Décrire une émeute urbaine de façon ethnographique, en décrivant le point de vue de chaque acteur sans prendre parti, ne va pas de soi. L’anthropologue peut être accusé de justifier ou d’approuver le comportement des jeunes, des habitants pavillonnaires, de la mairie, des médias ou de la police alors que l’objectif de la description est de rendre compte des logiques sociales, qu’elles soient légitimes ou non, juste ou injuste, efficace ou inefficace, qui sous-tendent les actions de chacun.
Il est bien sûr possible de faire varier la focale d’observation et de s’attarder un peu plus longtemps sur celle qui décrit la fragilité des banlieues ou la violence des émeutes ou encore le droit à la sécurité des populations menacées. C’est ce que font les partis politiques quand ils choisissent de privilégier l’injustice ou la sécurité. L’ascèse du chercheur est de tenir tous les éléments du système en même temps, sans prendre parti. Comme l’écrivait Pierre Fabre dans sa préface au livre dirigé par Olivier Filleule, Sociologie de la protestation. Les formes de l’action collective dans la France contemporaine, publié en 1993, « la connaissance complète d’une interaction impose de ne pas négliger l’une des deux parties, même si elle ne sait pas trouver du “bon” côté. » (p.20). On n’y arrive pas toujours, du fait de son propre ressenti d’observateur.
Comprendre les sources de la violence et de l’insécurité ne renvoie à aucune justification de l’ordre ou du désordre. Elle vise à donner des outils et des informations pour mieux comprendre et gérer le lien ambivalent de la violence et de la sécurité. Cette étape compréhensive rentre bien souvent en tension avec la « sociologie » militante, car d’un point de vue compréhensif tous les acteurs jouent, même s’ils n’ont pas les mêmes atouts. La force des atouts que chacun va mobiliser varie en fonction de l’évolution de la situation et du rapport de force. « Les stratégies d’action choisies à la fois par les individus et les organisations s’inscrivent dans un processus diachronique d’adaptation et de tâtonnements qui au fond a fort peu à voir avec le paradigme rationaliste ou économiste, » comme le rappelle Olivier Filleule dans son livre pionnier de 1993 (p.34).
Une émeute urbaine est le révélateur de tout ce qui fait société. Elle est l’expression des grandes tensions qui traversent les sociétés en termes de classes, de générations, de genres et de cultures, comme j’ai pu l’observer à Madagascar en mai 1972 (D. Desjeux, 1979, pp. 23-36) et au Congo en 1975 (D. Desjeux, 1980) ou au Brésil en 2015.
Chapitre 11 Les émeutes urbaines de 1994 dans une cité de Chelles, un analyseur des tensions sociétales et de l’institutionnalisation de la consommation
Extrait du livre de Dominique Desjeux, 2018, L’empreinte anthropologique du monde. Méthode inductive illustrée, Peter Lang
Il est clair qu’en 1990, on n’est plus dans la « banlieue, première génération », celle des années 1960, la banlieue heureuse en quelque sorte, telle qu’elle est décrite dans le livre de Xavier Charpentier, un des deux fondateurs de la société FreeThinking, Je me suis bien plu ici (2015), à partir du témoignage des habitants du Blanc-Mesnil, une ville de Seine-et-Oise devenue depuis le 9-3. La banlieue, comme tout phénomène social, a toujours eu deux faces, positives et négatives, comme vient de le montrer l’enquête sur les entrées de ville au chapitre 9.
En 1990, on est dans l’entre-deux. Les cités font partie des entrées de ville contemporaines. La marche pour l’égalité et contre le racisme a déjà eu lieu en 1983, suite aux émeutes urbaines du quartier des Minguettes à Vénissieux à côté de Lyon. Les usagers des entrées de ville que nous avons interviewés, ne laissent apparaître qu’une faible partie des signes avant-coureurs des nouvelles émeutes urbaines que nous aurons à étudier quatre ans plus tard, en 1994, à Chelles dans la cité Schweitzer-Laennec.
L’enquête a été réalisée par deux anthropologues Isabelle Gobatto et Joëlle Simongiovani avec la participation de 4 étudiants du Magistère de Sciences Sociales de la Sorbonne (université Paris Descartes), à la demande du professeur Jean Paul Grémy de l’IHESI (Institut des Hautes Études de la Sécurité Intérieure) et sous la direction scientifique de Sophie Taponier (Argonautes) et de Dominique Desjeux. Elle décrit de façon ethnographique, avec les termes de l’époque, le contexte de vie entre habitat pavillonnaire et Cité, puis la montée de la tension suite à l’annonce de la mort d’un jeune, l’expression et la gestion de la violence et pour finir l’apaisement provisoire. Nous en présentons quelques extraits (Gobatto I., Simongiovani J. et coll., 1994).
La cohabitation problématique entre « Français » et « Algériens »
À Chelles, la cité Schweitzer-Laennec, située à côté d’une zone pavillonnaire étendue, est une ancienne cité de transit qui faisait suite à la mise en place d’un bidonville entre 1950 et 1960. Sa réhabilitation commence en 1988. « La majorité de la population de la cité est composée de Maghrébins. On note depuis quelques années l’arrivée de familles de l’est de la France, pour des raisons de mutation professionnelle. »
La cité « compte un peu moins de 300 logements HLM. Elle dispose de trois commerces : une boulangerie, une charcuterie et une épicerie. Un projet de supermarché est en cours, mais il n’a toujours pas abouti […] À proximité de cet endroit, une salle de prière est mise à la disposition de la population musulmane, surveillée par un gardien également responsable du terrain de jeu. En revanche, la cité n’offre pas de café ou de lieu de rencontre pour les jeunes qui se retrouvent dans un snack-bar situé du côté des pavillons. » Selon un responsable scolaire, « il n’y a pas plus de problèmes qu’ailleurs ».
« Le quartier est desservi par les transports en commun qui fonctionnent toutes les demi-heures pendant la journée et toutes les heures le soir. Face à la fraude dans les bus, un vigile de la société des transports chellois a été recruté. C’est un habitant du quartier qui est mal perçu par les jeunes, même s’ils comprennent qu’il doit gagner sa vie. Son efficacité est jugée relative par ces derniers qui prétendent continuer à frauder ».
D’après un responsable des OPHLM, « les jeunes ont mis en place leur propre système de surveillance. Des “chouffeurs” (c’est-à-dire ceux qui regardent) [chouf, regarder, en arabe] » surveillent les éventuelles arrivées d’étrangers au quartier. « C’est ici leur vie. Ça leur appartient. C’est leur territoire » », commentera quelqu’un du centre social pour expliquer cette attitude.
« Certaines femmes de Schweitzer-Laennec ont souhaité que soient mis en place des cours de français. Selon la secrétaire, l’alphabétisation fut quelque chose de difficile à mettre en place, car certaines femmes n’en voyaient pas toujours l’utilité. De plus, certains maris n’acceptent pas que leurs femmes suivent ces cours. Cependant, après trois ans de cours dispensés, les demandes sont toujours plus nombreuses pour des raisons pratiques : allez au marché, à Monoprix et pouvoir lire le nom des articles, trouver un emploi. À ce jour, aucun homme ne s’y rend ».
« Alors que tous les habitants sont conviés à proposer des activités ou à participer à des groupes déjà existants, deux groupes sont difficiles à impliquer : les pères de famille et les jeunes de 25 à 35 ans. Les premiers semblent ne pas se reconnaître dans une structure associative, les seconds désabusés, sont difficiles à motiver et à fidéliser, car le centre social ne peut leur apporter une solution à leur mal-être ».
De nombreuses activités et associations sont proposées depuis la couture, la cuisine et la danse jusqu’au théâtre. L’un des objectifs est d’éviter de faire une « association ghetto ». Cependant, les relations entre habitants de la zone pavillonnaire et ceux de la cité ne sont pas simples : « “À l’époque (1988 – 1989) on recevait tout le monde. Un groupe de petites Algériennes est venu. Elles n’étaient pas obéissantes, foutaient le bazar et ont déstabilisé le cours. Les petites Françaises sont parties et ne sont jamais revenues”. Depuis cet incident, les jeunes de Schweitzer-Laennec sont refusés. »
Malgré tout « les associations essaient chacune selon ses méthodes, de briser les a priori entre les habitants. Elles essaient de maintenir des relations entre Schweitzer-Laennec, les pavillons et Chelles. Cependant, ces activités ne sont pratiquées que par les jeunes jusqu’à environ 18 ans et par certains adultes. La population d’âge intermédiaire apparaît comme la plus difficile à satisfaire, parce que c’est elle qui est la plus désabusée, ne serait-ce qu’à cause du chômage qui la fragilise. »
Les habitants des pavillons « évoquent souvent cette légende d’un quartier mal famé qui n’a plus lieu d’être aujourd’hui : “on vit dans une banlieue tranquille, on n’est pas des monstres”. Ils refusent d’être assimilés à la ville voisine de Montfermeil qui, par contre, abrite une cité, les Bosquets, qui est réellement dégradée et stigmatisée ». Quand les habitants évoquent des problèmes, ils ne parlent pas des pavillons, ils pensent avant tout à la cité. « [Les jeunes] se connaissent très bien et la cité apparaît comme un domaine protégé par les jeunes. Par exemple vis-à-vis des forces de l’ordre : il est partout reconnu que “les flics ont du mal à y entrer” ».
En réalité, entre cité et pavillons, chacun vit dans deux mondes séparés, malgré les efforts de la municipalité et du maire qui parle arabe, pour créer des passerelles. Les uns ont peur et les autres se sentent rejetés. Pour la police, la cité est perçue « comme “un peu plus criminogène” que la normale », mais sans plus. Les équipes de la police municipale « ont peu de contact avec les jeunes qu’ils perçoivent de manière négative : ils ne travaillent pas, ils boivent. » Il y a régulièrement « trois ou quatre jeunes ivres qui jettent des canettes de bière sur la police. »
En avril 1994, un drame éclate. Deux récits sont recueillis pour reconstituer le processus d’émergence et de gestion de la violence urbaine. D’après les pouvoirs publics, le samedi 23 avril, « vers 21 h 30, un cadavre est découvert et la police nationale se rend sur les lieux. Les policiers entendent une rumeur, celle d’un crime raciste. La police balise le lieu du crime en créant un périmètre de sécurité pour éloigner les badauds. Elle interroge des gens qui se trouvent là. La police prévient les pompiers qui appellent le SAMU. L’enquête judiciaire démarre ».
« À partir de ce moment, l’enquête ne concerne plus le commissariat de Chelles, car il s’agit d’un crime. C’est le SRPJ de Versailles qui se charge de l’affaire. L’adjoint du commissaire raconte que même si les jeunes se déplacent jusqu’au commissariat, la police ne peut leur donner aucune information, car elle est dessaisie de l’enquête ».
Le dimanche 24 avril, « à 5 h 30, le frère de la victime signale la disparition de son frère [BA] au commissariat » ce qui va permettre d’identifier la victime. Cependant, la perquisition qui était prévue à son domicile est annulée, car une centaine de jeunes se sont rassemblés au bas de son immeuble. La police commence une enquête de proximité. La tension monte dans la cité. « Des jeunes jettent des cailloux sur les pavillons ».
« Le soir, le commissariat appelle la police judiciaire. Un jeune [BB] à des révélations à faire : il dit que la veille il était avec BA, ils auraient voulu “casser” un pavillon, le propriétaire serait sorti et aurait agressé BA, lui-même se serait enfui. Vers 21 h-22 h, BB indique le pavillon. Entre 22 heures et 23 heures, environ 150 jeunes du quartier se rassemblent et commettent des incidents : jet de pierre, véhicules incendiés. Ils bloquent quatre des cinq issues de la rue Laennec avec des voitures incendiées. Les pompiers arrivent et sont accueillis par des jets de pierre. De la même manière, lorsque le maire arrive sur les lieux et entame le dialogue avec les jeunes, il reçoit des pierres. La police quant à elle engage des manœuvres de dispersion. Trois jeunes sont interpellés. Le maire les accompagne au commissariat dans un but d’apaisement. Ils sont écoutés, puis relâchés et raccompagnés par le maire dans leur cité ».
Le lundi 25 avril, la SRPJ perquisitionne plusieurs pavillons, mais aucun ne correspond à la description qui avait été faite. « Le soir, dans la voiture qui le conduit à la police judiciaire, BB avoue être l’auteur du meurtre. Il explique que malgré le fait que BA et lui-même étaient amis, celui-ci le maltraitait et le rackettait. Il dit à ce propos : “j’ai été son souffre-douleur” ».
Vers 21 h 30, la police intervient près du centre commercial de Chelles où se sont regroupés des jeunes qui menacent de passer à l’action. « Dans la nuit, certains jeunes dégradent 7 véhicules dont un bus et un camion, et blessent 10 fonctionnaires de police par des jets de pierre. Ils molestent également trois civils. Un second groupe composé d’une cinquantaine de jeunes jette des bouteilles incendiaires dans les autres quartiers dont celui du commissariat et sur les véhicules des habitants. Cinq personnes sont interpellées. » À partir du mardi 26 avril, le calme revient progressivement. Vers 17 h, une réunion est organisée pour révéler l’identité du coupable. « La réaction des jeunes à ce propos est l’incrédulité. Selon eux, c’est la police qui aurait fait avouer BB par la force. »
Les jeunes ont leur propre récit. Ils racontent que le samedi 23 avril, ils « apprennent par le bouche-à-oreille la mort d’une personne dans le bois qui se situe près de la cité : “on nous a dit : il y a un mort à la plaine” ». Le dimanche 24 avril, « la cité est bouleversée par la nouvelle de la mort de BA […] L’après-midi, le frère de la victime, interroge BB qui donne sa première version : le propriétaire d’un pavillon à qui il aurait voulu voler un vélo aurait poursuivi BB et l’aurait tué […] Le soir même, deux voitures sont incendiées et les jeunes de la cité lancent des pierres. Selon un jeune, ce sont les gens des pavillons qui auraient prévenu la police. Lorsque les policiers arrivent, les affrontements commencent. Le maire arrive sur les lieux avec son adjoint et tente de dialoguer avec les jeunes. Personne ne l’écoute, certains jeunes lui lancent même des pierres. […] Les jeunes parlent de nombreux dérapages commis par les forces de l’ordre ».
« Les émeutes ont surtout eu lieu la nuit. La journée était réservée à la préparation des actions. Les événements des deux nuits sont associés dans l’esprit des jeunes. Il semble cependant que la deuxième nuit, les jeunes étaient mieux organisés et disposaient de réserves préparées l’après-midi : pierre et bombes incendiaires ».
Dans l’après-midi du mardi 26 avril, les jeunes vont participer à une réunion organisée par le maire et le commissariat de police. « Le maire a lu un communiqué selon lequel BA était l’assassin […] “Nous, on était choqué, on se demandait s’ils lui avaient fait porter le chapeau, on n’y a pas trop cru”[…] La discussion s’est portée ensuite sur les problèmes que rencontrent les jeunes au sein de la cité : le chômage, la drogue, la délinquance. Elle aborde également les difficultés de communication entre les jeunes et les forces de police […] À l’issue de la réunion, les jeunes décident d’aller eux-mêmes vérifier les informations qui leur ont été données par le maire : “on est allé voir les amis de BA et BB. Ils nous ont dit que leur relation n’était pas claire… Alors on a cru ce qu’avait dit la police et la colère est tombée” ».
En décembre 1994, au moment de l’enquête, « les jeunes ne savent pas vraiment ce qu’il est advenu de BB et doute encore de la validité des informations données par la police et par la presse ».
Pendant les émeutes « il apparaît que s’ils n’ont pas bénéficié d’un soutien réel de la population, elle a tout de même tenu à protéger les jeunes des forces de l’ordre […] On peut dire que ces émeutes ont pris un caractère rituel. […] Chaque jeune savait ce que les autres avaient fait. Faire partie du “noyau dur” ressemble à un titre de gloire puisque ceux qui le constituaient sont admirés. De plus, les jeunes expliquent qu’ils se préparaient le matin, s’habillaient pour être à l’aise, ce qu’ils ont dû faire le lundi et peut-être le mardi. Un jeune raconte par exemple : “j’ai fait gaffe à mes vêtements pour pouvoir courir, qu’on ne m’attrape pas par le col” ». Le discours des jeunes est un discours fort qui amplifie les événements, les rend plus glorieux. Les émeutes ressemblent à une guérilla, ils sont excités pendant les récits des uns et des autres. Les émeutes révèlent un caractère ludique. C’est véritablement un esprit de concurrence avec d’autres banlieues qui servent de référence pour évaluer ses propres exploits : « on a fait mieux que les autres, plus de voitures ont sauté, elle savait plus quoi faire la police » ».
Pendant les émeutes, les rumeurs qui circulaient parmi les jeunes ont joué un rôle important dans la montée émotionnelle des tensions qui transforment un « fait divers », comme le rappelle le maire, en un crime raciste. On n’est pas très loin du modèle persécutif déjà analysé pour la sorcellerie et les théories conspiratoires du pouvoir. La rumeur fait état d’un meurtrier qui serait un ancien policier, ou un habitant des pavillons ou une personne d’outre-mer qui aurait utilisé une machette ou un couteau, et donc une arme blanche. Une autre rumeur évoque un rapport sexuel entre hommes et le chantage qui en est suivi. Les femmes sont accusées de colporter ces rumeurs, etc.
« L’épisode des violences urbaines que nous avons analysé s’est déclenché par la rumeur d’un crime raciste et a pris fin avec l’annonce publique de l’identité du coupable qui s’est avéré être un proche de la victime. Les violences ont cessé lorsque l’éventualité d’un crime raciste fut complètement écartée ».
« Au cours des événements, la rumeur a contribué à brouiller les informations et à exciter les esprits. Les habitants de la cité ont manifesté une méfiance vis-à-vis de toutes les sources d’information, y compris le rapport d’autopsie et le communiqué du procureur. Les jeunes vérifient la plausibilité de l’identité du coupable en faisant leur propre enquête. Certains journaux ont véhiculé la rumeur. Or ces journaux ont fait office de référence, ils ont en effet été utilisés comme contre argument auprès du commissaire lors des discussions ».
« La méfiance des jeunes a aussi porté sur le déroulement de l’enquête. Ils ont interprété le secret de l’instruction comme une volonté de falsifier une réalité gênante pour les forces de l’ordre. Il n’y a pas eu d’explication sur les procédures judiciaires par le commissariat. De plus, la présence des CRS sur la cité a été vécue comme une provocation. De même, certaines arrestations arbitraires et certains débordements ont alimenté la colère des jeunes ».
« Cependant à la différence d’autres épisodes de violences urbaines, un contact a été établi avec les jeunes. La mairie a eu un rôle central. Le maire a rencontré les jeunes dès le début des violences et a organisé la réunion qui clôt les événements. Il semble que le dialogue ait été possible grâce à une relation de confiance que le maire a su instaurer avec les habitants depuis quelques années. Ceci aura permis d’écourter la durée des violences ».
« Les violences n’ont duré que deux jours et ces événements sont restés un fait divers ».
« Cependant, les émeutes sont aussi le fruit d’un contexte défavorable. Les problèmes de fond demeurent. De plus, ces jeunes disposent aujourd’hui d’une expérience des violences urbaines et croient en leur efficacité pour obtenir satisfaction plus rapidement ».
On comprend que dans une émeute urbaine, la force d’une rumeur ne tient pas dans son rapport à la réalité. Edgar Morin et son équipe, dont le sociologue de l’alimentation Claude Fischler, dans son livre de 1969, La rumeur d’Orléans, avaient déjà démontré qu’il y avait bien souvent de la fumée sans feu. La force d’une rumeur tient dans sa cohérence émotionnelle. Elle permet l’expression dans l’imaginaire des angoisses du quotidien, que ce soit par rapport à l’identité, au sexe ou à l’autorité. Ceci ne signifie pas par ailleurs que les problèmes du quotidien qui sont rappelés dans l’enquête n’existent pas. Ils sont bien réels. C’est l’émotion qui s’exprime par le relais de la rumeur qui leur donne un sens. Gérer une émeute, c’est gérer de l’émotion brute.
L’émeute urbaine, un analyseur de ce qui fait et défait la société
Décrire une émeute urbaine de façon ethnographique, en décrivant le point de vue de chaque acteur sans prendre parti, ne va pas de soi. L’anthropologue peut être accusé de justifier ou d’approuver le comportement des jeunes, des habitants pavillonnaires, de la mairie, des médias ou de la police alors que l’objectif de la description est de rendre compte des logiques sociales, qu’elles soient légitimes ou non, juste ou injuste, efficace ou inefficace, qui sous-tendent les actions de chacun.
Il est bien sûr possible de faire varier la focale d’observation et de s’attarder un peu plus longtemps sur celle qui décrit la fragilité des banlieues ou la violence des émeutes ou encore le droit à la sécurité des populations menacées. C’est ce que font les partis politiques quand ils choisissent de privilégier l’injustice ou la sécurité. L’ascèse du chercheur est de tenir tous les éléments du système en même temps, sans prendre parti. Comme l’écrivait Pierre Fabre dans sa préface au livre dirigé par Olivier Filleule, Sociologie de la protestation. Les formes de l’action collective dans la France contemporaine, publié en 1993, « la connaissance complète d’une interaction impose de ne pas négliger l’une des deux parties, même si elle ne sait pas trouver du “bon” côté. » (p.20). On n’y arrive pas toujours, du fait de son propre ressenti d’observateur.
Comprendre les sources de la violence et de l’insécurité ne renvoie à aucune justification de l’ordre ou du désordre. Elle vise à donner des outils et des informations pour mieux comprendre et gérer le lien ambivalent de la violence et de la sécurité. Cette étape compréhensive rentre bien souvent en tension avec la « sociologie » militante, car d’un point de vue compréhensif tous les acteurs jouent, même s’ils n’ont pas les mêmes atouts. La force des atouts que chacun va mobiliser varie en fonction de l’évolution de la situation et du rapport de force. « Les stratégies d’action choisies à la fois par les individus et les organisations s’inscrivent dans un processus diachronique d’adaptation et de tâtonnements qui au fond a fort peu avoir avec le paradigme rationaliste ou économiste, » comme le rappelle Olivier Filleule dans son livre pionnier de 1993 (p.34).
Une émeute urbaine est le révélateur de tout ce qui fait société. Elle est l’expression des grandes tensions qui traversent les sociétés en termes de classes, de générations, de genres et de cultures, comme j’ai pu l’observer à Madagascar en mai 1972 (D. Desjeux, 1979, pp. 23-36) et au Congo en 1975 (D. Desjeux, 1980) ou au Brésil en 2015.
En France, jusqu’au début des années 2000, dans les cités, la dimension religieuse est présente sous une forme plus culturelle que cultuelle. Dans sa recherche réalisée sous ma direction, à Mantes-la-Jolie, entre 2002 et 2003, Nasser Tafferant, notait dans son livre Le Bizness, une économie souterraine, que« si la croyance religieuse est forte, en revanche la pratique religieuse est beaucoup moins observée. Tout d’abord, aucun d’entre eux ne fréquente des lieux de culte. Ensuite, les prières ne sont pas une pratique courante. Lorsque les jeunes parlent de religion, c’est le sentiment de faire partie d’une communauté qu’ils entendent manifester. » (2007, p.49).
De manière générale, les mouvements de contestation sont souvent associés à un lieu symbolique, une place ou à une grande avenue. C’est ce que montre dans leur livre Ron Shiffman dans Beyong Zuccotti Park (2012) et Christina Flesher Fominaya dans Social Movements and Globalisation (2014) sur les occupations des lieux publics en Islande, en Grèce, aux États-Unis (Zuccotti Park, NY), en France (place de la République, Paris), en Espagne (place de Catalogne, Barcelone) en Turquie (Gezi Park, Istanbul), en Égypte (place Tahrir, Le Caire), en Tunisie, Israël (boulevard Rothschild, Tel-Aviv), Brésil (avenue Paulista, SaoPaolo, grand magasin Shopping Leblon, Rio), ou à Hong Kong, sans oublier le mur de Berlin et le Speakers’ Corner dans Hyde Park à Londres.
L’émeute urbaine comprend aussi une dimension « statutaire » vis-à-vis de son groupe de pairs : « Si le contrôle déclenche un passage au poste de police ou une garde à vue, ils ressortiront de là avec une virilité renforcée auprès des camarades. » (N. Tafferant, 2007, p.69). C’est pourquoi, comme nous l’avons vu, l’émeute est aussi vécue comme un jeu violent, comme un rituel d’opposition à l’autorité représentée par la police. Cette observation conduit à ne pas survaloriser l’interprétation politique et militante des violences urbaines, sans nier pour autant les réels problèmes des cités.
Comme le rappelle Christian Bachmann et Nicole le Guennec dans leur livre de 1995, Violences urbaines, en citant Alain Touraine « le propre de la structure urbaine est de remplacer la discrimination par la ségrégation. Le lieu de résidence supplante le lieu de travail et les vieilles revendications égalitaires sont balayées. L’exclusion sociale, unie à l’exclusion spatiale, rejoint la relégation ». (1995, p. 487). Cependant, les auteurs ajoutent que la « domination étatique » étant omniprésente « sociologiquement, il y a peu de vrais “exclus”, sinon quelques cas limites de prise en charge institutionnelle et totale ». Les exclus, même s’ils sont relégués, sont bien dans la société : « ils sont simplement dans un statut subalterne et méprisé. Ce sont des consommateurs comme les autres, mais durement réduits à la condition de sous-consommateur » en rappelant les analyses « de Robert Castel (1995) sur les actuelles “métamorphoses de la question sociale” (1995, p. 488) ».
C’est pourquoi les émeutes ont fortement à voir avec la consommation, à la fois comme « mode privilégié de participation à la vie sociale » (Christian Bachmann, p. 452) et donc comme acquisition de biens ou de services que le manque de travail et donc de revenus empêche d’acheter, mais aussi comme symbole institutionnel de la société. Les supermarchés sont consubstantiels au développement des banlieues et des cités. Quand des émeutes éclatent, c’est bien souvent le supermarché qui est visé et qui sera brulé comme à Vaulx-en-Velin, en octobre 1990. Par contre, la Caisse d’Allocations Familiales (CAF) pourra être épargnée, comme me l’avait fait observer Nasser Tafferant à Mantes-la-Jolie en 2002. Derrière la violence émotionnelle ressurgit de façon inattendue une rationalité utilitaire, celle du versement des allocations familiales qui conditionne la survie au quotidien.
Conclusion
À partir des années 1980, la consommation devient une institution, comme je l’avais suggéré dans un article de 2003, suite à une remarque d’Oliver Badot (ESCP), sur « La cathédrale, le caddie ©, et la caméra : les voies cachées de l’institutionnalisation de la consommation. » (D. Desjeux, L’Almanach 2003).
En 2002, un conflit oppose les agriculteurs à la grande distribution. Il aboutit à un accord qui concrétise « un mouvement invisible, engagé dans les années 1980 en Grande-Bretagne sous Margaret Thatcher, puis par Bruxelles un peu plus tard et aujourd’hui en France, celui de l’institutionnalisation de la consommation par la reconnaissance de plus en plus marquée des différents groupes de pression. Mettre autour d’une table, l’État, les organisations agricoles et la grande distribution avec la présence invisible du consommateur à la fois arbitre et otage de la négociation, concrétise et rend plus visible cette transformation de la consommation en institution. » Cette institutionnalisation était déjà en marche dans les années 1960 et 1970 avec le livre de 1964 de Jean Meynaud, Les consommateurs et le pouvoir, et celui de Michel Wieviorka de 1977 sur l’État, le patron et les consommateurs.
« Le mot institution peut sembler trop fort. Il est peu utilisé pour désigner la consommation, le plus souvent ramenée à sa dimension individualiste, hédoniste par le marketing ou encore à son aliénation par la publicité. Le mot institution déborde aussi le sens juridique de légalité. Pour ma part, je lui donne un sens anthropologique [qui] signifie que la consommation renvoie à un système d’action organisé avec des acteurs, des conflits, des transgressions, des régulations, des lieux physiques et des symboles qui se perpétuent au-delà des seuls moments de tension et de négociations. […] Je l’utilise dans un sens plus large que celui donné par François Dubet dans son livre de 2002, Le déclin des institutions, ce qui permet d’éviter une vision messianique ou apocalyptique de l’institution […] La consommation est un phénomène social qui relève autant du lien que de l’exclusion sociale, de l’ordre social que de sa contestation ».
Les émeutes sont aussi les analyseurs du grand clivage qui est en train de séparer les banlieues, celle des « pavillons » et de ceux qui se sentent menacés par l’immigration, celle des « cités », des quartiers précaires, qui se sentent relégués. Une partie d’entre eux se sent abandonnée par l’État avec la disparition progressive des services, comme nous avons pu le constater à travers des enquêtes menées dans plusieurs banlieues pour la mission Recherche de La Poste dirigée par Françoise Bruston (D. Desjeux et coll., 2005) et pour EDF (Sophie Alami et coll., 1996). Bien souvent, cette disparition fait suite à des actes de violence qui découragent les commerçants et empêche la continuité des services.
En 2004, Christophe Guilly et Christophe Noyé, déjà évoqués au chapitre 9, annoncent dans leur Atlas des nouvelles fractures sociales la forte croissance des dépenses contraintes liées aux couts du logement (pp. 14-15) que nous retrouverons plus loin dans le chapitre sur le chassé-croisé mondial des classes moyennes. Christophe Guilly, publiera en 2010, Fractures françaises. Ce clivage coïncide avec la montée du Front National qui va s’accélérer après 2008. Il coïncide aussi avec la progression mondiale du prix des logements en ville, avec la dégradation des services de mobilité, de santé et de scolarisation qui dans de nombreux pays conduisent à une montée du populisme comme on vient de le voir en 2017 aux États-Unis avec l’élection de Donald Trump.