L’ACTIVITE COMMERCIALE
ET LA POPULATION FEMININE
A FRANCE TELECOM
Pré -enquête
Février 1992
Direction scientifique :
Dominique DESJEUX, Professeur d’anthropologie sociale et culturelle à Paris V-Sorbonne, Directeur scientifique d’Argonautes
Norbert ALTER, Maître de Conférences au CNAM.
Enquête réalisée par :
Norbert ALTER
Dominique DESJEUX
Isabelle FAVRE, Directrice d’études à Argonautes, DEA à Paris V – Sorbonne
Sophie TAPONIER, Directrice de la recherche et des études d’Argonautes, Chercheur au Laboratoire d’Ethnologie de Paris V – Sorbonnne
SOMMAIRE
SYNTHESE p I à XV
INTRODUCTION
LES RESSOURCES SOCIALES LIBRES p. 1
1. l’esprit d’equipe p. 2
2. L’invention des regles p. 4
3. L’entrée en jeu de nouveaux acteurs :
les femmes p. 8
I. LES RELATIONS DES AGENTS
AVEC LES CLIENTS :
UN RECOURS NUANCE AU JEU DE LA SEDUCTION p. 12
1. La relation avec les clients :
de l’asexué au sexualisé p. 14
2. Rôles attendus et stéréotypes :
la perception que les agents ont
de la perception des clients p. 27
3. La gestion de l’agressivité des clients :
les situations limites comme révélateurs du sexue p. 31
II. LES RELATIONS DES AGENTS
AVEC LEURS COLLEGUES p. 37
1. Les qualités propres
aux natures féminines et masculines
et leur rôle dans des relations de travail p. 38
2. Les relations sexualisées
dans les relations de travail et leur gestion p. 44
3. Les relations affectives
et matrimoniales entre collègues p. 49
III. LES RELATIONS HIERARCHIQUES p. 54
1. La nature du « bon » chef par rapport à la nature de la femme et de l’homme p. 54
2. La relation agent/chef du même sexe p. 57
3. Les relations supérieure femme
/subalterne homme p. 59
IV. FEMINITE ET CARRIERE p. 62
1. Le choix de l’investissement p. 62
2. L’investissement différé p. 64
3. Le poids du mari p. 66
Quelques références bibliographiques p. 69
INTRODUCTION
LES RESSOURCES SOCIALES LIBRES
Cinq années après une enquête réalisée dans les services commerciaux de France Telecom[1], un retour sur le terrain montre que ces activités gardent une spécificité organisationnelle et culturelle profonde. Avant d’aborder une nouvelle question, celle de la « féminisation » des activités commerciales, il est donc opportun de « refaire le point » sur l’état du système, cinq ans après.
L’expérience commerciale de France Telecom est originale par rapport au contexte « ordinaire » et surtout historique du travail essentiellement technique et administratif de l’entreprise. Cette nouvelle donne s’appuie sur des compétences, des organisations et des missions nouvelles. Pourtant, l’observation montre que la greffe commerciale s’appuie sur un tissu culturel antérieur à son existence. On fait ici, comme dans bon nombre d’autres entreprises, du nouveau à partir de l’ancien.
Trois grandes caractéristiques culturelles permettent de définir la teneur de ce substrat :
– l’esprit d’équipe ;
– l’invention de règles ;
– l’entrée en jeu de nouveaux acteurs.
1. l‘esprit d’equipe
En reprenant les grands thèmes utilisés par le management pour définir l' »esprit d’équipe » (dialogue, confiance, entraide et fidélité entre collègues), il semble bien que le secteur commercial dispose d’une ressource importante sur ce plan. Les travaux nécessités par l’accroissement brutal du parc de lignes téléphoniques avaient reposé sur le travail collectif, c’est-à-dire le partage de savoir-faire, d’entraide et de coordination réalisées dans le cadre de modes opératoires définis mais encore plus souvent sous forme de savoir-faire non codifiés.
Le secteur commercial d’aujourd’hui s’appuie sur ces qualités et les renouvelle :
– le dialogue à l’intérieur des services et avec les clients se développe sous la pression de la complexité et de l’obsolescence des produits, qui ne permettent plus de travailler de manière isolée ;
– la confiance (en l’autre) est une ressource essentielle pour définir des accords (concernant en particulier la coopération) qui ne sont régis par aucun règlement ;
– l‘entraide apparaît bien comme la résultante de ces deux premières données.
La « fidélité » ne semble pas pouvoir être observée avec autant de constance : les relations de travail semblent être moins solidaires, moins définitives et moins désintéressées que dans l’univers des P.T.T. d’il y a une quinzaine d’années. Il s’agit plus souvent d’un dosage entre de l’alliance stratégique et de la fusion affective.
Si les relations horizontales s’inscrivent bien dans la perspective d’une ouverture manageriale, il en va autrement pour les relations verticales.
Entre hiérarchiques et subordonnés les échanges, par exemple à propos de l’organisation interne du service, s’avèrent plus de l’ordre de la négociation permanente que du consensus ; le responsable demeure un « chef », certes souvent libéral, mais loin du « capitaine » ou du « leader charismatique » des spécialistes du management.
On en prendra pour exemple les relations qui se développent à l’occasion des décisions de détaxation d’un client ou de la légitimité des objectifs alloués par la direction : la communication circule bien entre le « haut et le bas » mais de manière ni fluide ni transparente. Elle demeure un enjeu de pouvoir considérable car elle définit les connaissances opératoires et par là, la division réelle du travail.
L’esprit d’équipe est donc assez solidement installé mais de manière critique. La réforme actuellement en cours représente sur ce plan deux enjeux essentiels :
– si elle multiplie les incitations à l’évaluation individuelle des performances (primes, pourcentages, etc..) elle risque de mettre en cause cet état d’esprit ;
– si elle ne fait rien pour reconnaître la spécificité de la compétence et de l’investissement des commerciaux (leur engagement est comparable à celui de « lignards » des années 1970) elle risque de les démobiliser.
2. L‘invention des regles
Le secteur commercial garde également, en la renouvelant, la culture de « l’invention des règles » rendue nécessaire par le développement du parc de lignes principales.
Cette invention est bien évidemment en partie clandestine ou tout au moins informelle : les règles comprennent ici des dispositions légales concernant l’organisation du travail et les politiques commerciales mais aussi des contournements réguliers de ces dispositions ainsi, que la façon dont se négocient ces aménagements.
Dans cette perspective, trois formes d’inventivité peuvent être observées :
– l’acceptation de « lois cadres », de missions et d’objectifs globaux de préférence à des modes opératoires stricts, (par exemple les procédures de relation avec les clients ou la définition du « panier de produits » à prendre en considération) ;
– un certain laissez-faire sur la dimension administrative des affaires, pour laisser plus de place à leur réalisation (par exemple l’identification et le recoupement des informations réduisant le risque représenté par un client important) ;
– une capacité évidente à laisser en libre service les ressources techniques (télématique et téléinformatique) et sociales (réunions, rencontres informelles).
Ces pratiques s’accordent bien avec les contraintes de flexibilité et de créativité du secteur commercial où les règles, procédures et politique d’ensemble, plus que dans un secteur technique stable, sont en constante redéfinition.
Elles participent à la définition de France Telecom en tant qu’entreprise sur deux points essentiels :
– l’institution semble aussi sensible à l’élaboration d’un rapport efficace au marché qu’à la conception et l’application de règles bureaucratiques ou technocratiques ;
– la déviance, la capacité à atteindre des objectifs valorisés par l’ensemble de l’institution, mais par des moyens au moins partiellement illégaux, est relativement bien supportée ; tant qu’elle ne remet pas trop directement en question l’organisation hiérarchique du travail ; globalement, les prises de liberté sont tolérées mais permettent mal l’invention de nouvelles sources de légitimité stables et explicites ; la déviance a du mal à inventer de nouvelles tendances.
Cette difficulté à laisser se développer ces nouvelles formes d’inventivité se repère de façon plus générale dans la faible capacité à accepter les différences culturelles, un peu comme si une nouvelle langue de bois prenait cours en intégrant, au nom de l’efficacité, tout ce qui peut y contribuer, sans en identifier les éléments.
Le discours de ce responsable de service à propos des différences de comportements est tout à fait illustratif :
« Moi, j’aborde les clients de la même manière, qu’ils soient hommes ou femmes ; les comportements ne changent pas (…). Moi, je suis très direct, prêt à appliquer les règles définies par FRANCE TELECOM et par le chef ; on me paye pour ça (…). Le commercial, quand c’est bien banalisé, il n’y a pas de négociation possible ; on n’a plus à inventer le registre de l’accord (…). De toutes façons, ça ne sert à rien d’entrer en conflit avec la hiérarchie : on est là pour atteindre les objectifs de la boutique. On n’est plus comme dans l’ancienne bureaucratie ».
Ce type de discours peut être considéré comme une alarme destinée au management de France Telecom. Une politique commerciale, si elle se traduit par des impératifs productivistes et une incapacité, en tout cas pour les niveaux hiérarchiques, à savoir plus longtemps tirer parti de la différence culturelle et même de la déviance, s’amputerait largement.
Elle privilégierait uniquement l’efficacité à court terme, la capacité à atteindre les objectifs clairement identifiés, au détriment de l’efficience, de la capacité à tirer un parti maximum des ressources disponibles, capacité qui ne peut jamais être définie mais seulement sollicitée et accompagnée.
3. L‘entrée en jeu de nouveaux acteurs :
les femmes
Au cours de la réalisation du pari concernant le développement des Lignes Principales, le système social de Telecom s’est ouvert à de nouveaux acteurs. Ceux-ci ont permis de rompre avec certaines règles bureaucratiques : ce furent tout d’abord les INSTI (Inspecteurs Principaux sur Titre), puis les jeunes inspecteurs diplômés de l’enseignement supérieur et plus largement tous ceux qui disposaient de compétences suffisantes pour faire face à la multiplication des incertitudes du processus de travail.
La population de cadres féminins a pu bénéficier de ce mouvement, mais certainement à un prix plus élevé que les hommes.
L’histoire professionnelle de Madame HENRI montre bien l’ambiguïté de cette situation. Il y a aujourd’hui une égalité plus grande dans les traitements réservés aux hommes et aux femmes de secteur commercial. Mais cette égalité résulte d’une somme d’investissements individuels considérables.
Diplômée d’une maîtrise en physique et chimie et recrutée comme inspecteur technique en 1977, elle se présente un peu par hasard au concours. Après une année passée à suivre un cours « fastidieux », Madame HENRI est affectée dans un central téléphonique.
« C’était hyper technique et masculin. L’arrivée d’une femme était incroyable. L’ingénieur en chef était estomaqué de voir qu’un femme avait choisi ce poste (…). J’ai eu un travail passionnant, je me suis donnée complètement : des heures « tarabiscotées », même en congé de maternité, je travaillais ; j’étais seule à connaître le système. »
Bien sûr quelque peu spectaculaire, cette situation est illustrative d’une relation entre contribution et rétribution moins favorable aux femmes qu’aux hommes. Pour bénéficier d’un emploi de qualité comparable, elles doivent se confronter, en tout cas, à la fin des années 1980, à l’étrangeté de leur identité en milieu « high-tech » et à la « double tâche » familiale et professionnelle.
Qu’en est-il une fois cette reconnaissance acquise ?
« J’étais devenue quelqu’un d’important (…). Après j’ai eu un poste dans un service fonctionnel (…) ; c’était très intéressant aussi mais plus dur : c’était du donnant-donnant. Je participais à beaucoup de groupes de travail (…). Puis on m’a proposé un autre service, plus proche de chez moi ! Je n’avais même pas pensé à ça moi-même (..). J’ai choisi un poste dans le commercial. Là aussi, je n’ai pas vu le temps passer (..). J’ai rencontré des I.G.G., importants pour la suite de ma carrière ».
Ces quatorze années de parcours ne sont pas sans retombées positives sur le plan de la carrière de Madame HENRI : elle jouit aujourd’hui d’un poste de travail relativement satisfaisant. Mais moins selon elle, que si elle avait été un homme. Comment a-t-elle pu faire ce parcours malgré la norme de masculinité ?
« Je ne me suis jamais arrêtée pour garder un enfant malade. Je faisais appel aux baby-sitters. Je ne regarde pas mes horaires (…). C’est même pas masculin : ils regardent leurs horaires (…). Au central, les « Dames du 13″ étaient en admiration devant moi : elles me disaient que j’avais compétence et charme. J’étais furieuse, je pensais qu’elles oubliaient ma compétence. En fait, j’ai bénéficié effectivement de ça. Par exemple, un dérangement difficile, les agents ne veulent pas y aller, je vais les voir, ils acceptent plus facilement, par gentillesse. Avec un homme ça aurait été plus brutal. Mais ça m’a desservi beaucoup d’être une femme : si j’étais un homme, je serais directeur d’agence depuis belle lurette »..
Le fait que le déroulement des carrières soit plus lent pour les femmes que pour les hommes n’est pas une nouveauté. Cependant, ce qui est peut-être plus nouveau est le fait que cette question n’est plus vécue sur le seul mode dramatique de l’inégalité des sexes (cf les travaux de F. BELLE sur les femmes cadres). La femme n’apparait plus sans ressource. La différence, même inégale, peut être vécue comme un atout. Ce que nous allons chercher à comprendre, c’est si le fait d’être une femme entraîne des spécificités dans les relations de travail, qu’il s’agisse des relations avec le client, avec les collègues ou avec les supérieurs/inférieurs hiérarchiques.
Il nous parait opportun d’élargir la question de la féminité à l’ensemble des relations de travail internes à France Telecom, afin de mieux faire ressortir la spécificité de la relation commerciale et le rôle spécifique des agents femmes dans ce contexte.
I. LES RELATIONS DES AGENTS[2]
AVEC LES CLIENTS :
UN RECOURS NUANCE AU JEU DE LA SEDUCTION
La différence de sexe dans les relations entre les clients et les agents est perçue de façon différente selon les agents. Mais surtout, sa signification varie selon une échelle d' »intensité », qui va de l’asexué au sexualisé en passant par l’esthétisme et la perception de caractérisques « naturelles » aux différents sexes.
Au sein d’une même fonction, plutôt commerciale ou plutôt technique, les perceptions varient. Il semble net, cependant, que la fonction commerciale est plus sensibilisée à l’existence d’une différenciation sexuelle dans la relation avec les clients, alors que la fonction technique la met moins en avant.
La perception ou l’utilisation de la différence sexuelle n’est pas l’apanage des agents féminins. Les hommes, agents ou clients, peuvent également en percevoir l’importance et l’utiliser comme ressource.
Au niveau des représentations, les capacités relationnelles, de type « soutien », « écoute » et « modération », bien connues dans le secteur social et traditionnellement attribuées aux femmes, se retrouveraient en partie dans les activités commerciales. Par bribes, on attribue également une capacité de séduction spécifique aux femmes : elle consiste à obtenir quelque chose par un « charme » dont les hommes ne disposent pas.
Cependant, sauf dans des cas spécifiques et qui sont soulignés par les agents comme atypiques, jamais la relation sexuée n’est reconnue comme la composante première de la réussite ou de l’échec de la relation de clientèle. Le contenu « technique » : compétence, capacités et moyens à la disposition de l’agent reste, selon eux, primordial.
On constate ici que la relation commerciale peut sans cesse basculer du registre de la compétence technique à celui du sexué. Du point de vue du client, surtout si celui-ci est un homme, passer au registre sexué par rapport à un agent femme peut être un moyen de créer une complicité lui permettant d’obtenir, éventuellement, de meilleures conditions commerciales. Du point de vue de l’agent femme, le changement de registre peut être vécu comme une négation de sa compétence technique. Mais l’agent femme peut aussi mobiliser le registre de la séduction ou du charme pour obtenir à son tour de meilleures conditions commerciales.
De plus on constate aussi que les moments où le contenu sexué de la relation prend le pas sur le contenu technique semblent être les révélateurs de relations déséquilibrées, considérées comme anormales dans le cadre du travail : soit elles sont donc considérées comme une remise en question de la compétence proprement professionnelle de l’agent, soit elles sont considérées comme un empiètement sur la vie privée de l’agent.
C’est le cas notamment de la gestion des clients agressifs ou qui parfois dénient, selon les agents, un rôle professionnel et public aux femmes.
1. La relation avec les clients :
de l’asexué au sexualisé
Le caractère féminin ou masculin des agents et des clients est perçu différemment : d’une part en ce qui concerne son existence, reconnue à divers degrés, et d’autre part en ce qui concerne la signification du caractère sexué. En effet, l’évocation d’une relation sexuée sous-entend aussi bien l’existence de rapport de séduction entre sexes opposés, que la prise en compte de qualités propres à la nature féminine ou masculine, et qui donnent un aspect particulier au déroulement de la relation. pour plus de clarté dans notre exposé, on a défini par « sexuée » toute relation qui prend en compte la différence qui peut exister entre deux individus de sexes opposés. Par « sexualisée », on entend toute relation qui prend en considération la séduction, l’érotisme ou l’affectif entre un homme et une femme.
L’enquête a fait ressortir quatre niveaux possibles de relations entre agents et clients :
a. relations asexuées sous forme de négation ou de neutralisation de la dimension sexuée de la relation ;
b. relations « esthétiques » : la relation sexuée minimum ;
c. relations fondées sur la « nature » sexuée, féminine ou masculine, du rapport entre agent et client. Elle renvoie plus à des attentes de rôle de la part des hommes ou de la part des femmes qu’à une dimension sexuelle ;
d. relations sexualisées entre agent et clients, à partir de la situation où l’agent est une femme.
Chaque acteur va chercher à mobiliser simultanément ou alternativement l’une ou l’autre de ces relations, suivant les situations, la plus ou moins grande intériorisation des modèles féminins ou masculins, et les atouts de chacun.
a – La négation de la dimension sexuée de la relation avec les clients.
Dans le discours des interviewés, la différenciation sexuelle n’est pas toujours reconnue. Au contraire, les discours des agents commencent le plus souvent par la négation d’un rôle quelconque de la nature sexuée dans leur relation avec le client. Celui-ci n’est pas censé être un individu sexué, et la relation professionnelle n’est en rien influencée par le fait qu’elle se passe avec un homme ou une femme :
« Il n’y a pas de différence entre les hommes et les femmes au niveau de la clientèle. Il y a des gens sympas, et des gens désagréables, c’est tout. »
« Je travaille surtout avec des hommes comme clients. Je ne pense pas que les choses soient différentes avec une femme ou avec un homme, la différence se fera après, en connaissant la personne. »
Ce discours est le plus souvent celui que l’on obtient spontanément : rares sont les agents qui reconnaissent d’emblée une importance à la différenciation sexuelle dans la sphère professionnelle. De la part des hommes comme des femmes, il semble qu’on assiste à une volonté de nier à priori l’emprise du genre féminin ou masculin sur le domaine professionnel. Faire référence au sexe dans le cadre professionnel, c’est automatiquement se placer dans un contexte marginal, qui implique de façon sous-jacente soit une discrimination, en général à la défaveur des femmes, soit un débordement sur la vie privée.
Quoi qu’il en soit, le caractère sexué n’est jamais considéré, spontanément, comme un des éléments de la situation professionnelle. Ceci confirme la dimension anthropologique des rapports homme/femme. Le sexe est une dimension à la fois cachée et dangereuse, comme les « races », les « classes », l’âge ou la religion. Ces dimensions sont d’autant plus difficiles à élucider qu’elles mettent l’accent sur ce qui sépare les individus ou les groupes. En rendant plus claire la conscience de la différence, on touche au mythe de l' »unité », de la « communauté » ou de la « grande famille » que l’on trouve sous-jacent dans la plupart des organisations. Toucher à cette unité, c’est finalement risquer d’augmenter des formes d’angoisse ou de tension.
On retrouve tout au long de l’étude cette ambivalence du sexué, à la fois ressource cachée qui permet d’obtenir plus dans l’interaction avec un autre acteur social, et handicap potentiel menaçant car il peut renvoyer l’individu à son altérité et à son inégalité.
On comprend alors, étant donné ce danger, que l’ensemble du discours soit articulé autour de la négation d’un rôle quelconque joué par le nature sexuée des relations sociales au sein de l’entreprise. Mais le plus souvent, une fois posée cette condition préalable, les agents consentent à reconnaître cette différence, à des niveaux variables.
Ceci confirme le lien entre symbolique et stratégie. Les acteurs font des calculs, conscients ou implicites, sur la façon de mobiliser ou non le registre sexué ou professionnel. L' »angoisse » liée à l’incertitude des conséquences de la mobilisation du registre sexué entre comme une part de ce calcul.
b. Le caractère sexué comme dimension « esthétique » de la relation commerciale.
De la même façon que l’on apprécie plus de travailler dans un cadre de travail agréable que dans un milieu hostile, agents et clients préfèrent avoir en face d’eux une personne agréable physiquement :
« J’aime mieux avoir une belle fille en face de moi »
« Une hôtesse bien foutue et sympa, c’est sûr que ça passe à tous les niveaux »
Cette préférence n’est pas uniquement liée aux femmes. Cependant, celles-ci étant, dans les représentations, les traditionnelles « ambassadrices de la beauté », c’est d’elles que l’on attend plus particulièrement un physique agréable ou une attitude gracieuse :
« Il y a des hommes qui n’ont rien à faire à l’accueil physique : ils viennent en salopette, pull et jean. Les femmes font plus attention, il y a quand même une image à respecter. »
Cette opinion semble liée de façon assez directe à la fonction occupée : on attend un contexte plus « esthétique » lorsque la relation est plus commerciale, alors que cet aspect apparait moins nettement lorsque la fonction est technique. Reste à savoir, néanmoins, si l' »esthétisme » de la relation s’explique réellement par la nature du travail, plus technique ou plus commerciale, ou par le fait que c’est dans la fonction commerciale et les services en général que les femmes sont plus présentes, présence qui aurait en retour contribué à rendre ces fonctions plus « esthétiques ».
La nécessité d’une « bonne présentation » au sens large peut-être considérée comme une condition indispensable pour occuper une fonction de contact avec la clientèle. Paradoxalement, cette condition, considérée comme un atout si l’on se réfère au stéréotype énoncé sur la « nature » des femmes, peut représenter un handicap pour les agents femmes dont le « look » ne correspond pas aux attentes du nouveau rôle commercial de France Telecom :
« J’ai une collègue, elle a voulu descendre à l’accueil physique, et les chefs n’ont pas voulu car elle n’avait pas le look, ou le physique. «
Dans un contexte commercial, l’esthétique qui pouvait paraître un atout « naturel » pour les femmes devient un enjeu plus général entre les femmes entre elles, voir même entre les femmes et les hommes ou entre les hommes entre eux. La nécessité de créer une « mise en scène esthétisante » dans l’échange commercial n’entraîne pas automatiquement que toutes les femmes sont les mieux placées. Plus informellement, elle peut renforcer l’aspect « objet » des femmes, certaines pouvant l’apprécier et d’autres non. L' »appréciation » peut dépendre autant du système de valeur des hommes ou des femmes que des atouts et de la bonne ou mauvaise position stratégique que chaque acteur occupe dans le système.
c. Les qualités reconnues aux différentes « natures » d’homme et de femme, comme élément dans la relation avec le client.
La relation commerciale peut être différente selon qu’elle s’effectue avec un homme ou avec une femme. Chaque agent et chaque client a des représentations sur les rôles que doivent tenir les hommes ou les femmes, c’est à dire sur la « nature » féminine ou masculine.
Le discours de Madame F., agent d’accueil physique, est à ce titre significatif, et il est intéressant de le reproduire dans son intégralité :
« C’est beaucoup plus difficile avec une femme cliente qu’avec un homme : la cliente est plus perfectionniste, plus tatillonne, elle pose plus de questions, un homme s’en tient plus à ce qu’on lui dit. Les femmes veulent être sûres de leur achat, et sauf si c’est un achat coup de coeur, elles vont vous faire sortir tous vos arguments, un homme on le convainc plus facilement.
Une femme fait plus attention à des choses moins importantes pour un homme, ce n’est pas la même relation à l’achat. Les mères de famille gèrent souvent ce qui est appareils ménagers, elles veulent des achats sûrs, qui marchent, qu’elles ne soient pas obligées de courir après le SAV. Un homme on lui dit qu’il n’aura pas besoin de louer et il n’ira pas demander si ça tombe en panne. Ca veut dire qu’il faut être très très attentif pour ne pas insécuriser la femme.
La femme se laisse moins découvrir que l’homme dans la relation commerciale, elle nous laisse parler, et ensuite elle décide. L’homme on le berce plus, il va plus nous dire ce dont il a besoin, et on pourra lui dire : cela vous convient. Pas à une femme.
Quand on a un couple, l’homme est convaincu et la femme tourne les questions dans tous les sens. «
Ce sont plus les qualités propres aux différentes natures féminines ou masculines qui influent alors sur le cours de la relation qu’une éventuelle relation sexuée qui s’installerait entre deux individus de sexes opposés.
En conséquence, les stratégies des agents pourront être adaptées à la nature sexuelle du client avec lequel ils traitent, mais indépendamment de leur propre appartenance à un groupe sexuel ou à un autre.
Ces stratégies renvoient à une division des tâches et des rôles bien au delà de la relation commerciale et de l’entreprise, dans la sphère de la famille. L’argumentaire commercial se fonde sur la connaissance « ordinaire » que la personne de l’accueil physique a de la répartition des rôles familiaux entre homme et femme. Elle anticipe, dans ses arguments de vente, les préoccupations qu’elle suppose que chacun a dans le cas d’un achat familial similaire.
Ces arguments contribuent à la production ou à la reproduction des représentations vis à vis des « natures » féminines ou masculines. D’une façon indirecte cet exemple nous permet de rappeler que le management interne d’une entreprise n’est pas autarcique mais qu’il participe, à travers la culture véhiculée par les agents, de la vie et de la transformation de la société toute entière.
On retrouvera ce problème dans l’analyse des relations hommes/femmes à l’intérieur de l’entreprise autour de la question de la gestion des relations sexuées ou asexuées entre les agents. Notamment on évoquera à partir du cas de l’augmentation des divorces en France ou de l’instabilité des couples, comment ceci peut être ressenti comme une menace potentielle pour l’entreprise. La crise dans un couple travaillant dans une même entreprise peut entraîner des désordres dans un service donné. Rappelons simplement pour le moment que nous ne traitons pas dans ce paragraphe des relations sexualisées mais des attentes de rôle en terme de nature féminine ou masculine.
d. La relation sexualisée entre agents et clients : de la « séduction féminine » au « jeu social érotisé ».
Il existe des cas où la relation agent/client est influencée par la relation sexualisée qui peut s’installer entre sexes opposés. De nombreux agents en évoquent l’éventualité, qui lorsqu’elle se concrétise influence le déroulement ou le dénouement de la relation avec les clients :
« Il y a un rapport de séduction qui s’installe, c’est sûr, basé sur le sourire, le physique, l’accueil, une femme est plus souriante qu’un homme, un homme est séduit par le sourire d’une femme. J’ai des clients qui disent : ‘vous êtes sympathique’, ‘A jeudi mon petit coeur’, ‘vous êtes gentille’. Moi je trouve ça gentil. Mes collègues n’ont pas ces réflexions, pourtant ils sont aussi compétents que moi ».
« Il faut jouer avec les atouts que l’on a, en tant que femme. Mais certaines ne voudront pas être ce que la femme est. Moi je pense qu’il faut garder le côté féminin, ne pas vouloir se mettre à la place d’un homme. Le charme il faut savoir en jouer auprès des hommes, comme les hommes en jouent auprès de nous.
Moi je les vois faire mes jeunes (i.e. : les agents qui travaillent dans mon service), j’ai deux filles charmantes, elles seraient sottes de ne pas jouer de leur charme. Comme les deux garçons. Il faut avoir les deux, homme et femme. «
En théorie, et comme le laisse entendre cette femme responsable d’un accueil physique, la mise en oeuvre d’un rapport de séduction n’est pas l’exclusivité des femmes vis à vis des hommes.
Cependant, au niveau du discours, il semble qu’il s’instaure plus souvent sur l’initiative féminine, et ne persiste que si la femme l’accepte. Les relations de séduction que les agents hommes déploieraient vis à vis des femmes clientes sont plus rares. Cette différence est expliquée par les agents de deux façons :
– d’une part les agents hommes se trouvent être souvent plus jeunes que les clientes, et cette situation n’est pas favorable à l’instauration de rapports de séduction, contrairement à la situation inverse ;
– d’autre part, l’attitude considérée comme proprement féminine et dont on vient de parler (plus réfléchie en situation d’achat que la démarche masculine) tendrait à rendre moins propices les conditions de mise en place de rapports de séduction : « Un homme écoute une femme pas du tout dans la même disposition d’esprit qu’une femme écoute une femme. Il va plus se laisser prendre par notre personnalité, par notre personne, et son problème passe après du moment qu’on s’occupe de lui. Son centre d’intérêt se déplace. » (femme, agent d’accueil physique)
Cependant, bien que les rapports de séduction correspondent mieux semble-t-il à la combinaison agent commercial femme/client homme qu’aux autres, la relation qui s’installe alors est loin d’être unilatérale.
Elle peut certes être utilisée par l’agent comme stratégie plus ou moins délibérée pour atteindre mieux ou plus rapidement l’objectif de la relation professionnelle avec le client. Séduit, le client aura plus de facilité à accepter la transaction proposée par l’agent (« Ils nous disent : ‘vous êtes tellement charmante, je ne vais pas aller chez Darty' » ; « Pour la relation commerciale pure, le fait d’être une femme joue : moi je me sens plus à l’aise, je suis différente, j’ai l’impression que je parlerai plus facilement à un homme, je fais plus le tour de tous les produits; avec les hommes ça se passe sans problème. »)
Mais elle pourra aussi être mise en oeuvre par les clients pour être mieux servis ou plus satisfaits dans leur demande. Le travail de l’agent sera alors modifié :
« Ce client avait un problème, et c’est vrai que je me suis décarcassée, et que dès le début c’était basé sur la séduction. Il me disait que j’avais de beaux yeux, et aujourd’hui il m’a invité, en tout bien tout honneur, c’est la continuation de la relation commerciale. Je pense que je me décarcasse plus quand il y a un rapport de séduction. »
« Je fais le maximum pour les clients, surtout s’ils sont sympa. Si c’est un homme, je ferais peut-être encore un peu plus, le ‘maxi-plus’. On s’amuse, je dis à mes collègues ‘il avait une voix charmante’ ! »
Dans ce cas, il semble que les agents hommes soient également concernés :
« Une cliente mignonne m’a embobiné l’autre jour, et m’a payé 1500 F au lieu des 3200 qu’elle m’avait promis. Je n’aurais pas fait la même chose avec un homme. Avec une femme on a tendance à être plus cool. »
« Je me laisserais plus facilement amadouer par une femme que par un homme. «
Quoi qu’il en soit la mise en oeuvre de relations basées sur la séduction ne semble pas remettre en cause de façon fondamentale la relation de travail : le fait d’être compétent « techniquement » reste primordial, et un usage intempestif des stratégies de séduction dévaloriserait la compétence des agents.
La relation sexualisée n’est utilisée, semble-t-il, que comme l’un des atouts à la disposition des agents. Son recours n’est en rien systématique ou contraint par la relation commerciale. Certains agents, d’ailleurs, affirment qu’elle n’entre pour rien dans leur pratique professionnelle. L’introduction de relations de séduction est en quelque sorte « laissée au choix de chacun ». Il s’agit d’une « mise en jeu » libre entre les agents et les clients, même si le jeu est en partie organisé par des règles et des codes sociaux. C’est pourquoi certains agents, femmes ou hommes, ne lui reconnaissent aucun rôle : ils ne la perçoivent pas aussi nettement car ils ne la mettent pas en pratique.
Du fait qu’il s’agit d’une « mise en jeu libre », les frontières entre la séduction acceptée et même appréciée par les agents et la « goujaterie » ressentie comme telle et rejetée violemment sont variables. Telle attachée commerciale considère comme un compliment les « avances » de certains de ses clients : « J’ai des avances : ‘j’aimerais bien vous revoir, je vous invite au restaurant…’, je refuse, mais j’en ai une pour midi, la semaine prochaine, je crois bien que j’irai. J’ai l’impression qu’accepter un invitation à midi est moins engageant que pour le soir. »
Si la mise en jeu est plutôt libre, les règles du jeu renvoient à des codes sociaux plus ou moins explicites. Ici, la frontière entre le sexualisé acceptable professionnellement et sans danger et l’érotisation se situe autour de l’heure de l’invitation au restaurant.
Cependant, un autre agent femme pourra être choquée de voir un client sortir du cadre des relations purement professionnelles, et le renverra à son collègue masculin.
Il existe bien une marge de manoeuvre entre les individus : positivement ressenti lorsque le jeu est accepté par les deux partis, il est perçu comme une agression lorsqu’il est imposé. Preuves en sont les réactions des agents-femmes face à l’attitude qu’elles considèrent injurieuse de certains clients : tutoiement, familiarités… Les clients font ressortir leur nature sexuée d’une manière qui leur parait contraignante et qui leur enlève leur liberté d’action. Elles ont l’impression d’être renvoyées à un rôle de femme qui nie leurs compétences d’agent. Tout se passe alors comme si, pour certains clients, les femmes ne devaient pas avoir de rôle public et commercial.
2. Rôles attendus et stéréotypes :
la perception que les agents ont
de la perception des clients
Les agents, hommes ou femmes, estiment que beaucoup de clients arrivent avec des présupposés quant aux rôles spécifiques qu’il s’attendent à voir jouer par les agents, selon leur sexe. Ces « stéréotypes » ne sont pas toujours propres à France Telecom : ils reprennent souvent des « clichés » appliqués aux rôles spécifiquement féminins et masculins dans le monde du travail.
On peut les regrouper sous trois thèmes génériques :
a. Un homme est plus compétent pour les problèmes techniques.
« J’ai une collègue qui installe les téléphones. Quand elle arrive, les gens ont tendance à douter de ses capacités. Mais même moi j’aurais cette réaction : dans le commercial, on voit plus de femmes et on s’attend à en voir, on s’attend à être reçu par une femme. Mais dans le technique ou dans le manuel, on a plus tendance à mettre en doute ses capacités. »
« En étant un homme, les clients ont l’impression qu’on est plus technicien. Ils doutent plus avec une femme ».
b. La femme occupe des emplois subalternes et d’assistance vis à vis de l’homme plus souvent responsable.
« Le fait d’être un garçon est plus valorisant aux yeux de la clientèle. Ils ont l’impression d’être face à quelqu’un de plus responsable. Quand les clients veulent parler au responsable, on a l’impression qu’ils pensent « homme ».
« On demande mon collègue au téléphone et si je ne me présente pas, on me prend pour son assistante ».
c. France Telecom est encore perçue comme une administration, avec l’accueil que l’on reçoit d’une administration et non d’un commerce.
Cette opinion fait cette fois-ci référence à l’histoire particulière de France Telecom : l’accueil qu’on y reçoit serait plus administratif (lenteur, inefficacité, blocages) que commercial :
« Ils commencent par être très méfiants, s’attendant à trouver quelque chose de super administratif, et au fur et à mesure, ils se rendent compte qu’ils ont une personne en face d’eux qui a un nom, qui les écoute et qui prend en compte leurs problèmes. C’est l’image de la personne qui reste et non plus celle de l’administration. C’est important puisque c’est celle qu’ils garderont en général. » (Mme F., agent d’accueil physique)
Le fait d’être une femme n’est pas nécessairement un avantage, dans ce cas : elles peuvent véhiculer en effet l’image de la « demoiselle des postes », image poussiéreuse, de lenteur et de rigidité.
Ces trois stéréotypes, exprimés par les agents eux-mêmes, renvoient à une image qu’ils n’assument pas forcément ou qui les blesse. Autant le choix de mettre en place des relations de séduction leur laissent une part de libre arbitre, on l’a vu, autant ce qu’ils pensent être les représentations des clients à leur égard leur enlève une part importante d’initiative. Ils ne peuvent que « gérer » ces représentations : elles les touchent directement en tant qu’individus, et pourtant ils ne sont pour rien, individuellement, dans les qualités ou les défauts que les clients leur prêtent par leur truchement.
En conséquence, les agents n’auront que deux attitudes possibles :
– soit ils développent une stratégie « d’hyper compétence » qui ira à l’encontre des stéréotypes des clients : ce sera le cas de telle agent d’accueil physique qui propose au client un service et un accueil irréprochable afin de contrecarrer l’image administrative et donc rébarbative qu’on attend d’elle, ou de telle attachée commerciale qui, lorsqu’elle sent qu’un client doute de sa compétence technique, lui montre par un déploiement excessif selon elle-même de technicité qu’elle en sait plus qu’il n’en faut.
– soit les agents acceptent l’image que l’on attend d’eux et se rangent aux « normes » en vigueur :
« Les gens pensent peut-être qu’on est moins compétentes dans la technique, il est vrai que je le suis moins »
« C’est vrai que pour Numéris, qui est très compliqué, mon collègue a des résultats supérieurs aux miens. Mais dès qu’on touche à l’informatique, les hommes font confiance à l’information donnée par des hommes. Et c’est vrai qu’au niveau technique je maîtrise moins bien que mon collègue ». (Mme G. agent commercial entreprise)
La première attitude, d' »hyper compétence », est visiblement la plus favorable, d’un point de vue commercial, à France Telecom. Elle fait également apparaître clairement qu’il est important, pour l’entreprise, de ne pas laisser au hasard la « gestion des images » : c’est en effet sur les moyens donnés par l’entreprise que l’agent va jouer pour adopter l’une ou l’autre attitude.
Pour reprendre le même exemple, on constate que c’est en utilisant la nouvelle vocation commerciale de France Telecom que Madame F. pourra, en mobilisant ses ressources propres (amabilité, écoute, service), « casser » l’image bureaucratique que certains clients semblent garder de France Telecom.
De la même façon, cependant, c’est en se réfugiant derrière l’image de moindre compétence féminine dans les domaines techniques que cette autre agent commercial pourra justifier de sa moindre capacité.
3. La gestion de l’agressivité des clients :
les situations limites comme révélateurs du sexue
L’agressivité et le mécontentement de certains clients est un phénomène qui nous semble intéressant : bien que, dans les faits, les clients « râleurs » puissent être des hommes ou des femmes, ce sont les cas d’hommes mécontents qui rendent particulièrement compte, pour les agents, du rôle de la différenciation sexuelle au sein du travail. C’est en tous cas la situation qu’ils évoquent spontanément lorsqu’on les interroge sur le thème de la spécificité de la population féminine, à l’exclusion de l’autre cas, celui de la cliente mécontente.
On peut penser en effet que la manifestation d’agressivité ou de fort mécontentement met en relief, en tant que situation limite, les différences de sexe, et révèle avec d’autant plus de netteté des comportements et des attitudes caractéristiques.
On rencontre, de la part des agents, deux types de discours :
a. le premier développe qu’un homme est mieux à même de maîtriser l’agressivité des clients qu’une femme, d’une part car il possède la force physique qui va impressionner le client et l’empêcher de devenir violent, et d’autre part car il véhicule une « image de responsable », et impose donc plus le respect qu’une femme :
« L’homme est plus autoritaire. Ils essaieront moins d’insister avec un homme qu’avec une femme ».
« S’il y a un client d’1,80 m à qui on envoie un responsable d’1,20 m, ça ne passe pas. Pourtant je ne suis qu’agent d’exploitation, mais ça passe mieux quand ils voient un homme avec un costume et une cravate. Ils se calment plus facilement. »
« La responsable du service m’a appelé pour calmer un client en me faisant passer pour le responsable à sa place ». (Homme, agent d’exploitation)
En conséquence, il sera nécessaire d’avoir la présence d’hommes dans les agences car les femmes ne sont pas en mesure de prendre en charge seules toutes les situations. Par ailleurs, et pour les mêmes raisons, il sera nécessaire d’avoir un responsable homme, ou un substitut (un agent homme qui se fera passer pour un responsable en cas de problème) :
« L’attitude des clients râleurs est différente selon que l’agent est homme ou femme : si c’est une femme, il demande à voir un responsable ; si c’est un homme, il se calme plus ».
« A l’accueil, c’est bien d’être une femme, mais s’il y a un grincheux, on est bien content qu’il y ait un homme « .
Un tel discours n’est pas le fait du personnel masculin exclusivement. Ainsi selon Madame G., monitrice, il serait nécessaire de mettre au moins un homme par point d’accueil, car s’il n’y a que des femmes, des rapports de force peuvent se créer. « S’il y a un homme, les clients n’oseront pas agresser les femmes ».
b. Le second discours soutient un point de vue opposé : une femme est tout aussi capable qu’un homme de gérer des comportements agressifs, en utilisant d’autres armes que les hommes : non pas la force, mais le calme et la persuasion, leur infériorité physique pouvant même les protéger d’une violence qui ne resterait pas verbale (« J’avais peur de ne pas faire le poids. Mais les clients violents s’énervent contre l’administration, et ce serait pareil avec un homme. Parfois même c’était un avantage. Il y en a un qui m’a dit que j’avais de la chance d’être une femme sinon il me mettait son poing sur la gueule. Je ne pense pas que c’est parce que j’étais une femme qu’il s’était mis dans cet état. « )
Le recours à un responsable peut être nécessaire pour calmer un client, mais c’est alors le statut qui importe (le fait d’être responsable) et non le sexe (homme ou femme) : « Quand ça tourne mal, ils veulent un responsable, qu’il soit homme ou femme. Alors on essaie de le calmer, et si la responsable du service est là, on l’appelle. Mais finalement, sauf dans les cas d’hystérie, il y a toujours des marges pour le calmer. »
De plus, les cas réellement violents sont rares et le fait d' »hystériques », face auxquels peu d’hommes seraient en mesure de toute façon d’être efficaces :
» J’ai eu une fois un problème, ça s’est vraiment envenimé. C’est certain que si j’avais été un homme, j’aurais pu le neutraliser plus facilement. Encore aurait-il fallu que je sois tout aussi baraquée. L’agent que j’ai appelé pour m’aider était un homme mais n’a pas été à la hauteur du tout ».
Ces discours semblent démontrer que la présence d’un homme physiquement « impressionnant » peut effectivement permettre de venir à bout de situations extrêmes et « pathologiques » : il est certaines situations qui ne se résolvent que par la démonstration de force physique.
Cependant, la coexistence de deux discours qui s’opposent point pour point peut être également analysée comme le signe révélateur d’une rupture dans les représentations communément admises sur le rôle de la femme et la place de l’homme dans le monde du travail : le rôle masculin n’est plus toujours considérée comme indispensable au sein de l’entreprise.
De plus, le fait que le caractère indispensable d’une présence masculine soit évoquée dans des situations extrêmes, et qui semblent sortir du cadre réellement « programmable » des conditions de travail, montre bien qu’il s’agit là de l’un des stéréotypes traditionnellement assignés à l’homme et à la femme, et qu’il est possible de « gérer », à terme, cette situation autrement.
* * *
La spécificité de l’acteur féminin dans sa relation avec le client, telle qu’elle a pu apparaître au travers des discours des agents, est maintenant en partie cernée. On peut la résumer en deux points :
1. en premier lieu le fait d’être une femme est considéré globalement comme un avantage dans la relation commerciale, quel que soit le poids qui est attribué à cette spécificité.
Le point positif semble être que la prise en considération du sexe dans la relation commerciale représente une alternative possible pour les femmes, mais pas une contrainte ou une obligation : sauf dans des cas extrêmes (clients violents ou « rustres »), l’exploitation des caractères spécifiquement reconnus aux femmes (grâce, amabilité, séduction) est laissée à leur libre choix et ne remet pas en cause leurs compétences professionnelles.
2. un certain nombre de « rôles attendus » ou stéréotypes ont tendance à organiser les comportements des agents féminins, en particulier dans la sphère professionnelle technique et par rapport à l’image « administrative » de France Telecom.
Qu’elles choisissent de se plier au statut qu’elles croient attendu ou d’aller à son encontre en déployant ce que l’on a appelé une « hyper compétence », la coexistence de ces deux attitudes est le signe d’une « rupture » dans l’évolution de l’entreprise, et donc d’une ouverture. Reste à savoir la direction que prendra cette évolution : cristallisation des stéréotypes (« les hommes à la technique », « les femmes aux emplois subalternes », « France Telecom reste une administration » …) ou au contraire ouverture des jeux, accession des femmes à des activités plus diverses, et modernisation de l’entreprise.
II. LES RELATIONS DES AGENTS
AVEC LEURS COLLEGUES
Les relations spécifiquement féminines avec les collègues nous ont parues suffisamment différentes de celles avec les clients pour qu’on les traite de façon distincte. Comme dans le cas de relations avec la clientèle, les références faites par les agents et concernant la place de la variable sexuelle dans les relations se rapportaient à deux domaines :
– elles mettent en cause les qualités et les défauts « innés » à la « nature » féminine ou masculine :
On retrouve dans ce cas de figure de grandes similitudes entre les deux types de relations (commerciales et internes), ce qui semble normal dans la mesure ou il est question des « qualités génériques » à la communauté féminine ou masculine, qu’on a désigné comme des stéréotypes.
Cependant, une variable différente intervient dans le cas de relations avec les collègues : ces qualités génériques se rapportent à des groupes et non plus à des représentants isolés, comme c’est le cas lorsqu’il s’agit de clients. On voit donc apparaître d’autres stéréotypes, tels que la « jalousie des femmes » entre elles ou la « franche camaraderie » qui caractérise les groupes masculins.
– elles mettent en question l’interaction particulière qui s’établit entre deux individus de sexes opposés.
C’est alors qu’il semble que les relations avec les collègues se différencient le plus de celles avec les clients, et ceci pour au moins deux raisons :
. dans le cas des relations avec le client, les agents ont quelque chose à vendre ; il n’en est plus question lorsque l’on parle de relations avec les collègues, pour lesquelles la situation est plus d’échange que d’offre et de demande.
. les relations de clientèle sont fortement limitées dans le temps, et prennent fin lorsque l’objectif de la relation est atteint. Au contraire les variables temps et durée sont centrales dans les relations avec les collègues, tant d’un point de vue formel de collaboration pour atteindre un objectif professionnel commun, que d’un point de vue moins formel d’ambiance et de conditions de travail satisfaisantes.
1. Les qualités propres
aux natures féminines et masculines
et leur rôle dans des relations de travail
Lorsqu’on les interroge sur les relations de travail avec les collègues, les agents évoquent spontanément la différence sexuelle comme un élément important de l’ambiance de travail et de la qualité de la vie du service. Selon eux, les spécificités féminines ou masculines réapparaissent particulièrement dans certains contextes, décrits de façon très stéréotypée par tous les agents :
a – en cas de service entièrement féminin.
L’ensemble des agents, femmes comme hommes, estiment qu’un service de femmes génère une ambiance difficile : jalousie, hypocrisie, méchanceté :
« Les femmes entre elles sont plus filous, plus malignes, elles se bouffent plus le nez, elles sont plus roublardes »
« Mon arrivée à l’agence a été très mauvaise. Personne ne s’est occupé de moi. J’avais l’impression qu’on me regardait d’un air bizarre. C’était surtout le regard des femmes ».
« Les femmes sont méchantes, elles font des remarques sur les vêtements. » « Les femmes font toujours des critiques, elles parlent des autres femmes ‘t’as vu comment elle est, comment elle marche’. Si vous êtes habituée à être en jupe, ça crée une différence. C’est une question de jalousie je crois, qu’on soit moins grosse, qu’on ait des cheveux longs, tout… ».
L’unanimité et la radicalisme du discours sont notables, et ceci d’autant plus qu’on ne les retrouve pas aussi de façon aussi nette en ce qui concerne les services masculins.
b – en cas de service entièrement masculin :
On voit alors apparaître, mais cependant de façon moins systématique que lorsqu’il est question de services féminins, le stéréotype de l’ambiance décontractée, parfois grivoise et de franche camaraderie des services masculins :
« Avant, je travaillais de nuit et uniquement avec des hommes. L’ambiance n’était pas la même. Le travail était fait, mais il y avait des histoires de fesses, de la décontraction, c’était plus relax. En travaillant avec des femmes on est plus à l’affût de la moindre peccadille, il y a un petit truc féminin. Les hommes voient le côté travail. Je préférais travailler avec des hommes, avec les femmes, pour un petit truc, ça pourra aller loin. La franchise n’est pas la même ».
« les hommes ne se posent pas de questions, s’ils vous trouvent sympa, ce n’est pas en fonction de vos vêtements. Quand ils critiquent, ils se moquent, ils ne sont pas méchants. Ils ont un caractère plus large. »
On peut résumer les thèmes-clefs des stéréotypes appliqués aux ambiances féminines ou masculines dans le tableau ci-dessous :
QUALITES
+ –
FEMMES |
– Conscience professionnelle – Courage – Capacité régulatrice
|
– « Potins », jalousie – Absentéisme – Groupe difficile
|
HOMMES |
– Technicité -Investissement durable et intérêt de carrière – Stables (présence et état d’esprit)
|
– Irrégularité – Trop rapides – Pas précis pour les aspects administratifs
|
c – en cas d’une personne isolée dans un groupe du sexe opposé.
Il s’agit du troisième cas de figure évoqué par les agents : celui où une personne se trouve en minorité sexuelle dans un service.
S’il s’agit d’une femme, elle aura alors tendance à être « chouchoutée » :
« j’obtiens ce que je veux quand je demande quelque chose, je suis un peu chouchouté, si je demande un petit service ou de prendre ma journée. Il n’y a pas de réticence. Si je suis fatiguée ils s’inquiètent ils prennent des nouvelles alors qu’ils ne le font pas entre eux. Mais sur des trucs, comme le télémarketing qu’ils n’aiment pas, ils me demanderont des contreparties. «
« c’était bien car ils me chouchoutaient toute la journée ».
Un homme, quant à lui, sera « materné » par les femmes de son groupe :
« Il y a un jeune homme avec nous et du coup il est pris en charge par l’équipe féminine, plus que s’il était dans un équipe d’homme. Ca ne l’aide pas forcément. »
d. en cas de service mixte : « il y a équilibre s’il y a mixité »
Par rapport aux caractéristiques des services non mixtes ou des services dans lesquels est présente une seule personne du sexe opposé, les services mixtes génèrent une ambiance que l’ensemble des agents estiment meilleure :
« Avant il n’y avait pas d’homme à l’accueil, et je préfère maintenant, c’est beaucoup plus intéressant sans parler de rapports de séduction. On se rend compte qu’on n’a pas du tout la même façon de penser et de réagir, c’est agréable de confronter les points de vue. «
« Il y a un équilibre s’il y a mixité ».
Cependant, cette préférence marquée pour les services mixtes s’explique, semble-t-il, moins par les rapports sexués qui s’y installent alors, que par un équilibre des relations crée par la mixité, l’élément masculin apportant des dimensions dont l’élément féminin manque, et inversement.
Pour ce qui est du rôle spécifiquement féminin dans l’ambiance d’un service mixte, les femmes, plus que les hommes, sont perçues comme ayant une capacité plus forte à assumer un certain nombre de régulations dans les relations de travail, que celles-ci concernent la vie du service ou les négociations avec les clients. On cite en particulier :
– leur capacité à « soutenir les autres » en cas de surcharge de travail ou de problèmes répétés à propos d’une procédure ;
– leur capacité à intervenir de manière plus « personnalisée », et surtout moins « technique » ou réglementaire auprès d’un client ;
– leur capacité à « accompagner » le client dans son choix plus qu’à l’induire.
Plus généralement, ces qualités sont reprises sous forme d’une reconstitution d’un rôle féminin traditionnel : garantes de certaines régularités et normes sociales ; garantes également d’une morale, ici de type « laïque »:
« La présence d’une femme, c’est important. S’il n’y a que des hommes, c’est l’armée. Avec une femme, on cherche à plaire, on parle différemment pour pas choquer ou pas faire mal. On peut moins frimer, moins truquer. On bluffe moins ».
2. Les relations sexualisées
dans les relations de travail et leur gestion
Les agents parlent sans difficulté des caractéristiques sexuelles appliquées à la situation professionnelle quand il s’agit des stéréotypes sur les natures féminines et masculines communément reconnus et globalement acceptés, comme ceux que l’on vient d’exposer.
En revanche, il semble que l’expression d’une réalité évoquant le caractère sexualisé, voir érotisé d’une relation entre personnes de sexes opposés dans un même service ou dans l’entreprise soit de l’ordre du « tabou ».
En effet, on a vu que les agents (femmes surtout, mais hommes également) pouvaient reconnaître utiliser de façon explicite des stratégies de séduction avec des clients, pour atteindre l’objectif commercial qu’ils s’étaient fixés. Jamais une telle éventualité n’est apparue dans les relations avec les collègues. Le jeu social entre les sexes cherchera à contourner la dimension sexualisée par des pratiques qui se limitent à la seule reconnaissance de la différence entre les sexes.
Un agent seul de son sexe, qu’il s’agisse d’une femme seule dans un service masculin ou l’inverse, pourra à la limite utiliser sa position minoritaire pour bénéficier de quelques privilèges et d’une attention particulière. Mais il semble qu’il existe toujours un système de compensation. Sa position de représentant unique de son sexe le désigne pour des tâches particulières. Mais il peut aussi arriver que cette situation à priori avantageuse se retourne contre son bénéficiaire en cas de crise. Son altérité,en tant que minorité, le désigne alors, au même titre que le caractère ethnique, comme « bouc émissaire ».
Quoi qu’il en soit, il ne semble pas possible aux agents de reconnaître qu’ils utiliserent des stratégies de séduction pour parvenir à un but professionnel avec leurs collègues, comme parfois ils déclarent le faire vis à vis de la clientèle : « La séduction ne marche pas du tout de la même façon entre collègues, c’est vraiment réservé à la relation commerciale ».
La séduction et les relations amoureuses ne sont pas, dans leurs discours, des données déterminantes ni en ce qui concerne l’ambiance, ni en ce qui concerne les compétences dans le travail :
« Dans les relations avec les autres, ça n’a pas d’importance si c’est une femme ou un homme : il faudrait que ce soit d’autres relations que professionnelles pour que ça le soit. Il y a toujours une certaine conscience professionnelle pour que l’on fasse bien son travail. Ca ne compte pas vraiment. »
Le caractère sexué, lorsqu’il apparait dans les relations de travail, sera traité :
– sur le mode de la plaisanterie :
« J’ai toujours eu de bonnes relations avec les femmes, on m’appelait le play boy »;
« (un service moins féminin), ça changerait sûrement. Je trouverais ça moins rigolo. Je préfère les contacts avec les femmes, pour le petit jeu de séduction » ;
– et toujours de façon à bien le distinguer des tâches à effectuer et des capacités qu’elles nécessitent : la manifestation des relations sexuées n’est jamais liée aux tâches que les agents sont chargés d’effectuer, mais se situent toujours, semble-t-il, dans ces « interstices affectifs » indirectement liés à l’activité professionnelle : moment du café, cantine, pause dans le travail…
On a vu que des services mixtes étaient en général préférés par les agents aux services « unisexes ». On constate également que les relations sexualisées y sont gommées. Elles sont évacuées des relations purement professionnelles, pour n’apparaître que dans leur périphérie.
Tout se passe comme si les agents développaient une stratégie d' »asexualisation » des relations de travail, dans une situation de forte mixité, afin de limiter la charge potentielle et explosive que représente le sexué, et donc de rendre ces relations viables. Le nombre toujours plus grand de femmes dans tous les domaines professionnels (techniques notamment) aurait pour effet de rendre plus net ce phénomène.
Ceci pourrait s’expliquer par le fait que les relations entre collègues reposent une durée stable et des échanges qui demandent une certaine régularité dans les rapports humains. En effet, les rapports de séduction sont bien souvent un jeu qui, s’il perdure, peut évoluer vers un autre type de relation (plus affective, de type amoureux ou sexuel). Or des relations plus affectives entraînent des dangers d’instabilité plus forte en cas de crise ou de tension dans la régulation des relations de travail. Il est donc relativement facile pour un agent de mobiliser la ressource cachée qu’est la séduction lors d’une relation courte, comme c’est le cas lors d’une relation commerciale. Mais cette mobilisation est beaucoup plus dangereuse dans une relation de longue durée.
C’est pourquoi on constate que même dans le cadre d’une relation commerciale, son recours est toujours soigneusement circonscrit par les agents eux-mêmes. Une utilisation excessive aurait pour conséquence à la fois de faire entrer l’agent dans une zone « dansgereuse » de l’affectivité, mais aussi de remettre en question les compétences professionnelles des agents.
Dans un contexte où les individus sont dans une situation d’égalité, étant collègues, et parfois de concurrence, le risque de voir mises en question les compétences est trop important pour qu’on assiste à un recours à des stratégies de séduction dans le cadre professionnel habituel.
Il faut y voir également un poids des normes sociales qui réduit considérablement l’écart qui pourrait exister dans des comportements spécifiquement masculins ou féminins au travail.
L’exemple de l’homme qui sait « mettre le poing sur la table » est patent : s’il ne sait pas mettre aussi de « l’eau dans son vin » il ne peut durablement travailler dans l’univers commercial. D’abord parce que les clients supporteraient mal la régularité de ce genre de démarche ; et ensuite parce que celle-ci créerait des complications, avec les collègues et les hiérarchies, au lieu de permettre des arrangements permanents que supposent la réalisation des affaires.
Ce qui est considéré comme un atout masculin peut donc se transformer en handicap dans la mesure ou il est fait une utilisation « rustique » de cette ressource.
La « séduction féminine » s’inscrit dans la même perspective. En reprenant les quelques situations où elle semble être effectivement exercée (démarchage des clients et demande de coopération auprès des collègues), cette ressource est loin d’être un recours « miracle » :
– ce type de comportement, s’il est utilisé de façon trop répétée, empêche d’être « prise au sérieux », reconnue pour sa compétence ;
– cette ressource est d’autant moins utilisée qu’elle risque donc de comporter une image dont les femmes essaient de se défaire ;
– les manifestations de féminité risquent (bien plus que celles de la virilité) de faire l’objet rapide d’une « mauvaise réputation » ;
– et aussi (mais ceci ne saurait être considéré comme spécifiquement féminin) l’engagement dans une relation « équivoque » ne permet pas de distinguer la nature des enjeux et donc de parvenir à une efficacité commerciale .
3. Les relations affectives
et matrimoniales entre collègues
Ceci ne signifie pas que les relations affectives et matrimoniales (ou amoureuses) soient absentes du lieu de travail. Leur nature semble cependant fort différente de celles dont on vient de parler, et qui mettent en jeu des rapports de séduction. En ce qui concerne les relations affectives (camaraderie, amitié), la variable sexuelle n’est pas mise en jeu de façon directe. Les relations matrimoniales ou amoureuses se développent sur le registre de la longue durée. C’est en ce sens qu’elles se distinguent des relations de séduction au sens large, dont on a dit que la mise en oeuvre vise un objectif relativement proche et limité dans le temps.
Cependant, l’étude des relations matrimoniales demanderait une enquête spécifique concernant à la fois leur importance, leur genèse et leurs conséquences sur le fonctionnement des services en cas de crise.
a. La régulation des relations affectives suit trois grandes pratiques :
– les solitaires : les agents n’entretiennent aucune relation en dehors de celles qui sont nécessaires pour exécuter leur travail normalement :
Ainsi Mme C. n’a pas de relations avec ses collègues en dehors des strictes relations professionnelles : « Je déjeune seule, je mange vite. Quand on est en groupe, on traîne, et moi, je préfère aller me balader dehors ». Durant les pauses, elle ne sort pas de son service, pourtant, ce n’est « pas tout le temps qu’ils ont envie de discuter« . Mais cela ne la dérange pas, car elle se dit « d’une nature solitaire ».
Monsieur A, de même, n’a aucune relation hors professionnelle avec les autres employés de France Telecom « Je ne bois pas, je ne fume pas, alors je ne vais pas boire le café avec les autres »
– la convivialité superficielle : qui permet de travailler dans des conditions plus agréables, éventuellement de continuer cette camaraderie lors d’occasions ponctuelles à l’extérieur. La « qualité » de ces relations est variable ; elles peuvent être cordiales mais limitées au lieu de travail, ou étendues éventuellement aux loisirs à l’extérieur de France Telecom :
« On est trois plus le responsable, très isolés du reste de l’agence. Les relations sont bonnes, mais très très superficielles »
« On est amené à se fréquenter, on déjeune ensemble. C’est une sorte ‘d’amitié professionnelle’, c’est sympathique, mais pas plus ».
« Dans l’agence, on est quelques uns à bien s’entendre. C’est mélangé (H/F), selon les affinités personnelles. »
La convivialité se limite au lieu de travail commun et elle ne perdure pas en dehors de l’activité professionnelle.
– l’amitié : il s’agit de relations qui au contraire se prolongent hors du lieu de travail Elles sont alors plus rares et plus sélectives :
« Quand je suis arrivée, une femme m’a un peu ‘prise sous son aile’. Par son intermédiaire, j’ai rencontré d’autres personnes, à la cantine par exemple. Je me suis fait une bonne copine, que je vois à l’extérieur ».
b. L’existence de relations matrimoniales et amoureuses : une autre stabilité au cœur des relations de travail.
Les discours recueillis laissent penser que des agents de France Telecom trouvent leur compagne ou leur compagnon dans l’entreprise :
« Mon amie est aussi de France Telecom : elle était mariée et elle est tombée entre mes griffes, malgré les avertissements du chef d’agence, mais ça n’allait déjà pas très fort au niveau de son mari : je l’ai aidée, et puis on a fini par sortir ensemble, on vient d’avoir un bébé ».
« J’ai rencontré mon compagnon ici, maintenant il travaille à la DO. On était collègues, moi à l’accueil, lui technicien, ça s’est fait tout doucement, ça a duré deux ans avant qu’on se lance, on se voyait au café, ou quand on allait chercher les techniciens pour un client. »
Dans ce cas, la séduction qui ne peut fonctionner sans danger qu’en situation à la marge et sur une courte durée se transforme en situation de longue durée. Cette « endogamie » semble traditionnelle à France Telecom :
« Avant les gens venait de Province et se retrouvait seul, maintenant on sort plus facilement tout seul, on se fait plus facilement des amis en dehors du lieu de travail. «
« C’est obligatoire, c’est une grande famille, on arrive de province, on va en foyer, on finit par trouver l’âme soeur ».
« Mon mari, je l’ai trouvé derrière les casiers de tri, c’est ce que je dis toujours. Mais je pense que c’est terminé. A l’époque, ce n’était pas la même façon de communiquer. Maintenant, il y a plus de moyens, plus de lieux : le sport, les concerts, ils sortent plus…Ils s’éloignent du lieu de travail, au lieu de le maintenir après le temps de travail comme on le faisait. Nous on aimait se retrouver après le travail. Le lieu de travail était important, il rassurait. En plus on arrivait de province. Enfin maintenant les petites elles sont bien délurées. Moi j’étais arrivée avec mes sabots. «
Les conditions de travail ont changé, du fait de la modernisation de l’entreprise (plus grande ouverture aux contraintes du marché). Il y a donc apparition de situations nouvelles, comme la mixité et l’activité commerciale. On constate aussi une baisse de popularité vis à vis des loisirs organisés par les entreprises.
Ces deux changements, un travail plus ouvert sur l’extérieur et des loisirs plus « libres », sont peut-être à la source d’une transformation dans l’établissement des relations matrimoniales au sein de France Telecom. C’est en tout cas ce que laissent entendre les recherches de Bozon à l’INED sur « l’amour au bureau » (cf bibliographie), mais qui reste à explorer dans une autre enquête pour le cas spécifique de France Telecom.
III. LES RELATIONS HIERARCHIQUES
Les relations avec le supérieur sont analysées par les acteurs en fonction des qualités que les subordonnés, hommes ou femmes, attendent d’un chef en général. Par rapport à ces qualités (ou à ces défauts), le fait qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme pourra prendre une signification parfois différente.
Les discours évoquant le rôle du sexe visent plus souvent le cas où le supérieure est une femm. Ce cas est perçu comme moins « naturel ». Il pose plus de questions car moins habituel.
1. La nature du « bon » chef par rapport à la nature de la femme et de l’homme
Les relations avec les supérieurs hiérarchiques sont évoquées à travers un certain nombre de qualités qui sont celles du « bon » chef.
L’une de ces qualités recouvre ce que les agents désignent par le caractère humain du supérieur : compréhension des problèmes des subordonnés, attention, accessibilité, simplicité, proximité :
« Je n’ai jamais eu de femme comme supérieur hiérarchique. Mais si c’est une personne simple et large d’esprit, ça ne peut que bien se passer ».
« C’était une dame très humaine. Elle était cadre, mais elle savait s’adresser aux gens. Quand on avait quelque chose demander, on ne craignait pas ».
« Il s’intégrait à tous les services, il connaissait tout ce qui se passait ». Un chef d’agence doit savoir « intéresser son personnel, et pour cela passer dans les services tous les jours ».
Ou au contraire :
« Ce sont des gens un peu inhumains, ils ne prennent jamais en compte les problèmes (de transport notamment) des agents. M. X. se fait servir, il ne comprend pas trop le problème des femmes qui sont ici ». « J’ai obtenu mon 80%, mais on m’a fait sentir que ça ne plaisait pas. On me l’a accordé contraint et forcé et on me l’a fait sentir indirectement ».
« Mme X, déjà elle nous vouvoie. Si la personne vouvoie, c’est qu’elle ne veut pas avoir de relation plus rapprochée. Elle manifeste une distance ».
C’est donc indépendamment du sexe du supérieur que les agents disent le juger. Les qualités sont liée à la fonction de supérieur et non au « genre » féminin ou masculin.
Par rapport à ces qualités, le fait que le supérieur soit une femme ou un homme sera perçu par les subordonnés comme un atout ou au contraire comme un handicap :
« C’est beaucoup lié au caractère des gens, pas à la nature sexuelle. Peut-être une femme est plus attentive, mais je ne sais pas. «
« Ca change quelque chose que le chef d’agence soit une femme, en tant que femme j’aurais peut être plus de facilité à l’aborder, elles me font moins l’impression d’être dans une tour d’ivoire. Mais peut-être que s’il y avait un homme ce serait plus fonceur. Je ne sais pas ». (femme)
Nous retrouvons donc les stéréotypes habituellement appliqués aux supérieurs, auxquels on appose ceux que l’on applique généralement aux femmes et aux hommes.
En revanche, lorsque les discours sont moins généralistes et concernent davantage les pratiques des agents avec les supérieurs, deux types de relations possèdent des caractéristiques particulières :
– la relation agent/chef du même sexe ;
– les relations supérieure femme/subalterne homme.
2. La relation agent/chef du même sexe
Trois cas de figure se présentent :
a – l’identité de sexe facilite la relation.
C’est parce que mon supérieur appartient au même groupe sexuel que moi qu’il est à même de mieux comprendre mes problèmes et saura mieux exploiter mes capacités :
« Mme X est quelqu’un de très ouvert, quelque soit le problème, moi en tant que femme, je suis venue la voir directement pour lui parler. Si c’était un homme j’aurais peut-être une relation différente. »
« C’est plus facile de discuter des problèmes avec une femme. Elle en voudra peut-être plus au point de vue travail qu’un homme, elle le prendra plus à coeur. Les hommes, c’était la routine. De toute façon, c’était des femmes qui travaillaient sous leurs ordres, alors ils ne pouvaient pas en demander trop, puisque étant femme, on était pas vraiment capables… Elle, par contre, nous stimule. »
b – l’identité de sexe renvoie à des relations de concurrence pour l’autre sexe en introduisant une inégalité, la position hiérarchique.
En effet, le fait que le supérieur appartienne au même groupe sexuel que le subalterne peut entraîner des heurts, qu’on peut penser liés à une concurrence sexuelle et éventuellement à une jalousie expliquée par l’inégalité introduite dans cette concurrence du fait de la différence de position hiérarchique :
« Le Chef d’agence ne supportait pas que je sorte avec des filles, j’étais jeune, je les lui fauchais toutes sous le nez ».
« Un homme est plus abordable qu’une femme. Avant c’était un homme chef d’agence, dans le couloir on s’arrêtait, on se disait bonjour, on se parlait, avec une femme, on ne s’arrêterait pas devant son bureau pour lui dire bonjour ou n’importe quoi. » (femme)
c – le fait qu’un supérieur et son subordonné soient de même sexe renvoie le subalterne à sa position de subalterne plus clairement que s’ils appartenaient à des groupes sexuels différents (pour les femmes surtout) :
Dans le cas d’une supérieure femme, une subalterne femme ressent plus fortement la position hiérarchique supérieure. Cela la renvoie plus clairement à sa position subalterne, en tout cas plus que s’il s’agit d’un individu n’appartenant pas au même groupe sexuel. L’exemple de Madame F. illustre cette hypothèse :
Mme F. à la fois admire et respecte sa responsable, tout en la trouvant trop dure. « C’est quelqu’un qui s’épanouit dans le travail, mais je ne sais pas si c’est un défaut ou une qualité. Elle a une santé extraordinaire, mais elle use les gens. C’est quelqu’un d’exceptionnel, mais qui n’est pas facile à vivre ».
Mais inversement, Mme F. ne souhaite pas avoir « les états d’âme du chef ».
Elle généralise sur les femmes « chefs » : « Ces femmes, à des postes de responsabilité, ont un côté inhumain. C’est le genre ‘il faut que ça suive’, beaucoup plus que les hommes. Les personnes qui ont trop soif d’autorité peuvent dérailler. Elles deviennent imbues de leur personne ».
F. généralise encore à la place des femmes dans la société : « Les hommes ne doivent pas se sentir à l’aise, même en général dans la société, car la femme, quand elle prend de l’élan, aurait tendance à prendre plus d’envergure que l’homme. Elle est plus dure, car elle a du être plus dure pour y arriver ».
3. Les relations supérieure femme
/subalterne homme
Les subordonnés hommes vis à vis d’une supérieure femme ont un discours sensiblement différent de celui des femmes. Les résistances à reconnaître la position supérieure d’une femme semblent, dans leur discours au moins et dans les relations de travail habituelles, sur le déclin. Les discours dénonçant des comportements misogynes sont d’ailleurs plus le fait des femmes, bien que dans l’ensemble, les capacités et les compétences des femmes soient reconnues :
« Avoir une chef d’agence, il y a 20 ans ça m’aurait fait drôle. Mais celle-ci est à la hauteur, pourtant je pense souvent que si les femmes restaient à la maison, il y aurait moins de chômage. Mais celle-ci est formidable, vraiment elle est à la hauteur »(homme)
« Une femme « supérieur » gène les hommes. C’est en train de rentrer dans les moeurs, mais ils ont du mal à s’y faire ».(femme)
« Ce n’est pas évident pour une femme d’être chef d’agence, avec la mentalité misogyne. On est misogyne avec une femme quand elle est à un grade supérieur au sien et qu’on est un homme » (femme).
Par ailleurs, l’apparente acceptation de la position hiérarchique supérieure féminine ne signifie pas que le sexe ne redevienne pas une variable discriminatoire dans les moments de crise : promotion, vague de chômage, restructuration des qualifications et des postes, moments où, on l’a déjà souligné, l' »autre » minoritaire, ici la femme supérieure, devient bouc émissaire.
Notamment, il semble que les hommes connaissent plus de difficultés dans leurs relations avec une femme supérieure lorsqu’une négociation et des rapports de forces sont en jeu :
– d’une part l’homme ne peut pas utiliser de son autorité du fait de la nature supposée plus « fragile », plus « délicate » et qui demande plus de « ménagement » d’une femme,
– et d’autre part la femme peut mettre en oeuvre pour parvenir à ses fins une part de séduction, stratégie vécue comme déloyale dans ce contexte par les hommes :
« Certains de mes collègues se démontent devant elle, ils n’osent pas la contredire, et ensuite ils ne sont pas contents. Moi pas. «
« Je serais plus coulant, moins bagarreur avec une femme «
« c’est le défaut des femmes elles promettent trop et ne tiennent pas : c’est pour ça que je préfère les relations avec les hommes chefs de service. Les femmes promettent beaucoup mais ne tiennent pas. Les hommes sont plus froids mais tiennent plus. Un homme ne me ferait pas marcher pendant 4 ans. On a tendance à plus se laisser embobiner par elles. «
« Si c’est une femme, autant qu’elle soit sympa. Je vivrais moins bien d’avoir des relations difficiles avec une femme qu’avec un homme. Un homme, s’il n’est pas sympa, j’ai plus tendance à l’envoyer sur les roses. J’ai l’impression qu’on peut s’engueuler avec un homme sans que ça tire à conséquence. Avec une femme, ça peut durer davantage ».
« Vis à vis d’une femme, il y a toujours un rapport de séduction, il y a forcément une petite différence ».
IV. FEMINITE ET CARRIERE
1. Le choix de l’investissement
Il semble que la nature du travail féminin et de l’investissement qu’il requiert pose problème surtout dans les niveaux de fonction intermédiaires, de type Contrôleur ou Inspecteur par exemple.
Dans les bas niveaux de qualification, les situations sont en effet « suffisamment » fermées pour que les choix en matière d’engagement soient clairs et rendus routiniers : le travail féminin reste généralement dépendant de la vie familiale. Dans les hauts niveaux de qualification, le jeu semble être aujourd’hui suffisamment ouvert pour que le choix entre vie domestique et vie professionnelle ne se pose pas non plus de façon difficile : les femmes dans ce cas, coordonnent mieux leur double fonction.
C’est entre ces deux pôles que la part du choix est la plus importante et l’hésitation souvent la plus vive. Les niveaux de fonction intermédiaires doivent encore investir largement pour parvenir à tirer une reconnaissance (matérielle et symbolique) de « cadre » de leur profession. Cet investissement est parfois conçu comme disproportionné par rapport aux avantages que procure une situation d’emploi permettant d’investir préférentiellement dans la vie familiale.
Cette situation présente donc une source d’ambivalence permanente pour des femmes qui ne sont ni « hors carrière » ni avantagées par leur grade. Les principaux dilemmes évoqués dans cette perspective sont les suivants :
– un poste de travail intéressant dans le commercial suppose d’accepter des horaires instables, ne permettant pas de suivre ceux des institutions scolaires et surtout pré-scolaires ;
– préparer un concours interne (essentiellement contrôleur à inspecteur et inspecteur à inspecteur principal) suppose de mobiliser un temps de travail au foyer important, souvent incompatible avec la division des tâches domestiques ;
– une position de travail de cadre s’accommode mal des temps partiels (en particulier la durée du mercredi, consacrée aux enfants) ;
– la modification du statut (en particulier la réussite d’un concours) s’accompagne d’une mobilité géographique difficilement compatible avec le « métier de mère et d’épouse » ;
– la modification du statut s’accompagne donc globalement d’une modification des relations internes au couple, laquelle n’est pas toujours souhaitée, car source d’incertitude.
Cette série de coûts préalables à l’entrée dans une vie active plus complète et plus exigeante est considérable; parfois suffisamment pour faire négliger les ouvertures professionnelles potentielles. Mais dans ce cas, celui du choix du « foyer », les regrets sont toujours aigus :
« Ce choix (ne pas passer le concours d’inspecteur) a été très dur. Et ça me torture toujours… J’ai pas envie d’être agent à quarante ans. Si j’avais eu le concours, je me serais arrangée, j’aurai pu faire face autrement à ma vie, j’aurais pu me faire aider. Mais maintenant, j’ai créé un autre univers.. On s’adapte aux situations, et il y a des priorités… J’aurais dû passer le concours et préserver mon grade pour m’investir plus tard. »
2. L‘investissement différé
La vie au travail et la vie hors travail restent donc difficilement compatibles, en tout cas pour celles qui doivent payer la décision de « s’engager plus » par un investissement initial important.
Le nombre de femmes dans cette situation va croissant, le niveau d’études et d’accès potentiel à des postes de travail qualifiés augmentant régulièrement dans le secteur commercial. Beaucoup d’entre elles adaptent une conduite qui permet de tenir les deux bouts de l’identité non plus simultanément, mais successivement : lorsque les enfants sont élevés, des femmes qui jusque là minimisaient leur investissement professionnel se voient pourvues d’une liberté d’action leur ouvrant les portes d’une carrière plus « unisexe ».
Dans certains cas, il est trop tard pour pouvoir espérer refaire le chemin perdu : on peut penser aux contrôleurs divisionnaires qui prennent largement leur travail à coeur mais ne peuvent plus en espérer de rétribution en terme de carrière.
Dans d’autres situations, en particulier chez les femmes ayant fait quelques années d’études supérieures mais n’en ayant pas tiré parti pour cause de contraintes domestiques, il existe de véritables retournements de situation :l’atout « culture » et diplôme initial apparaît aussi comme une ressource cachée, exhumée à l’occasion d’un nouveau choix professionnel.
L’histoire de Madame REMI est exemplaire ; elle met en évidence deux phénomènes majeurs : l’investissement dans le travail est encore largement défini par l’investissement domestique et lorsque le second diminue, le premier peut en tirer parti.
Madame REMI est entrée en 1968 dans l’administration des P.T.T. De cette date à 1981 elle a, selon ses propres termes, peu travaillé, prenant des disponibilités pour convenance personnelle et minimisant son investissement lorsqu’elle se trouvait dans son service. Depuis 1981, elle a « repris complètement la direction des choses ».
– En 1968, elle échoue au concours d’inspecteur, se trouve affectée comme contrôleur dans un service aux tâches répétitives et décide de ne pas s’impliquer dans son travail.
– Le poids de la vie domestique « entérine ce choix » (« j’étais partagée entre le devoir de mère de famille et de femme au travail. L’échec à mon concours m’a fait pencher vers la vie hors travail »).
– Treize années plus tard « la présence des enfants n’est plus un problème car ils sont grands »… Madame REMI réussit le concours d’Inspecteur puis d’Inspecteur Principal.
Le discours tenu à propos de cette double logique d’implication dans la vie au travail illustre parfaitement, à l’intérieur d’une même vie, des formes de rationalisation distinctes.
« Pendant la première période, je ne faisais pas cinq minutes de plus, je grattais même un peu… On ne pouvait pas vraiment compter sur moi, mais c’était il y a 20 ans ; à l’époque on acceptait ce comportement plus qu’aujourd’hui. (…) J’étais une maman traditionnelle : couture et confiture. Mais j’étais entre deux choses, mal à l’aise dans les deux cas. Je n’étais pas heureuse. J’ai vécu avec l’idée qu’une femme n’avait pas les moyens d’un boulot valorisant si elle avait des enfants. Mais c’est un peu un alibi (…). Maintenant, je me réalise car je n’ai plus mes enfants à charge, enfin pas comme avant. J’ai inversé la vapeur : la cuisine, c’est quand j’en ai envie ; les relations avec mon mari ont aussi beaucoup changé. »
3. Le poids du mari
Le dernier thème : l’influence de l' »autre » est encore aujourd’hui une donnée très caractéristique pour les femmes. En fonction de la conception de la division du travail domestique définie dans le couple, les femmes se trouvent plus ou moins libres de s’investir dans leur entreprise.
Cette idée est moins banale qu’elle ne paraît, si l’on veut bien l’entendre à partir de deux éléments distincts.
– La qualité des tâches accessibles aux femmes dans le secteur commercial augmente, mais pas aussi vite que le rééquilibrage du partage des tâches domestiques ; presque toujours les femmes interviewées, en particulier pour les niveaux de compétence intermédiaire (à choix complexe), mettent en évidence cette non synchronisation. Les hommes ne l’évoquent presque jamais. Pour les femmes, l’investissement dans le travail demeure donc largement déterminé par la nature de l’échange réalisé au foyer, mais pas pour les hommes.
– Cette inégalité ne peut s’expliquer par la seule différence de qualification, entre hommes et femmes. Lorsque les deux membres du même couple disposent d’un diplôme et d’un grade comparables et qu’ils parviennent à obtenir un emploi à niveau de responsabilités comparables, c’est très largement la femme à qui revient préférentiellement la charge du foyer.
Trois éléments d’explication sont fréquemment avancés à propos de ce phénomène :
– le mari a un niveau de qualification comparable mais travaille dans le secteur privé et dispose donc de libertés horaires nettement moindres ;
– le mari a des soucis professionnels dont il est fréquemment question au domicile ; la femme doit savoir se contenir, ne pas apparaître « soucieuse » ;
– mais surtout, les hommes sont plus disponibles au travail car la femme s’occupe préférentiellement des aléas de la vie domestique, entraînant absences ou immobilisation : maladie des enfants bien sûr, mais aussi les petites démarches administratives nécessitant des déplacement ou des conversations téléphoniques.
Cette situation renvoie à des explications nombreuses, à caractère psycho-analytique ou anthropologique que l’on n’a pu saisir. L’une d’entre elle est pourtant très récurrente dans les discours : le statut de travail masculin garde encore un avantage considérable, à l’intérieur du couple et à l’extérieur, par rapport à celui du travail féminin. A atouts économiques égaux, le travail de l’homme reste privilégié par rapport à celui de la femme : peut- être parce qu’il définit plus le statut du foyer ? Peut-être parce que dans le foyer l’homme doit être « choyé » pour pouvoir travailler ? Toujours est-il que les « nouveaux maris » partageant équitablement les contraintes de carrière professionnelle et l’éducation des enfants semblent encore discrets.
Quelques references
BELLE, F., Etre femme et cadre, Logiques Sociales, L’Harmattan, Paris, 1991
CENTRE LYONNAIS D’ETUDES FEMINISTES, Chronique d’une passion (le Mouvement de Libération des Femmes à Lyon), Logiques Sociales, l’Harmattan,1989
Centre d’Etudes de l’Emploi, « Des entreprises sans paternalisme ? La gestion de la vie familiale par les entreprises méritocratiques », 1991
CREZE, F., Repartir travailler (la réinsertion professionnelle des femmes) Logiques Sociales, L’Harmattan, Paris, 1990
Données sociales, « Trouver à qui parler : le sexe et l’âge de nos interlocuteurs », 199O
INED, « La nuptialité : Evolution récente en France et dans les pays développés », BOZON, M., 1991
MATHIEU, N-C, L’anatomie politique (catégorisations et idéologies du sexe), Recherches, Ed. Côté femmes, Paris, 1991
MESSANT-LAURENT, F., La secrétaire modèle (Etude sociologique), Logiques Sociales, L’Harmattan, Paris, 1990
REMY, M., Histoire des mouvements de femmes, Logiques Sociales, L’Harmattan, Paris, 1990
Collectif, L’inégalité professionnelle dans les entreprises publiques à statut réglementaire, unité de recherche CNRS GIP, Paris, 1989
L’ACTIVITE COMMERCIALE
ET LA POPULATION FEMININE
A FRANCE TELECOM
SYNTHESE
Février 1992
LA FéMINITE : UNE RESSOURCE CACHéE,
UNE RESSOURCE DANGEREUSE
L’examen de la question de la « féminisation » des activités commerciale apparait plus riche si l’on se réfère en premier lieu à la situation du système commercial en général.
N. ALTER a en effet observé, lors d’une enquête précédente[3], que la greffe commerciale, relativement récente, s’appuyait sur un tissu culturel antérieur à son existence. Trois grandes caractéristiques permettaient de définir la teneur de ce substrat :
– l’esprit d’équipe, qui s’est trouvé remis en cause lors des changements liés à l’action commerciale, mais qui, semble-t-il, reste encore assez solidement installé ;
– l' »invention des règles », rendue possible par les marges de liberté laissées par la politique menée par France Telecom, et qui s’accorde bien avec une activité commerciale nécessairement plus souple qu’une activité technique ;
– l’entrée en jeu de nouveaux acteurs : particulièrement les femmes, qui ont pu bénéficier de l’ouverture du système social de France Telecom.
Ce sont ces acteurs spécifiques que nous allons étudier de façon plus détaillée, notamment dans leurs relations avec les clients, leurs collègues, de niveaux hiérarchiques égal, supérieur ou inférieur.
On verra enfin en quoi le fait d’être une femme peut jouer sur la carrière ou non.
I. LES RELATIONS DES AGENTS
AVEC LES CLIENTS :
UN RECOURS NUANCE AU JEU DE LA SEDUCTION
Le caractère sexué dans la relation avec les clients comporte des définitions et des implications différentes.
Cependant, quelles que soient les perceptions diverses des relations sexuées avec le client, on constate que jamais la relation sexuée n’est reconnue comme la composante première de la réussite ou de l’échec de la relation de clientèle. Le contenu « technique » : compétence, capacités et moyens à la disposition de l’agent reste, selon les agents, primordial.
Ceci exposé, il apparait que les discours des agents commencent le plus souvent par la négation d’un rôle quelconque de la nature sexuée dans leur relation avec le client.
Puis on découvre que le caractère sexué peut être considéré comme un apport à l' »esthétisme » de la relation :
Le sexe joue alors un rôle pour rendre la relation plus agréable, plus esthétique, au même titre que le cadre de travail. Ceci est d’autant plus vrai dans les relations commerciales. Mais quoiqu’il en soit, le rôle du sexe est secondaire et négligeable par rapport aux objectifs de la relation agent/client.
Ce rôle reconnu au sexe est lié à la fonction (il sera plus net dans le commercial que dans le technique), et aux femmes, « ambassadrices traditionnelles de la beauté ».
Une autre perception soulignera les qualités reconnues aux « natures » féminines et masculines comme élément jouant dans la relation avec le client. En conséquence, les stratégies déployées par les agents pour atteindre l’objectif commercial pourront s’en trouver modifiées.
En dernier lieu, la différenciation sexuelle peut jouer un rôle en raison de la relation réellement sexualisée qui s’instaure entre l’agent homme et le client femme ou l’inverse (relations de séduction surtout). Cette relation peut être utilisée :
– par l’agent comme stratégie pour atteindre mieux ou plus rapidement l’objectif de la relation professionnelle avec le client : stratégie générale, mais qui correspond mieux semble-t-il à la relation agent commercial femme/client homme qu’aux autres relations (homme, technique, téléphone…)
– par le client pour être mieux servi ou plus satisfait dans sa demande. Le travail de l’agent sera alors modifié : « je me décarcasse plus », « je me suis laissé embobiné ».
Cependant l’introduction de relations de séduction est en quelque sorte « laissée au choix de chacun ». Il s’agit d’une « mise en jeu » libre entre les agents et les clients, même si le jeu est en partie organisé par des règles et des codes sociaux. C’est pourquoi certains agents, femmes ou hommes, ne lui reconnaissent aucun rôle : ils ne la perçoivent pas aussi nettement car ils ne la mettent pas en pratique.
Le fait d’être une femme est donc considéré globalement comme un avantage dans la relation commerciale, quel que soit le poids qui est attribué à cette spécificité.
Le point positif semble être que la prise en considération du sexe dans la relation commerciale représente une alternative possible pour les femmes, mais pas une contrainte ou une obligation : sauf dans des cas extrêmes (clients violents ou « rustres »), l’exploitation des caractères spécifiquement reconnus aux femmes (grâce, amabilité, séduction) est laissée à leur libre choix et ne remet pas en cause leurs compétences professionnelles.
Cependant, un certain nombre de « rôles attendus » ou stéréotypes ont tendance à organiser les comportements des agents féminins, en particulier dans la sphère professionnelle technique et par rapport à l’image « administrative » de France Telecom.
Qu’elles choisissent de se plier au rôle qu’elles croient attendu d’elles ou d’aller à son encontre en déployant ce que l’on a appelé une « hyper compétence », ces attitudes sont le signe d’une « rupture » dans l’évolution de l’entreprise, et donc d’une ouverture. Reste à savoir la direction que prendra cette évolution : cristallisation des stéréotypes (« les hommes à la technique », « les femmes aux emplois subalternes », « France Telecom reste une administration » …) ou au contraire ouverture des jeux, accession des femmes à des activités plus diverses, et modernisation de l’entreprise.
II. LES RELATIONS DES AGENTS
AVEC LEURS COLLEGUES
Comme dans le cas de relations avec la clientèle, les références faites par les agents et concernant la place de la variable sexuelle dans les relations se rapportent à deux domaines :
– soit elles mettent en cause les qualités et les défauts « inhérents » à la « nature » féminine ou masculine
On retrouve dans ce cas de figure de grandes similitudes entre les deux types de relations (avec le client ou avec le collègue). Il est question en effet des « qualités génériques » à la communauté féminine ou masculine, qu’on a désigné comme des stéréotypes. Ces stéréotypes restent valables, qu’ils s’appliquent aux clients ou aux collègues.
Cependant, une variable différente intervient dans le cas de relations avec les collègues : ces qualités génériques se rapportent à des groupes et non plus à des représentants isolés, comme c’est le cas lorsqu’il s’agit de clients. On voit donc apparaître d’autres stéréotypes, tels que la jalousie des femmes entre elles ou la franche camaraderie qui caractérise les groupes masculins.
– soit elles mettent en question l’interaction particulière qui s’établit entre deux individus de sexes opposés.
C’est alors qu’il semble que les relations avec les collègues se différencient le plus de celles avec les clients, et ceci pour au moins deux raisons :
. dans le cas des relations avec le client, les agents ont quelque chose à vendre ; il n’en est plus question lorsque l’on parle de relations avec les collègues, pour lesquelles la situation est plus d’échange que d’offre et de demande.
. les relations de clientèle sont fortement limitées dans le temps, et prennent fin lorsque l’objectif de la relation est atteint. Au contraire les variables temps et durée sont centrales dans les relations avec les collègues, tant d’un point de vue formel de collaboration pour atteindre un objectif professionnel commun, que d’un point de vue moins formel d’ambiance et de conditions de travail satisfaisantes.
Ceci ne signifie pas que les relations sexualisées soient absentes des rapports professionnels. Il semble au contraitre que les couples formés au sein de France Telecom soient relativement nombreux, pour des raisons liées à l’histoire de l’entreprise, notamment.
Ceci laisse penser que les relations amoureuses ou matrimoniales existent sur le lieu de travail.
Cependant, ces relations sexualisées semblent toujours nettement distinctes des relations purement professionnelles, pour prendre corps plus volontiers dans les « interstices affectifs » : café, cantine, plaisanterie…
En effet, il ne semble pas possible aux agents de reconnaître qu’ils utiliseraient des stratégies de séduction pour parvenir à un but professionnel avec leurs collègues, comme parfois ils avouent le faire vis à vis de la clientèle.
Si l’on estime que les rapports de séduction sont un jeu qui, s’il perdure, doit évoluer vers un autre type de relation (amoureuse ou sexuelle), on comprend aisément qu’il soit possible de le développer dans la courte durée, mais qu’il devienne difficile dans le cadre de relations durables.
De plus, le risque de voir mises en question les compétences est trop important pour qu’on assiste à un recours à des stratégies de séduction dans le cadre professionnel habituel.
III. LES RELATIONS HIERARCHIQUES
Les discours évoquant le rôle du sexe dans les relations hiérarchiques visent plus souvent le cas où le supérieure est une femme, cas perçu comme moins « naturel » et comme posant plus de questions car il s’agit alors d’une situation moins habituelle.
Les relations avec le supérieur sont analysées par les acteurs en fonction des qualités que les subordonnés, hommes ou femmes, attendent d’un chef en général. Par rapport à ces qualités (ou à ces défauts), le fait qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme pourra prendre une signification parfois différente.
Ainsi, il semble que les qualités nécessaires pour être un « bon » chef (proche, humain, attentionné) soient mises en rapport avec les qualités et les défauts reconnus aux hommes (plus combatifs) et aux femmes (plus proches).
Dans le cas d’une relation agent/chef du même sexe, trois situations se présentent :
– soit l’identité de sexe facilite les relations : on est plus proche de quelqu’un qui a les même problèmes ;
– soit l’identité de sexe renvoie à des relations de concurrence en introduisant une inégalité : la position hiérarchique ;
– soit l’identité de sexe renvoie plus clairement le subalterne à sa position subalterne.
Dans le cas de relations supérieure femme/subalterne homme, il semble que les capacités féminines soient reconnues, dans le cadre de travail habituel. Un discours éventuellement mysogine semble sur le déclin.
Cependant la variable sexuelle semble resurgir en cas de conflits, et notamment lors des négociations et des rapports de force : impossibilité, pour l’homme, d’utiliser la « force » masculine du fait de la « fragilité » et de la « délicatesse » féminine qui demande qu’on la ménage ; mais sentiment de la part des hommes subalternes d’une mise en oeuvre de stratégies de séduction par la chef, stratégies vécues comme déloyales dans ce contexte.
IV. FEMINITE ET CARRIERE
Le fait d’être femme n’est évidemment pas indifférent au déroulement des carrières des agents, et ceci particulièrement pour les les niveaux de fonction intermédiaires, dans lesquels on constate un véritable dilemme quand il s’agit de privilégier la vie familiale ou la carrière.
Ce choix est d’autant plus difficile que le « poids du mari » est souvent conséquent. Il ne semble pas que la distribution des tâches domestiques se fassent, aujourd’hui encore, en faveur des femmes.
En conséquence, beaucoup d’entre elles adoptent une conduite qui permet de conjuguer les deux stratégies (privilège de la vie au travail et/ou de la vie professionnelle) non plus simultanément, mais successivement : elles se consacrent à leur carrière lorsque les charges familiales sont plus légères. A ce moment, l’atout « culture » et diplôme initial apparaît comme une ressource cachée, exhumée à l’occasion d’un nouveau choix professionnel.
CONCLUSION
Notre conclusion sera en fait plus une ouverture qu’un point final. Cette pré-enquête permet en effet de mettre en relief certaines caractéristiques de la féminité dans les relations de travail en général, et commerciales en particulier, mais elle a aussi pour effet de désigner des pistes de recherches futures.
On constate en premier lieu que la question des relations sexués à France Telecom entraîne deux types de discours :
– le premier fait référence à une série de stéréotypes notoires et concernant soit les femmes, soit les hommes, apposant des rôles attendus. Il s’agira, pour les femmes, de référence à une sorte de « sur-moi collectif » identifiant la femme à l’alma mater. Par rapport à ces stéréotypes seront reconnues aux femmes des capacités relationnelles et professionnelles spécifiques. Les relations sexualisées ou sexuées faisant référence à ces stéréotypes sera alors très prégnant.
Il ne s’agit pas de savoir ici si ces stéréotypes sont « vrais » ou pas. Une chose est sûre cependant : du fait qu’ils sont communément acceptés, ils ont tendance à organiser les comportements. Ainsi il n’est nullement vérifié que les femmes entre elles soient plus jalouses que les hommes. Cependant, le fait que cette opinion soit reconnue globalement par les agents quel que soit leur sexe, va tendre à en faire un réalité pour ceux qui le vivent. Il importe donc d’en tenir compte.
– Par ailleurs, on constate que les relations sexualisées sont toujours soigneusement distinguées des relations strictement professionnelles ou qu’elles n’ont de place que dans les « interstices » professionnels. Le seul cas où elles sont reconnues comme stratégies explicites et déployées dans un but professionnel est celui de la relation commerciale, justement, particulière du fait de sa courte durée.
De fait, on assiste pour ce qui est des relations strictement professionnelles à une asexuation des rapports de travail. Des relations de séduction qui durent doivent en effet déboucher, logiquement, sur un autre type de relation : matrimoniale ou amoureuse. Elles sont donc délicates dans le cadre de relations de travail qui, par définition, durent, et délicates également car elles peuvent rapidement remettre en cause la compétence professionnelle de celui ou celle qui les utilise.
Ces deux constats nous amènent à émettre l’hypothèse que l’omniprésence des stéréotypes à propos des catégories féminines ou masculines aurait pour fonction d’exprimer, dans l’imaginaire, des relations sexuées qui ne pourraient prendre corps dans la réalité professionnelle quotidienne.
L’hypothèse est alors d’ordre symbolique :
– tous les rapports sont potentiellement sexués ;
– le sexué est potentiellement dangereux et explosif, et entre en contradiction avec des relations professionnelles, d’autant moins en mesure de les assumer que le monde du travail est traditionnellement plus masculin que mixte ;
– les stratégies des acteurs vont s’organiser autour d’une régulation de ce danger potentiel.
C’est pourquoi les relations de collègues à collègues sont « asexuées », pour être viables, et « refoulées » dans les stéréotypes et les « interstices affectifs ». En revanche, les relations limitées dans le temps (avec le client) permettent plus de marges de manoeuvre.
Une autre preuve du « danger de l’autre » est la résurgeance de la variable sexuelle, discriminatoire dans les moments de crises ou les « acmées » de la vie professionnelle : promotion, licenciements… l’autre minoritaire est alors stygmatisé.
L’expression sexuée ou non des relations de travail et de clientèle pour les femmes est la résultante d’un triple effet :
– d’acteur,
– de données « culturelles » (« nature » de la femme et de l’homme),
– de situation : crise, mariage, minorité…
On comprend alors que la caractéristique féminité soit à la fois « ressource cachée » et « ressource dangereuse » car elle peut se retourner contre celui qui l’utilise.
Les pistes de recherche ouvertes par cette pré-enquête prennent plusieurs directions :
1.On peut émettre l’hypothèse que la place toujours plus importante des femmes à tous les niveaux de l’entreprise va amener les relations sexualisées, et notamment la formation des couples, à être de plus en plus fréquentes au sein de l’entreprise. De quelles façons l’entreprise doit-elle les prendre en compte ?
Plus généralement, il semble qu’on assiste aujourd’hui à la prise en charge par des instances privées de domaines de la vie sociale qui étaient par le passé du ressort des institutions publiques. La formation des couples, qui autrefois trouvait à l’extérieur de l’entreprise des lieux où se réaliser (bals, associations…) se ferait-elle aujourd »hui sous le couvert de l’entreprise ?
2. Nous avons dit que l’acceptation des stéréotypes par les acteurs, hommes ou femmes, tendait à organiser les comportements. Il reste cependant à mesurer la prégnance de ces stéréotypes, et leur degré de « réalisation » dans la pratique. Dans quelle mesure se restreignent-ils au discours, et dans quelle mesure influencent-ils réellement les pratiques ?
Ainsi, on a vu que certains agents déclaraient ne pas utiliser les mêmes argument de vente face à un client homme ou femme. Qu’en est-il dans les pratiques, et non plus seulement au niveau du discours ?
3. La formation de couples durables semblent être fréquente au sein de France Telecom. On peut en effet estimer à un tiers les agents interviewés dont le conjoint appartient également à France Telecom. Par rapport à ce constat, qui reste à vérifier, on peut se demander quelles sont les implications au niveau professionnel de la présence de couple dans une même entreprise. N’existe-t-il pas des « réseaux » familiaux ? quels en sont les conséquences pour France Telecom ?
Plus généralement, on peut se demander dans quelle mesure l’existence des « réseaux » informels, et notamment un réseau qui serait construit autour de l’origine géographique des agents mutés à Paris intervient sur et/ou influence les relations de travail et le fonctionnement de l’entreprise toute entière.
.[1]N. ALTER, « Service public et action commerciale : le dilemme organisationnel des Télécommunications », Sociologie du travail, N°3, 1989.
[2]Afin de rendre le texte plus lisible, on appellera « agent » le personnel de France Telecom, sans tenir compte, sauf lorsque ceci est précisé, du statut réel des individus.
[3]N. ALTER, « Service public et action commerciale : le dilemme organisationnel des Télécommunications », Sociologie du travail, N°3, 1989