont pas préparées et les résultats des actions engagées ne sont pas évalués. Dès lors, il me semble difficile de poursuivre dans une voie cohérente puisque ceux qui sont à l’intérieur du système n’ont aucun moyen de savoir s’ils ont atteint ou non leurs objectifs. La France s’enorgueillit ainsi d’avoir la meilleure administration du monde alors qu’elle prend de plus en plus de retard.

En revanche, je pense que les évolutions induites par l’ultra libéralisme sont très positives même s’il est très facile de s’indigner. Ainsi, Tony Blair, pour lequel je voterais, va bénéficier des résultats de la politique menée par Madame Thatcher. Faire tomber Monsieur Scargill, le chef de file des mineurs, de son piédestal alors que le pays s’enfonçait dans la plus grande démagogie, a permis de relancer l’Angleterre. Certes, le prix social en fut très élevé, mais il n’en reste pas moins que le mouvement a été enclenché. Madame Thatcher, en ébranlant le fonctionnement de l’État, a réussi à le transformer jusqu’à un certain point. Dans ces conditions, Centro sinistra, si Centro sinistra il y a en Angleterre, pourra obtenir une gestion territoriale bien plus responsable que celle que nous avons en France, qui est totalement irresponsable.

Ainsi, au-delà de cette hésitation permanente entre le libéralisme et le refus qui consiste à fuir ses responsabilités au profit de l’État, il existe une autre voie. À cet égard, la réforme de l’État est le seul moyen d’y parvenir, à condition que l’on y travaille beaucoup. Dans ces conditions, les intellectuels et les sciences sociales ont un rôle essentiel à jouer en particulier en raison de l’ignorance de la réalité dans laquelle nous nous trouvons. Si nous comparons avec la situation voici un siècle, nous nous rendons compte que notre connaissance de certaines réalités sociales est beaucoup plus ténue aujourd’hui. Or, on dit qu’à cette époque la France était plus arriérée qu’à l’heure actuelle. Par conséquent, l’effort pour connaître la réalité sur laquelle on désire agir est indispensable. Arrêtons de nous figer dans des analyses purement comptables. Quand on décide d’une action, seuls les chiffres financiers sont mis en exergue. Or il existe aussi une réalité d’ordre qualitatif, à prendre en compte nécessairement quand on veut initier une politique. Seules les sciences sociales sont alors susceptibles de répondre à ce besoin. J’estime ainsi que les intellectuels ont une responsabilité importante qui consisterait à nous montrer la réalité plutôt que se laisser entraîner dans le débat idéologique.

 

Alain TOURAINE

Je souhaite moins commenter ce que vient de dire Michel Crozier qu’affiner mon exposé en m’y référant car, en fait, j’ai voulu me limiter à définir le cadre de nos interventions respectives. Je vais donc laisser plus libre cours à mon imagination et indiquer de quelle façon rendre plus opératoire l’analyse descriptive que j’ai effectuée.

L’acteur, celui qui a des projets et qui imagine, est au centre des solutions que l’on peut proposer. Dès lors, au-delà des stratégies sociales et politiques, je pense que nous vivons dans un univers dominé par une séparation qui peut devenir totale. D’une part, nous trouvons la globalisation, c’est-à-dire un univers des échanges qui peuvent être autres qu’économiques, un univers à la fois informationnel et financier, et d’autre part, parce que ce monde de l’économie est dé-socialisé, un monde de la subjectivité. Celui-ci peut ressembler au monde de la vie privée, de la sexualité, de l’affectivité, du voisinage, de la famille, de la secte, du groupe, de l’ethnicité, du nationalisme ou, selon le mot de Kepel, de la revanche de Dieu.

Dans ces conditions, ce qui inquiète les Européens ou d’autres peuples relativement proches de nous est de savoir comment éviter ce double naufrage de l’acteur. Comment éviter que nous ne soyons des consommateurs fragmentés dans un monde de réseau et des individus enfermés dans nos communautés et donc comment éviter d’arriver à ce que les Américains appellent d’un terme qu’ils condamnent : des politiques de l’identité ? Par conséquent, la question est de savoir de quelle façon atteindre cet objectif. Dans ce cas, il ne suffit pas de parler de contrôle social de l’économie ou ce qui s’apparenterait à la social-démocratie. Ce qui, à l’heure actuelle, est moteur dans nos sociétés n’est pas l’idée de la citoyenneté d’il y a deux cents ans ou l’idée de justice sociale d’il y a cent ans, mais l’idée de la sauvegarde de l’acteur. J’entends ici concrètement que chacun d’entre nous puisse avoir la plus grande chance possible de mener à bien sa vie. C’est en ce sens que nous comprenons le mot solidarité.

De surcroît, il est frappant de constater, même dans les études sociologiques les plus concrètes, que si l’on raisonne en termes de pure ré-intégration sociale et d’équipement des banlieues par exemple, cela conduit à un échec. Au contraire, lorsque l’on veut créer des acteurs, la réussite est beaucoup plus flagrante. Le meilleur exemple est celui des banlieues, déjà évoquées précédemment, auxquelles nous nous intéressons depuis déjà longtemps, notamment depuis nos premières études aux Minguettes il y a une quinzaine d’années. On peut devenir acteur par la possibilité de participer à un processus politique, par la reconstruction de la famille dans le cas des immigrés, par le travail, par des activités qui tiennent lieu de travail ou encore par l’éducation. Dans ce dernier cas, on peut se référer à l’action de Charpak, à l’imitation de ce que fait Lederman à Chicago à l’heure actuelle. Ainsi, ce centrage sur la personne, à ne pas confondre avec l’individualisme dans le sens où nous sommes acteurs dans un monde vide, mais au contraire dans le sens d’un monde d’événements, permet de garder l’expérience vécue dans l’expérience de vie.

Enfin, nos sociétés, après avoir défendu les droits civiques et les droits sociaux, attachent la plus grande importance aux droits culturels. Un très célèbre et remarquable économiste américain d’origine indienne, probablement prix Nobel dans les années à venir, a affirmé que le développement consistait à s’engager dans les activités auxquelles on accorde la plus grande valeur. J’abonderai dans son sens en disant que le droit à la culture, c’est-à-dire le droit à la diversité, à la communication multi-culturelle, à la spécificité et à l’autonomie, est essentiel. Je me résumerai en soulignant que si nous voulons échapper au monde éclaté de la consommation, au monde étouffant des communautés qui se termine systématiquement en racisme et en intégrisme, nous devons inventer une politique qui ne soit pas située uniquement sur l’échiquier comme Centro sinistra mais entièrement orientée vers la construction de la société à travers ses grands principes. Il s’agit de défendre le sujet, la solidarité et l’organisation de la communication multi-culturelle. Je rejoins ici ce qu’affirmait Michel Crozier puisque je ne crois pas, à l’heure actuelle, que l’évolution de la société dépende de décisions économiques mais, au contraire, qu’elle dépend de décisions politiques. Le rôle clé appartient aux intellectuels et à l’opinion. En d’autres termes, ce qui compte aujourd’hui, quand l’école est par exemple confrontée à la violence, est de constituer les enseignants en acteurs solidaires qui gèrent les problèmes de la communauté des enseignants et des élèves pour répondre à la violence de la désorganisation sociale.

Sommes-nous capables d’être des acteurs dans un monde à la fois de marché et d’affrontement communautaire ? C’est autour de cette idée que nos sociétés peuvent se reconstituer. C’est aussi le rôle des intellectuels et des médias, dont je ne partage pas la condamnation, de faire renaître la vie politique. Nous avons trop pris l’habitude de considérer que la vie politique se réduit à des chiffres car elle se compose également des décisions des états-majors politiques. La priorité est donc de donner à nouveau du sens à la citoyenneté, ou comme cela aurait pu être dit plus tard, de donner une nouvelle capacité d’expression aux travailleurs. Si ces deux points sont toujours d’actualité, il en est un autre digne d’être souligné, qui consiste à donner une capacité d’initiative à ceux qui peuvent devenir les acteurs. Nous avons besoin de reprendre notre approche de la société à partir de notre conception de l’être humain, de la vie et de la mort, du bien et du mal pour recréer les bases d’une culture politique et sociale sans laquelle le renouvellement de notre conception de la société ne sera pas possible.

 

Michel CROZIER

Je partage tout à fait l’opinion d’Alain Touraine, à ceci près qu’il oublie un point relativement essentiel. En effet, le vocabulaire qu’il a employé reste révélateur. Il a souligné en fait la subjectivité des hommes et des femmes, qui effectivement peuvent être sujets à des passions, sans toutefois définir réellement ce que signifie la notion d’acteur. Qu’est-ce qu’un acteur ?

Selon moi, un acteur est un être capable de calculer et auquel on laisse le soin de calculer ce qu’il va faire. Si l’homme est uniquement un être affectif, il est le jouet de toutes les démagogies, de toutes les manipulations et de tous les populismes. La possibilité de rendre les individus suffisamment maîtres d’eux-mêmes revient à leur permettre de prendre des décisions et donc de calculer ce qu’ils vont faire. Cela signifie que par le truchement de cette démarche, on peut reprendre pied sur le marché et jouer un rôle. Le marché n’est pas une réalité imposée et écrasante mais un lieu où les acteurs calculent.

Par exemple, dans les quartiers difficiles, il existe une activité, que l’on peut certes regretter en raison de la corruption et des circuits parallèles, mais qui demeure fondamentalement un jeu d’acteurs. Le travail au noir ou le marché parallèle peuvent-ils être condamnés au nom des solidarités ? Mon opinion est qu’il est d’abord nécessaire de comprendre les réalités qui sous-tendent ce type d’activités et non les condamner de façon immédiate. Dès lors, il s’agit de faire en sorte que ces acteurs n’aient plus intérêt à pratiquer ce type d’activité alors que pour le moment ils y trouvent de l’intérêt. Leurs raisons à cet égard ne sont pas uniquement financières dans la mesure où ces activités sont le fruit d’un calcul autre que financier. Beaucoup d’autres variables sont en effet prises en compte dans ce comportement. Tout le monde a ainsi besoin de passions et de réveiller ses passions. Il suffit simplement de les orienter vers des activités socialement acceptables.

Aussi, nous avons à notre disposition des ressources considérables qu’il nous suffirait de canaliser. Dans le domaine de l’éducation, des projets très intéressants ont été menés à condition que les enseignants aient été des acteurs. Leur métier consiste ainsi à rendre leurs élèves acteurs eux-mêmes, ce qui n’est possible qu’à la condition précédente. Les efforts entrepris par Marie-Danièle Pierrelait en Seine Saint-Denis sont remarquables même si cela représente peu. Elle rend ainsi actifs des personnes défavorisées ou des délinquants. L’investissement pour ce type de projet est certes énorme mais il montre qu’il est largement possible d’améliorer nos politiques actuelles.

 

QUESTIONS DE LA SALLE

 

Dominique DESJEUX

Il y a vingt-cinq ans que je connais Michel Crozier et Alain Touraine, à la fois comme enseignants et comme relations personnelles, c’est-à-dire depuis la faculté de Nanterre en 1968. J’ai toujours eu la sensation d’entendre le débat entre Racine et Corneille, l’un peint les hommes tels qu’ils sont et l’autre tels qu’ils devraient être.

Dans ce débat, chacun a adopté une approche qui ne porte pas exactement sur les mêmes acteurs ou le même point de discussion. Quand Alain Touraine évoque l’acteur social, Michel Crozier réfléchit plus sur les élites. Mon impression en les écoutant est que les élites ont perdu leur intelligence et les acteurs sociaux leur sens. Toutefois, j’ai des difficultés à préciser à quel moment il y a adéquation avec la réalité. Si Michel Crozier et Alain Touraine ont chacun adopté des axes d’approche différents très intéressants, en revanche j’aimerais que soit précisé le rapport au réel. Comment concrètement chacun veut ou peut appliquer ses analyses ? Pour ce faire, nous allons nous consacrer aux questions et remarques de la salle, qui ne manquera pas de poser les questions adéquates.

 

De la salle

Que pensez-vous du modèle rhénan évoqué par Michel Albert ?

 

Michel CROZIER

Le modèle rhénan est en crise. Heureusement, tant de la part de l’encadrement des entreprises que de la part des syndicats, des innovations et des réflexions ont été initiées au-delà de ce modèle. Dans ce cadre, le maintien du modèle rhénan n’est en aucun cas une condition sine qua non dans la poursuite des discussions.

 

De la salle

Tout d’abord, je tiens à remercier vivement Alain Touraine et Michel Crozier pour ces interventions. Celle de Michel Crozier a été particulièrement éclairante et je l’en remercie encore une fois.

Vous avez fait appel aux intellectuels, ce qui me paraît à la fois complexe et insoluble pour diverses raisons. Tout d’abord, les responsables des médias, ceux qui en sont la voix, sont eux-mêmes des intellectuels et je suis frappé par leur simplisme et leur caractère sommaire. Au cours de l’émission Ça se discute par exemple, il faut répondre par l’affirmative ou la négative en quelques courtes minutes ! La faiblesse intellectuelle de ces émissions est réellement lamentable, d’autant plus que les émissions un tant soit peu intéressantes sont reculées à des heures indues. J’ai ainsi assisté à un débat avec Michèle Cotta durant lequel Jean-François Kahn couvrait d’anathèmes un rapport qu’il n’avait visiblement pas lu ! De même, beaucoup d’intellectuels français ont été marxistes, c’est-à-dire qu’ils n’ont tenu aucunement compte des réalités tout en étant dévots d’idéologie et complètement livresques. Dès lors, quelle crédibilité ont ces personnes ? De la même façon, qui formera les intellectuels quand on sait que dans les écoles et les universités, les étudiants ont à subir leurs enseignants ?

 

Dominique DESJEUX

Votre question est-elle de savoir qui formera les enseignants ?

 

Michel CROZIER

Je me permets de répondre puisque j’ai été cité dans ce commentaire et que je crois saisir le sens de la question. Je pense que la situation n’est pas aussi dramatique que vous le présentez. Les enseignants et les formateurs évoluent en prenant conscience que l’aspiration à changer le système est très importante. En conséquence, nous devons aider la réforme de l’école, qui est certainement un des problèmes fondamentaux de la société française. Si nous voulons rendre nos enfants susceptibles d’être des acteurs, d’assumer plus de liberté, plus de personnalité dans un monde difficile, alors cela doit commencer à l’école. Celle-ci doit être libérée pour qu’elle puisse libérer les enfants. J’exagère quelque peu mais si l’on poursuit dans cette voie de réforme, les conclusions de la commission Fauroux constitueront un axe d’action essentiel. Il est vraisemblable que les recommandations ne seront pas immédiatement suivies d’effet, mais une brèche a été creusée dans le monolithisme d’un syndicat comme la FEN. La possibilité d’échange existe ainsi en dépit des résistances invraisemblables dont la plus forte se situe au ministère même. Cela dit, le problème commence à être posé et accepté.

Parallèlement, d’autres problèmes doivent être également posés. C’est le cas par exemple en matière de santé publique. La reconstruction ou la constitution d’une politique de santé publique, car celle-ci est bien mince, est ainsi un objectif majeur.

 

Alain TOURAINE

Je ferai simplement un commentaire concernant les intellectuels condamnés ou condamnables. Les intellectuels sont des personnes comme les autres. Certains sont bons et d’autres sont mauvais. D’aucuns sont des demi intellectuels, d’autres sont des quarts d’intellectuels, de la même façon que les mondaines ! Par conséquent, on peut et on doit tenir un discours critique. Le monde des médias est depuis toujours à la recherche de l’excès et du spectaculaire, c’est-à-dire placé dans une logique de consommation qui se manifeste à travers la recherche de l’audience. Inversement, certains intellectuels sont essentiellement des intellectuels organiques, c’est-à-dire des personnes liées à une collectivité politique, sociale, religieuse ou territoriale. Dans l’esprit de ce que je disais précédemment, un intellectuel se définit avant tout en tant que créateur de culture. J’entends ici par culture la découverte du sens universel d’une expérience particulière. En conséquence, l’intellectuel est celui qui cherche le sens en partant d’une expérience de sentiments, de réalités, de richesse, de pauvreté, d’économie, etc., pour remonter ensuite vers le sens global de cette expérience. Dès lors, dans le cas des intellectuels comme dans le cas des entreprises industrielles ou autres, il est nécessaire de s’efforcer d’échapper à la logique de la consommation mais également à celle de la communauté pour, en fin de compte, produire du sens.

 

De la salle

Je désirerais rebondir sur l’intervention d’Alain Touraine qui, à la suite des théoriciens de l’école de Francfort, me semble-t-il, a analysé notre société à travers une grille qui insiste d’un côté sur le monde du marché qui atomise le lien social, et de l’autre sur le repli des individus vers des communautarismes. Face à cette alternative, il demande que l’on re-développe le droit d’agir du sujet.

Toutefois, si l’analyse est tout à fait pertinente sur le plan du constat, elle est beaucoup moins opératoire sur le mode exécutoire. En effet, la conséquence directe de l’atomisation du social par un marché qui ne respecte pas le lien social est le chômage. Or, tant que nous ne serons pas en phase de réduction du chômage, c’est-à-dire tant que nous ne serons pas sortis du cadre théorique qui a permis le déchaînement du marché et de la technique, cette réflexion sera inutile puisqu’aujourd’hui le sujet est foudroyé par le chômage. Autrement dit, si l’on vous suit dans votre référence à Adorno et Orkheimer, le chômage ou l’abandon à la technique est la conséquence directe de la façon dont on a pensé la modernité. Peut-être conviendrait-il avant tout de repenser la modernité ?

 

Alain TOURAINE

Je ne veux pas entrer dans un débat trop long. Pour être bref, je dirai que je ne partage pas du tout l’anti-modernisme d’Orkheimer ou Adorno. Il n’est pas nécessaire d’opposer ce qui serait la vie à ce qui serait le mal, à savoir l’action stratégique, pour employer les termes des Francfortiens d’aujourd’hui. En fait, deux dangers nous guettent. Le premier est le monde de la pure objectivation et le second celui de l’enfermement dans la subjectivité. La constitution du sujet est la recombinaison des deux.

Je voudrais également apporter des précisions sur le point le plus important de votre intervention qui est de s’interroger sur la façon dont mon discours crée de la capacité d’action. Je pense que la résolution des problèmes sociaux n’est possible que par la renaissance d’une certaine capacité d’agir. Pourquoi et à quel niveau existe-t-elle ? Auparavant, le paradigme était d’abord d’établir la souveraineté populaire et ensuite les droits du travail. À l’heure actuelle, l’éclatement des rôles sociaux, de la culture et de la personnalité est tel que chacun d’entre nous lutte pour sa survie entre les sirènes du marché et l’enfermement dans des communautés identitaires. La grande force de notre époque n’est pas ainsi la révolte collective mais la volonté d’exister individuellement. La généalogie de ces thèses remonte en fait à Nietzsche et à Freud. Nous essayons de créer individuellement un espace et un temps autonomes à l’intérieur desquels nous développons un projet d’existence.

Cependant, cette construction d’un projet de vie n’est pas possible dans un espace social, politique, institutionnel ou économique vidé de sa substance. Combler ce vide devrait s’imposer comme suffisant pour motiver une action politique. L’intervention contre le marché sauvage ou contre le communautarisme autoritaire n’est possible que s’il y a des acteurs sociaux. C’est à ces derniers que la politique doit donner la priorité. Un acteur est alors capable de modifier son environnement plutôt que de le subir et un élément porteur de changement et de sens. C’est à partir de cette définition que l’on peut établir une politique d’éducation du sujet.

Dès lors, ce qui est appelé le chômage n’est ni plus ni moins que l’abandon de l’économie à une logique de la concurrence et de la compétitivité qui laisse de côté la plus grande partie de la population. À cet égard, je me permettrais de souligner, car peu sont ceux qui en ont réellement conscience, que la part de la population laissée en marge actuellement n’est pas 12 % ! Les statisticiens de Bruxelles évaluent plutôt, pour l’Europe occidentale, la population sans travail et susceptible de travailler à 50 %. Il est ainsi raisonnable d’affirmer qu’en France ce chiffre tourne autour d’un tiers. En y incluant les travaux précaires, cela représenterait entre 40 % et 50 %. L’importance de tels chiffres montre que le problème impose l’intervention politique et qu’il faudrait reconstituer un lien entre le monde de l’intérêt et de la rationalité limitée et le monde des passions.

 

Michel CROZIER

Je nuancerai en précisant que dans le monde de la rationalité limitée on peut tout à fait intégrer le monde des passions. En outre, le chômeur tel qu’Alain Touraine le définit à la suite des fonctionnaires de Bruxelles est lui aussi un acteur. Ainsi, l’idée qu’un tiers de la population active est foudroyée par le chômage est complètement fausse et ne correspond pas à la réalité. Nous avons un nombre de personnes en activité considérable par rapport à autrefois, ce qui m’incline à penser que la situation actuelle est une recomposition qui n’est pas aussi tragique que ce qui transparaît dans le discours.

 

De la salle

Vous avez très peu évoqué l’élite, mais selon vous, quel peut-être son rôle si l’on doit de plus en plus développer des acteurs ? J’ai ici en arrière-pensée le domaine économique et celui de l’éducation, dans lesquels l’élite est d’ores et déjà un acteur.

 

Michel CROZIER

Mon opinion est que nos élites accaparent le système de décision. Ici, nous trouvons un des nœuds du problème. Ainsi, ce phénomène crée des lieux dans lesquels les acteurs se trouvent contraints. Dans le système français, la capacité à être acteur sous contrainte est très forte, c’est-à-dire que nous sommes acteurs dans un système imposé contre lequel nous nous rebellons. En matière de social et de lutte contre le chômage, beaucoup de personnes trouvent des arrangements tout en protestant. Cela pose un dilemme car vouloir trouver des solutions au chômage honnêtement limite les possibilités qu’ont les chômeurs de trouver des modes de subsistance parallèles.

En conséquence, le problème de l’élite est qu’elle doit changer de mode de raisonnement. C’est en quelque sorte l’objet de ma campagne et de mes publications, mais également le problème sur lequel j’achoppe. Au lieu de raisonner généralement et déductivement, donc sur un mode autoritaire, nous devons adopter un mode de raisonnement différent. En effet, si vous êtes déductif, vous détenez la vérité et donc vous êtes autoritaire, ce qui signifie que vous n’êtes pas à l’écoute des autres et que vous raisonnez dans un système clos. Dans cette démarche, les intellectuels et les enseignants ont un rôle à jouer. Même s’ils sont victimes de ce système, ils sont aussi largement capables de s’en accommoder. Dès lors, ce que nous attendons des élites est qu’elles montrent le chemin vers un engagement plus grand. Je n’ose d’ailleurs pas parler de participation, qui est devenue un mot parfaitement galvaudé.

Nous créerons des emplois quand nous innoverons et nous serons innovateurs quand nous aurons des opportunités plus grandes. L’État français qui mutile ses citoyens doit s’ouvrir et accepter de les laisser travailler.

 

Alain TOURAINE

Je ne suis pas en désaccord avec ce qui a été dit précédemment. Toutefois, j’aimerais signaler deux faits qui permettront de nuancer ces propos.

Dans les faits, la critique des élites aboutit quasiment systématiquement à une critique des élites d’État, et non pas des autres. On gagnerait pourtant à s’intéresser par exemple au développement rapide des activités financières sans support économique, et des élites associées que nous formons dans notre système, car on ne peut sûrement pas affirmer que le raisonnement déductif écrase Monsieur Soros, qui peut néanmoins gagner un milliard de dollars dans une journée !

 

Michel CROZIER

Bien au contraire, il est déductif puisqu’il sait calculer !

 

Alain TOURAINE

Effectivement, on peut alors se demander si quelqu’un qui sait calculer a toujours une activité d’une très grande utilité sociale.

Le deuxième point sur lequel j’aimerais insister, car la critique des élites l’occulte, est que la représentativité des partis politiques a largement diminué. Si nous sommes effectivement confrontés à une technicisation ou une énarquisation de la politique, ce n’est pas réellement la faute des énarques dans la mesure où depuis que les partis politiques sont devenus des entreprises à fabriquer des élus, ils ne fabriquent plus d’hommes politiques représentatifs. Dès lors, pour fabriquer des élus, autant faire appel à un technicien. Le problème essentiel est donc que nous connaissons une crise de la représentation politique et même une crise de la politique. Nuançons toutefois puisqu’elle est assez limitée en France par rapport au Japon, où les hommes politiques appartiennent à la catégorie la plus méprisée de la population, aux Etats-Unis dont la situation est assez proche, ou encore par rapport à l’Italie à propos de laquelle nous nous passerons de commentaires. En conséquence, le vrai problème est au-delà des élites puisqu’il est de savoir pour quelles raisons la représentativité politique est devenue inexistante.

 

Michel CROZIER

Je retrouve un débat plus ancien qui réapparaît et qui est relativement important. Toutefois, je ne m’appesantirai pas dessus. La première raison pour laquelle la politique n’est plus passionnée est que le monde a changé et que les passions qui commandaient l’ordre politique se sont, par voie de conséquence, taries. L’autre raison est que le système de la haute administration et le système de la politique ont fusionné, ce qui est une spécificité française. Haute administration et politique sont interchangeables et s’appuient l’une sur l’autre. Cela implique que renouveler la politique en France suppose de réformer l’ENA et les partis politiques.

 

http://s.huet.free.fr/kairos/agon/changement.htm

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