1993, D. Desjeux, A l’origine des échelles d’observation: un retournement de la lecture des SHS à partir des écoles de pensées au profit des enquêtes

Les échelles d’observation

1993, D. Desjeux, La décision, entre stratégie consciente et force aveugle ?

Article publié dans le Hors série n°2 de la revue Sciences Humaines de 1993

Paradoxalement, plus je multiplie les travaux de recherche sur la prise de décision, plus je me demande si la décision existe bien, si elle n’est pas un mirage construit par les individus pour se donner l’illusion de la maîtrise de leur environnement, tellement les marges de manœuvre des individus ou des organisations paraissent étroites et tellement les conséquences de ce qui est décidé paraissent peu contrôlables. La contrainte du marché et la force des habitus sociaux paraissent bien restreindre, voire organiser, le champ des possibilités et des arbitrages des décisions individuelles.

Et d’un autre coté, il existe bien des passages à l’action, des réalisations, des actions collectives menées par des acteurs sociaux. C’est aussi ce que je constate à travers les nombreuses enquêtes empiriques que je mène avec d’autres chercheurs : les agriculteurs achètent des engrais et des produits phytosanitaires pour les épandre sur leurs champs ; les familles thaïlandaises ou égyptiennes choisissent de faire soigner leurs enfants malades de la diarrhée soit dans des hôpitaux publics, soit auprès de médecins privés, ou par automédication ; les consommateurs hésitent entre aller chez CHAMPION ou LECLERC ; les responsables universitaires émettent des directives et des circulaires pour gérer les carrières et permettre les mutations de leurs agents ; les DRH, dans les directions du personnel, décident des licenciements ou des plans de gestion du personnel.

Cet inventaire à la Prévert, de l’univers des décisions que notre équipe a étudié concrètement, permet de bien poser le paradoxe des décisions : tout le monde en prend et pourtant, on ne sait jamais qui l’a prise, quand elle a été prise et quelle est la part du conscient ou de l’inconscient.

Cet inventaire fait aussi ressortir une conclusion intéressante dans le champ de la recherche sur la décision. Contrairement aux pratiques actuelles qui, de fait, séparent les décisions collectives des décisions individuelles, les premières étant réservées aux psychologues cognitivistes, les deuxièmes aux sociologues de l’organisation, il est possible de montrer ici qu’il existe une unité de la décision, qu’il est possible d’ébaucher la  construction d’une anthropologie de la décision.

Cette unité ne signifie pas pour autant que  je propose une théorie globale de la décision, ou qu’il est possible de reconstruire sans discontinuité tout le cheminement d’une décision. L’unité est  un postulat méthodologique qui part d’une observation : il existe deux situations de prise de décision,  individuelle ou collective, mais qui relèvent de la même méthode d’analyse. Notamment, elle mettra l’accent sur une approche en termes de processus social, par opposition à une perception de la décision en termes de moment unique et  de choix purement individuel.[1]

L’EXPLICATION DES DÉCISIONS, UN VIEUX DÉBAT SOCIOLOGIQUE, MAIS SOUS D’AUTRES NOMS : POIDS DU SOCIAL, PLACE DE L’ACTEUR, INTÉRÊT DE L’UTILITÉ.

A sa manière, Durkheim se demande quelle est l’origine de la décision de se suicider. Sa réponse, partant du principe que le social ne peut s’expliquer que par le social, privilégie les influences collectives. Apparemment, il en conclue donc que la décision est d’abord la résultante de forces aveugles, dont l’appartenance religieuse, si aveugle est pris dans l’acception de non conscient pour un individu.

Méthodologiquement, il s’oppose à Tarde qui part des individus. Ceux-ci sont considérés comme les révélateurs d’idées qui leurs préexistent socialement. Tarde va montrer que les opinions sont des « effets d’agrégations » fondés sur le mécanisme de l’imitation.[2] Nous retrouvons ce débat aujourd’hui, avec R. Boudon et l’individualisme méthodologique qui lui tranche plutôt en faveur du calcul conscient.

Dans les années soixante à quatre vingt, le débat s’est déplacé, même si la question reste entière. Il porte sur la place de l’acteur et ses marges de liberté dans un système social. Quoi qu’on en dise, et je pense aux critiques faites au livre de Ferry et Renault sur la « pensée soixante huit« [3], l’époque avait plutôt tendance à privilégier l’effet de structure sur l’effet d’acteur. La décision se dissolvait dans un effet de production sociale, dans un effet de structure, en ethnologie avec Lévi-Strauss, en psychanalyse avec Lacan, en philosophie avec Althusser, en sociologie avec Bourdieu.

Leur apport a été de rappeler les contraintes du jeu individuel, dont les limites avait été repoussées, dans les années cinquante, par Sartre et l’existentialisme. En simplifiant, les « sujets » des philosophes, les « individus » des psychologues et les « acteurs » des sociologues disparaissent, au profit d’une structure, la parenté par exemple, ou d’un habitus de classe sociale qui agit pour eux.

Depuis le début des années quatre vingt, toutes les sciences humaines reconnaissent, peu ou prou, une place à l’acteur, au risque d’oublier qu’il existe toujours des structures ou des classes sociales, même si  la stratification sociale se manifeste sous de nouvelles formes aujourd’hui. En même temps, la décision devient un objet d’étude à part entière. Elle est le symbole de la réhabilitation de l’acteur et de sa marge de manœuvre, et ceci paradoxalement, au moment où les acteurs concrets vont de moins en moins avoir le sentiment de contrôler leur environnement.

Aujourd’hui le débat s’est encore déplacé, mais sur un fond de consensus implicite quant aux fondements communs des sciences humaines. En intégrant le débat sur les interprétations de la décision dans celui plus général se rapportant aux comportements, il apparaît deux clivages, l’un entre le sens et l’intérêt, l’autre autour du constructivisme.

D’un côté, il y a les tenants d’une sociologie de l’intérêt qui postulent que les comportements s’expliquent surtout par les calculs, qu’ils soient plus ou moins rationnels, plus ou moins conscients, plus ou moins déterminés socialement, avec R. Boudon, P. Bourdieu et M. Crozier[4], avec une mention particulière pour ce dernier qui a été l’initiateur en France, avec Jamous, des enquêtes sur la décision en organisation.

De l’autre il y a ceux qui pensent que les comportements ne s’expliquent pas d’abord par le calcul et l’intérêt, mais par la symbolique, la culture, l’imaginaire, l’émotionnel, c’est à dire par ce qui est de l’ordre de la recherche du sens, avec A. Caillé, M. Maffesoli ou même P. d’Iribarne, pour les organisations[5].

Le second débat, qui ne sera qu’évoqué, est plus épistémologique. Il porte sur la part de construction sociale qui « entre » dans la connaissance. Pour ma part, je fais l’hypothèse qu’il existe un lien entre étudier la production des faits scientifiques, la création esthétique ou intellectuelle[6], et les prises de décisions. C’est B. Latour et M. Calon qui ont poussé le plus loin aujourd’hui les enquêtes concrètes sur « la science en pratique ».  Dans cette présentation, la décision sera abordée plutôt comme un effet de construction sociale.

UNE DECISION, C’EST D’ABORD UN PROCESSUS COLLECTIF  DANS LE TEMPS.

Si la décision renvoie à deux situations, l’une individuelle et l’autre collective, et c’est bien le terme « situation » qui est ici important. Ce qui varie, c’est la situation. La décision reste unique. Dans tous les cas elle participe d’un processus social.

La décision en situation collective est bien connue, en France, grâce aux nombreuses enquêtes du Centre de Sociologie des Organisations, dirigé aujourd’hui par E. Friedberg. Elle porte sur l’étude des processus collectifs, c’est à dire sur les interactions et  les transactions sociales qui concourent à la production d’une décision. En terme de méthode, il n’est rien postulé a priori sur la rationalité de la décision, ni sur son efficacité, ni sur le sens que les acteurs donnent à leur engagement dans le jeu social. Il est simplement postulé, à la suite, entre autre, de R. Boudon, que les acteurs ont des « bonnes » raisons de décider ou de faire pression en faveur de telle ou telle solution.

La décision est donc la résultante d’une somme d’interactions dont la logique peut parfois échapper aux acteurs eux-mêmes. C’est le cas du garbage can pattern, le « modèle poubelle », de March et Olsen, dans lequel les auteurs font ressortir  la part des effets de situation, de l’attention des acteurs et des interactions, dans les résultats souvent inattendus  d’une décision.

La décision en situation individuelle s’applique le plus souvent aux situations d’achat. C’est le domaine de la grande consommation, domaine ignoré par la sociologie des organisations, à la réserve près du travail de Thoenig et Dupuy sur l’électroménager[7].

L’acteur est ici un consommateur. Il est face à son « linéaire » de grande surface ; il « choisit » de prendre ou non tel ou tel produit. Mais c’est la situation qui est individuelle. La décision, elle, est tout autant qu’en organisation, la résultante d’un processus dans le temps. L’acteur subit des influences sociales que ce soit par rapport à son origine sociale, par rapport aux médias, ou par rapport à des interactions familiales. Nous avons pu montrer, par exemple, comment les enfants « manipulent » leurs parents pour obtenir ce qu’ils désirent dans une grande surface, leurs stratégies allant de la séduction à l’arnaque, en passant par le chantage[8].

Une fois posé le principe situationnel, il est bon de rappeler que « la » prise décision c’est bien souvent comme l’Arlésienne, on en parle tout le temps mais on ne la voit jamais ! A chaque fois que l’on cherche à reconstituer une décision, qu’elle soit individuelle ou collective, il n’est pas possible de repérer un moment unique ou un acteur unique. Sauf à mettre entre parenthèse toute influence sociale, la décision apparait toujours comme un processus dans la durée. Au mieux peut-on repérer des occasions, des moments déclencheurs du processus de décision.

Finalement, une décision c’est comme le « point de Panurge » d’A. Cottereau, appliqué aux décisions urbaines dans les années soixante, on ne sait pas quand a été prise la décision, mais tout le monde suit. La première pierre du chantier est posée. La marchandise est mise dans le caddy.

A la question posée : la décision est-elle de l’ordre de la stratégie consciente ou de la force aveugle, il est déjà possible de répondre que la décision ne peut se ramener à un simple processus individuel, clair et conscient. Une décision est toujours sous contraintes, ce qui varie c’est la capacité des acteurs à les prendre en compte. Elle est aussi toujours sous influence. Elle fonctionne donc suivant une rationalité limitée par ces contraintes et par ces influences qui organisent à la fois les cadres de la perception de l’acteur et ses capacités à jouer dans le jeu social. La décision est un produit social, en ce sens  elle est en partie la résultante de forces inconscientes.

Mais pour répondre complètement à la question posée, il nous faut aborder la décision sous un autre angle que celui de la seule production sociale. La décision, c’est aussi un mécanisme psychique qui fait appel au choix et à l’arbitrage. Pour comprendre cette dimension il faut mettre entre parenthèse une partie de l’influence sociale, celle qui fait appel à l’interaction ou aux variables macro sociales, et l’influence de l’inconscient individuel, au profit d’une approche plus cognitive. Les exemples seront tirés de nos enquêtes sur les comportements d’achat.

Mon hypothèse est que l’arbitrage est une phase micro-individuelle d’un processus de décision plus large. Elle représenterait la partie « visible » du calcul conscient individuel entre les deux « pôles » inconscients que seraient le macro-social et la culture, et l’inconscient psychique. Cependant son autonomie ne serait que relative, notamment par rapport aux interactions ou à la question du sens.

Ceci veut dire aussi que, si la réalité est peut-être un continuum, sa connaissance est discontinue. Elle est limitée par les contraintes de la connaissance ordinaire décrites ci-dessus. La connaissance scientifique, dont notre postulat est qu’elle participe pour une part aux mêmes mécanismes que ceux de la connaissance ordinaire, en terme de perception, d’évaluation, de raisonnement et d’émotion, est donc obligée de découper dans ce continuum. Il ne me parait pas possible de décrire concrètement le lien continu qui relie les mécanismes de l’arbitrage et leur intégration dans un processus social. Seul « un coup de force » intellectuel, mais qui parait inévitable sauf à imaginer que l’on peut être entièrement clair avec soi-même et entièrement logique dans ses démonstrations[9], me permet de postuler une relation entre la construction, l’organisation et la sélection des préférences de l’acteur, c’est à dire entre des mécanismes qui sont de l’ordre du psychisme et du neuro-biologique et une origine sociale interactionniste ou macro sociale.

LA DECISION EN SITUATION INDIVIDUELLE : ENTRE LA MOTIVATION  INCONSCIENTE ET LE CALCUL CONSCIENT.

En s’appuyant sur la connaissance capitalisée par le marketing depuis trente ans en France, et qui a surtout été influencée par la psychologie américaine, on peut dire qu’avant les années cinquante aux USA, les interprétations du comportement des consommateurs s’appuyaient surtout sur des explications à dominante économique. On pensait que les consommateurs faisaient des choix conscients et rationnels, principalement orientés par l’allocation d’une ressource rare, l’argent. Avec G. Becker, connu dés 1965 par son article sur l’allocation du temps (« A theory of allocation of time« [10]), la micro-économie complexifie la compréhension du phénomène en introduisant dans la décision un arbitrage entre de l’argent et du temps.

Mais surtout le marketing s’est rendu compte, notamment avec Dichter dans la stratégie du désir,[11] critiqué par V.Packard, dans La persuasion clandestine,[12] que l’affectivité, l’émotion, l’inconscient, les besoins d’un autre ordre que les besoins matériels ou  économiques jouaient un rôle important dans la prise de décision. C’est ce qu’on a appelé les motivations : qu’est-ce qui pousse les gens à agir, à acheter, à prendre telle ou telle décision. La réponse est donnée par l’énumération d’un certain nombre de besoins : la sécurité, le  prestige, l’estime de soi, etc…, tout ce qui rentre dans l’ordre de la séduction et du symbolique dont on retrouve l’analyse aujourd’hui dans l’œuvre de J. Baudrillard.

Le postulat est que les individus ont en eux une énergie inconsciente. C’est un postulat d’origine freudienne, même si sa réinterprétation par le marketing est importante. Il s’agit de repérer cette énergie à travers des enquêtes de motivation et de l’utiliser comme un « hameçon », comme l’écrit V. Packard, dans le cadre d’une campagne publicitaire, pour faire acheter les consommateurs. L’apport de cette approche est de montrer, dès les années cinquante, la part « d’irrationnel » et d’imaginaire qui existe dans tout processus de décision. Son inconvénient est de survaloriser les motivations inconscientes et donc la passivité du « décideur ».

Au début des années quatre vingt en France, l’acteur est réintroduit dans une partie des enquêtes sur la décision des consommateurs, notamment grâce aux travaux de J.N.Kapferrer dans Les chemins de la persuasion. Il montre comment les individus reçoivent de l’information, comment ils la traitent, comment ils décident et comment finalement ils ne sont pas aussi manipulables que le croyaient les approches de la motivation. Il postule un acteur actif, comme dans la sociologie des organisations. Avec ces approches, la décision penche du côté des stratégies conscientes.

A ce point de la réflexion, il est facile de constater que le débat sur la décision s’est élargi à d’autres questions, sur la place de l’individuel dans l’explication du collectif, sur le poids de l’acteur par rapport à la structure, sur l’intérêt du sens par rapport au sens de l’intérêt, sur l’importance de l’émotionnel par rapport aux limites de la raison, sur la décision comme processus social ou comme arbitrage cognitif, qui toutes tournent autour de la question de l’articulation de l’inconscient et du calcul. Il semble donc bien difficile de trancher entre les facteurs qui entrent dans une décision.

Ceci explique le succès des approches multicritères ou multifactorielles qui essayent de tout intégrer, mais au prix d’une complexité telle que les modélisations en deviennent incompréhensibles. L’autre voie consiste à séparer les problèmes et à ne plus rechercher une approche globale continue, mais discontinue, à ne plus postuler que le « macroscope » ou le microscope seraient supérieurs l’un par rapport à l’autre.

En effet, une clarification du débat sur la décision me parait possible grâce à une réflexion sur : l’existence d’une différence d’échelles d’observation ;  l’obligation de découper dans la réalité ; l’intégration d’un effet de situation dans le découpage de la réalité ; la pertinence de la méthode des itinéraires pour reconstituer un processus de décision.

Quand un problème parait insoluble, mon hypothèse est qu’il faut chercher à regarder autrement la réalité. Je me demande donc si les explications de la décision ne varient pas plus en fonction des échelles de découpages de la réalité qu’en fonction des écoles de pensée. Les écoles seraient la rationalisation de différences présentées comme théoriques mais qui sont d’abord des différences d’échelles et de découpages. Celles-ci sont non conscientes, ou niées au profit d’une approche qui serait censée intégrer toutes les dimensions de la réalité ou au profit d’une cause première problématique.

De façon simple, je distingue trois échelles. La première est macro-sociale. C’est celle de la société. Elle permet de montrer comment les individus ont incorporé les modèles culturels, les codes, les styles de vie de leur groupe d’appartenance. Ce sont toutes les approches socio-démographiques fondées sur les variables de sexe, d’âge, ou de profession. La distinction,[13] de P. Bourdieu, en est un bon exemple. En marketing, les approches de B. Cathelat  cherchent, depuis les années soixante dix, à construire une carte des styles de vie des français, mais en contestant la prépondérance des facteurs socio-démographiques, au profit de facteurs plus « psychologiques » et en terme de « tribus »[14].

Dans ces approches, la décision individuelle disparait au profit des régularités sociales. C’est bien l’apport intéressant de l’échelle macro-sociale dont l’objectif n’est pas de rendre compte des variations individuelles. L’accusation de « réductionnisme » opposée à la « richesse » des individus, repose donc sur une confusion d’échelle.  A cette échelle, la tendance est plutôt de sous-valoriser les calculs de l’acteur.

La deuxième échelle est interactionniste. L’observation porte sur les liens concrets entre des acteurs. Elle peut donc tout à fait se situer à un niveau « central » de décision et rester de l’ordre du micro-social. Elle montre comment les décisions individuelles sont contingentes, comment elles sont le fruit de négociations sociales ; comment le discours, les enjeux sociaux, les intérêts, le sens, l’émotionnel organisent le champ décisionnel. Cette échelle  est utilisée  autant pour les organisations, que pour les études sur la vie quotidienne, que pour celles sur les comportements d’achat. C’est à cette échelle que se développent le plus de débats actuellement. C’est aussi à cette échelle que le chercheur  a tendance à survaloriser la raison ou l’émotion de l’acteur.

La troisième échelle est micro-individuelle. Elle permet de comprendre les arbitrages par lesquels un individu raisonne ses choix. La méthode consiste à faire reconstruire par les « décideurs » les qualités qu’ils recherchent, puis à leur faire élucider les signes par lesquels ils reconnaissent cette qualité.

Dans le cas, par exemple, de l’achat de livres de sciences humaines que nous avons étudié, la qualité recherchée est la « scientificité ». La question devient : par quels signes l’acteur reconnait la scientificité d’un livre au moment de l’achat. Dans cet exemple, la petite taille des caractères d’imprimerie, les notes en bas de page, la notoriété de l’auteur, le prestige de la maison d’édition, par rapport aux codes du milieu universitaire, l’austérité de la couverture en noir et blanc vont tous jouer  dans le sens de signes de reconnaissance positifs de la scientificité.

Plus généralement, le choix d’acheter  variera suivant un certain nombre de modèles d’arbitrages micro-individuels : la routine, qui est probablement un des modèles de décision les plus fréquents, et auquel on pense le moins ; l’aversion, l’attraction, l’évaluation ou la compensation qui tous modélisent les systèmes de préférence des acteurs ; l’économie qui se fonde sur le prix le plus satisfaisant, etc…

En France, c’est A. Léon, créateur avec B. Grandjean de la société d’études Différence, qui a tenté le premier d’adapter ces modèles, conçus au M.I.T. (USA), à l’étude du comportement des consommateurs, au début des années quatre vingt. L’approche est cognitiviste, puisqu’elle met l’accent sur l’arbitrage individuel. Elle se rapproche  de l’individualisme méthodologique puisqu’elle permet de remonter aux effets d’agrégation  de l’ensemble des décisions individuelles, grâce, par exemple, à la méthode des traitements conjoints ou trade off. A cette échelle, la tendance est de sous-estimer l’inconscient et l’émotion. Ce découpage favorise  les calculs conscients de l’acteur, même si ceux-ci sont réalisés sous la contrainte de la norme de groupe et de l’économie.

        Le « trade off » est une méthode utilisée en science de la gestion, pour reconstruire les préférences des consommateurs, individu par individu, questionnaire par questionnaire. Elle est à l’opposée des méthodes de sondages, qui, elles, agrègent les questions et  « oublient » les individus du questionnaire.

Appliquée au cas de la bière, par exemple, la méthode fait ressortir qu’une partie des acheteurs fonctionne sur le modèle de « l’évaluation ». Si la bière n’est pas acide, ou si ce n’est pas la bonne marque, ou si la couleur n’est pas claire, pour les bières que nous avons étudiées, ils ne l’achèteront pas. Par contre d’autres arbitrent suivant le modèle de la « compensation ». Ils préfèrent le sucré, mais ils sont prêts à passer à l’acide si les bières sucrées ne sont pas disponibles dans le « linéaire ». Dans une deuxième étape, les résultats agrégés des décisions micro-individuelles sont croisées avec les pratiques et des variables macro-sociales. Il en ressort que ce sont les petits consommateurs, et ici surtout les femmes, qui fonctionnent suivant le modèle de la compensation.[15]

L’exemple montre que les arbitrages cognitifs sont aussi des produits sociaux, même si on ne connait pas les mécanismes concrets de cette liaison.  La présence des signes et leur classement, qui se font à partir d’une sémiologie implicite des acteurs, peuvent donc tout autant ressortir du « goût social ». La prise en compte des variables socio-démographiques, macro-culturelles, ou symboliques, dépendra alors du choix de l’échelle et du problème posé.

En première conclusion, le constat est bien que le choix de l’échelle favorise la mise en valeur de tel ou tel facteur explicatif de la décision. La notion de découpage confirme l’effet de sous-valorisation ou de survalorisation du calcul dans la décision. Cet effet pourra être un effet d’école. Il aura pour rôle de focaliser la recherche sur le conscient ou l’inconscient, l’intérêt ou le sens, l’émotion ou la raison. L’hypothèse est que  le poids réel de ces facteurs ne peut être évalué qu’a posteriori, grâce à une approche en terme de situation.

Il reste cependant à montrer que la pondération de ces facteurs n’est pas seulement un effet d’observation, une « invention » du chercheur, mais aussi qu’elle est bien fondée sur un effet de réalité.

Ainsi dans une enquête internationale sur la diarrhée de l’enfant, nous avons constaté que, contrairement aux thèses classiques de l’anthropologie de la maladie, dont l’apport a été de montrer l’importance du sens et des mises en scènes sociales dans  la régulation du malheur, la place réservée à la recherche du sens  était quasiment inexistante dans les différentes cultures observées (Chine, Thaïlande, Egypte, Algérie). La conclusion, sans exclure un effet d’observation, est que le poids  du sens est lui-même fonction des situations. Le sens ne s’oppose pas à l’utilité. Les effets de situation permettent cependant de rappeler que toute explication des comportements ne peut se réduire à leur seule fonction d’utilité.

La méthode des itinéraires permet de vérifier cette hypothèse méthodologique, grâce à une reconstruction cas par cas des différentes étapes du processus de décision.  Elle décrit les occasions qui sont censées déclencher la décision, les pratiques autour de l’utilisation de tel ou tel objet social (la maladie, un livre, l’énergie électrique), les interactions qui se produisent à l’occasion de la décision et les mécanismes cognitifs de l’arbitrage. Ce découpage favorise l’observation des pratiques et celle des conditions matérielles de la production des décisions, au détriment relatif des représentations.

DANS UNE DÉCISION, LES FORCES INCONSCIENTES SONT TOUJOURS PRESENTES ; C’EST LEUR MOBILISATION SOCIALE QUI VARIE.

Une réponse possible à la question posée sur  la nature de la décision serait donc de postuler que les différents facteurs conscients ou inconscients sont présents dans tous les processus de décision. Ce qui varie, c’est leur mobilisation sociale et leur importance particulière à tel ou tel moment du processus de décision. On peut dire, en terme métaphorique, que l’inconscient, si son existence est acceptée, est présent en permanence, et pourtant personne ne fait de lapsus en continu.

Il en est de même pour la culture, qu’elle soit traitée à travers  une approche en termes d’habitus ou de modèle culturel[16]. Elle est toujours présente sous la forme « d’évidences invisibles » ou de structures plus profondes, notamment dans le rapport au corps ou à l’alimentaire, et pourtant sa mobilisation sociale n’est pas permanente. Elle se manifeste principalement dans des situations d’interactions, autour, par exemple, du propre et du sale, de l’interdit ou du permis, de l’ordre ou du désordre.

C’est le choix de l’échelle, qui est plutôt de l’ordre de la discipline universitaire, et celui du découpage, qui est plus de l’ordre de l’école de pensée, qui amèneront à sélectionner et à valoriser telle ou telle dimension dans la réalité. L’effet d’observation n’est pas toujours séparable de l’effet de réalité. Ainsi observer les calculs conscients, effet de réalité, peut amener le chercheur à sous-valoriser l’émotionnel, ce qui est de l’ordre de l’effet d’observation. La question qui reste entière est celle du choix conscient ou inconscient du chercheur de valoriser le calcul, d’éliminer l’inconscient, ou de découper la société en classes sociales.

 

Bibliographie

Caillé A., 1989, Critique de la raison utilitaire, Paris, La Découverte

Callon M.,Latour B.,(ed.), 1991, La science telle qu’elle se fait, Paris, La Découverte

Desjeux D., Orhant I.,Taponier, 1991, L’édition en sciences humaines, la mise en scène des sciences de l’homme et de la société, Paris, L’Harmattan.

Desjeux D., Favre I., Simongiovani J., 1993, Anthropologie des maladies ordinaires, le cas de la diarrhée dans le tiers monde, Paris, L’Harmattan (sous presse)

Kapferrer J.N., 1985, Les chemins de la persuation, Paris, Dunod.

Latour B., 1989, la science en action, Paris, La Découverte

Maffesoli M., 1988, Le temps des tribus, le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Paris, Méridiens-Klincksiek

March J.G., Olsen J.P., Ambiguity and choice in organisations, Bergen, Norvège

Dominique Desjeux

 

Mise en ligne le 14 02 2007

d.desjeux@argonautes.fr

 

[1] cf., B.Dubois,1990, Comprendre le comportement du consommateur, Paris, Dalloz.

[2] cf. l’introduction de D. Reynié au livre de  Gabriel Tarde, 1989, L‘opinion et la foule  (1901), Paris, PUF.

[3] 1986, Paris, Gallimard

[4] cf. les travaux de  J.G. Padiolau, 1986, l‘ordre social, Paris, l’Harmattan ;  L. Pinto, 1987, Les philosophes entre le lycée et l’avant garde, Paris, L’Harmattan ; F. Pavé, 1990, L‘lllusion informaticienne,, Paris, l’Harmattan, qui participent de façon originale, et à partir d’enquêtes concrètes, de ce paradigme.

[5] 1989, la logique de l’honneur, Paris , le Seuil

[6] cf. B.Péquignot, 1993, Pour une sociologie de l’esthétique, Paris L’Harmattan (sous presse)

[7] 1986, La loi du marché, Paris, L’Harmattan.

[8] D. Desjeux, la place de la prescription de l’enfant dans le comportement d’achat alimentaire des parents, Economie et Gestion Agro alimentaire  n° 19, Avril 1991

[9]Ceci me parait le postulat implicite du très intéressant livre de R Boudon, « sur l’art de se persuader des idées douteuses, fragiles,  ou fausses. »    (Fayard, 1991). Mon hypothèse est que toute démonstration scientifique est de fait « entachée » d’idées douteuses, voire fausses.

[10] The Economic Journal,vol.75, pp.493-517.

[11] Fayard, 1961.

[12] Calmann Lévy, 1979

[13] 1976, Minuit.

[14] 1990, Socio-styles, Paris, Les Editions d’Organisation.

[15] Desjeux D., Bensa F., 1991, Méthode anthropologique d’analyse micro-individuelle, Paris, MRT, Laboratoire d’ethnologie de Paris V. (115 p., multg.)

[16] cf. sur la culture, D.Desjeux, avec la participation de S.Taponier, Le sens de l’autre, stratégies, réseaux et cultures en situation interculturelle,Paris,UNESCO ; P.Laburthe-Tolra, J.P.Warnier, Ethnologie, Anthropologie, Paris, PUF.

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