LES QUESTIONS CACHEES DU MANAGEMENT INTERCULTUREL
(Dominique Desjeux, article paru dans Sciences Humaines n°21, 1992)
Aujourd’hui un chef d’entreprise, un directeur des relations humaines ou un responsable de la formation est soumis tous les jours, ou presque, à de nombreuses propositions de consultants ou de formateurs en management. Son problème est de repérer en quoi ces approches sont nouvelles ou conformes aux promesses de la plaquette de présentation..
Depuis 4 ou 5 ans, un nouveau « produit » a fait son apparition, celui de la culture d’entreprise et plus récemment encore, celui du management interculturel. L’objectif des méthodes qui se réfèrent à la culture est, d’une part, de répondre aux problèmes de l’identité, ou des identités, d’une entreprise ou d’un groupe et d’autre part, d’apprendre à négocier, sur le marché international, avec des partenaires qui ont une autre culture, une autre façon de concevoir les prises de décision, une autre perception de l’idée de contrat ou des délais de livraison.
Il n’est pas possible dans cet article, de donner une grille qui permettrait de vérifier la validité des méthodes proposées par les conseils en management ou en formation. Ceci demanderait une enquête ad hoc.
Par contre, son objectif sera de resituer les fondements intellectuels de l’approche interculturelle à partir des enquêtes les plus célèbres sur la question. Il sera de montrer les débats que l’approche en terme de culture peut susciter entre les chercheurs en sciences humaines. Il est aussi de rappeler qu’il existe deux champs de discussion : l’un compréhensif, plutôt universitaire, l’autre normatif, appliqué à l’action, plutôt en consultance. Les sociologues décrivent les hommes tels qu’ils sont et les consultants tels qu’ils devraient être.1
1 – Le retour de l’éthique : culture morale contre culture de l’excellence
En 1965, Octave Gélinier publie chez Plon, un livre au retentissement international : Morale de l’entreprise et destin de la nation. Il est à l’époque le directeur général adjoint de la CEGOS, l’un des premiers groupes de consultance en France. En 1991, 26 ans plus tard, Alain Etchegoyen, un philosophe, fondateur de SHS consultant, reçoit le prix médicis-essais pour son livre, la valse des éthiques, chez F. Bourin.
Que s’est-il passé entre temps ? Soixante-huit, et ce n’est peut être pas qu’une boutade. Le retour de l’éthique est peut être l’annonciateur de temps incertains, mais plus sur des valeurs de « droite » que de « gauche ». Un « soixante-huit » à l’envers, en quelque sorte.
Mais surtout, pendant cette période, les consultants en management ont recherché le secret des structures compétitives pour reprendre le titre d’un autre livre d’O Gelinier[1].
En 1983, T. Peters et R. Waterman, consultants chez Mc Kinsey, sous-titrent leur livre, le prix de l’excellence2 : « les secrets des meilleures entreprises ». Aussi, après le management participatif ou les cercles de qualité, peut-on se demander si le management interculturel représente bien la nouvelle réponse au secret de la compétitivité, ou si son apport ne se situe pas ailleurs.
Aujourd’hui, il est possible de faire la part des choses à partir des enquêtes des chercheurs ou des réflexions des consultants. Ceux-ci représentent une des interfaces possibles entre la recherche en sciences humaines et les entreprises. Cependant, l’écueil à éviter est celui du « gourou » qui serait censé posséder un secret, au risque d’une confusion entre la consultance et le monde magique de « Donjon et Dragon ».
Le premier point que l’on peut affirmer, est qu’il n’y a pas de secret. Ce n’est pas un scoop, le laboureur de la fable l’avait déjà dit à ses enfants ! Ni l’éthique, ni la culture, ni la direction par objectif ne sont des remèdes miracles. C’est une évidence qu’il faut rappeler : il n’y a pas de management suprême.
Le deuxième point est que la source de la compétitivité ne peut être trouvée dans les seules « success story », ces histoires à succès qui comme les contes de fée de B. Betheleim3, nous permettent de surmonter les crises, mais sans avoir pour objectif de rendre compte de la réalité. En management, une entreprise de consultance comme le groupe COGEF, qui est peut-être en train de devenir l’un des trois premiers groupes français, s’appuie sur E. Morin pour penser la complexité et donc nourrir la réflexion de ses consultants. Plutôt qu’à développer une pensée magique, il cherche à penser la complexité du réel.
Le troisième point est que l’excellence a un coût : stress, déprime, tensions nerveuses, etc.. C’est ce que viennent de montrer N. Aubert et V. de Gaulejac dans Le coût de l’excellence4 , au Seuil.
C’est parce qu’il n’y a pas de secret du management, que la réalité est complexe et que la compétitivité a un coût humain, que le management s’est intéressé à l’éthique et aux recherches des sociologues et des anthropologues travaillant sur la culture et l’interculturel.
2 – Les pionniers français de l’approche culturelle : M. Crozier et R. Sainsaulieu
Il est bien sûr possible de faire remonter les premières réflexions culturelles en France à Montesquieu et à sa théorie des climats, proche de celle d’Ibn Khaldoum Peut-être serait-il plus intéressant de lire le petit livre qu’Althusser5 a consacré à ce même Montesquieu pour expliquer comment sa pensée politique anti monarchie absolue était plus proche d’une culture renvoyant au mythe de la société féodale moyennageuse qu’aux idées républicaines naissantes. On y trouverait probablement quelques fondements à « la logique de l’honneur » décrite par P. d’Iribarne.(cf. ci-dessous).
De même, une lecture du Tocqueville de l’ancien régime et la révolution nous rappellerait qu’une partie des structures administratives du 19ème siècle doit autant, sinon plus, à la culture centralisatrice du 18ème siècle français qu’à Napoléon 1er.
Mais il est peut-être plus intéressant de rappeler que, dans le domaine des organisations, c’est Michel Crozier qui, dans le phénomène bureaucratique (Seuil, 1963), le premier à parler d’un « modèle français » du management. Il s’appuyait notamment sur les travaux de chercheurs américains comme Pitts (sur la culture du chahut), Wyllie (sur la France rurale), ou S. Hoffman, dans A la recherche de la France (Seuil, 1963). Il montrait tout particulièrement le lien entre des valeurs aristocratiques ou bourgeoises et des comportements comme la peur du face à face ou le goût de la prouesse au détriment de l’efficacité économique. Depuis, il a abandonné cette approche.
Un peu plus tard, c’est R. Sainsaulieu, qui, dans l’identité au travail (Presse FNSP, 1977), va faire ressortir l’importance du culturel dans l’entreprise. Mais en France, il faudra attendre l’arrivée de la gauche, le retournement inattendu en faveur de l’entreprise qu’elle a provoquée, et l’effondrement du marxisme pour que la dimension culturelle dans l’entreprise, soit vraiment prise en compte.
Ceci peut s’expliquer autant par une influence de la socio-anthropologie anglo-saxonne avec Hall et Hofstede, que par un retour des ethnologues français qui, « chassés » de leurs territoires exotiques, se sont réinvestis dans de nouveaux champs français, notamment sur les plus démunis en ville ou à la campagne, passant ainsi des « indigènes aux indigents », pour reprendre la formule de Laplantine. Par là même, ils ont introduit en France, la notion d’interculturalité ou de pluri-ethnisme, au moment même où la question de l’immigration commençait à se poser dans les villes.
3 – Différence culturelle et management : la tradition anglo-saxonne.
Aux USA, et plus généralement dans les pays anglo-saxons, il existe une vieille tradition des enquêtes culturelles. Dès le début des années soixante E.T. Hall travaille sur la dimension cachée (Seuil, 1971), et propose sa célèbre notion de proxémie. Dans toute culture, il existe une distance physique qui est implicitement acceptée et au delà ou en deçà de laquelle l’autre se sent mal à l’aise. E. Hall raconte l’histoire de l’incompréhension entre les soldats américains et les jeunes femmes sud-américaines. Les jeunes femmes touchant facilement les soldats avec les mains, ceux-ci croyaient à des avances. Commençant à flirter, ils se faisaient rabrouer par les filles. Les sud-américaines traitaient les américains d’obsédés et ceux-ci les traitaient en retour d’allumeuses ! L’explication tient à la proxémie, cette dimension cachée de la culture qui fait qu’une distance est perçue comme érotique par l’un et amicale par l’autre.
Fondamentalement, E.T. Hall montre qu’il existe un langage silencieux, celui de la culture que chaque individu a incorporé en lui-même, un habitus en quelque sorte. Cela permet à chacun de décrypter les gestes, les non-dits, les signes émis par l’autre, sans expression verbale Les problèmes apparaissent quand les individus n’appartiennent pas au même groupe social ou sont de nationalités différentes. C’est la situation interculturelle, le choc des cultures ou acculturation.
En 1990, E.T. Hall écrit avec sa femme, un Guide du comportement dans les affaires internationales en Allemagne, Etats-unis, France (Seuil). Ce livre n’a pas le même statut scientifique que ses livres précédents. Les auteurs s’y livrent à un exercice plus difficile : traduire en terme opérationnel pour des non spécialistes, 30 ans de travaux de recherche.
Tout d’abord les auteurs rappellent les grands principes de l’approche interculturelle : « la culture est avant tout un système de communication ». Le sens des signes émis par la communication est propre à chaque culture. Ce sens est souvent inconscient. La culture, au sens anthropologique, ne se limite pas aux faits esthétiques ni aux bonnes manières, même si la « distinction sociale » (Bourdieu, 1979) est aussi de l’ordre du culturel. Notamment E.T. Hall distingue le temps monochronique des allemands où l’on ne fait qu’une seule chose à la fois et son contraire, celui polychronique des français.
Mais surtout, ils rappellent que dans toute société la communication s’organise autour de deux dimensions, l’espace et le temps qui sont vécues différemment suivant les cultures. Or c’est la mise en contact de la diversité de ces vécus, dans le cadre d’une négociation commerciale, notamment qui peut entraîner des tensions.
Chaque culture peut communiquer suivant un processus lent ou rapide : « les américains (« communication rapide ») par exemple, se plaignent fréquemment que les allemands mettent trop de temps à prendre une décision, alors que les allemands, (« communication lente ») eux, se plaignent que les américains essaient de les brusquer et de leur arracher une décision sans leur laisser le temps de la réflexion ». Les français (« culture rapide ») éprouvent la même impression avec les décideurs africains ou orientaux (« culture lente »).
La communication peut aussi se faire avec ou sans référence à un contexte : « l’allemand travaille dans un bureau où il reçoit ses visiteurs les uns après les autres. Ceux-ci peuvent se croiser mais il est exclu qu’ils « cohabitent » même quelques instants dans le bureau de leur hôte. » Il y aura donc peu d’échanges informels entre les individus et donc il leur manquera des éléments de contexte pour comprendre les enjeux de la décision à prendre. Par contre « dans un bureau français, les chances sont très grandes que les visites se chevauchent, un visiteur arrivant et étant reçu avant que l’autre ne soit parti. Ajoutez à ceci (et l’auteur américain parle ici visiblement d’expérience !) les allées et venues impromptues de collaborateurs, de collègues, les coups de fil reçus et donnés pendant la visite». Dans la culture française, il existera donc un croisement important d’informations informelles qui donnera à chacun des décideurs une partie des éléments du contexte affectif, économique ou en termes de pouvoir.
Le « résultat des courses » est qu’une fois tous ces managers réunis, l’allemand fera un long rappel du contexte de la décision. Ceci énervera l’américain qui souhaite qu’on arrive directement au fait et le français, mais pour une autre raison. Il aura l’impression qu’on le prend pour un imbécile puisqu’on lui donne des informations qu’il connait déjà grâce à son réseau de communication informelle.
La troisième dimension des vécus de la communication interculturelle porte sur le temps monochronique ou polychronique. Dans les société anglosaxonnes, on est plutôt monochronique, c’est-à-dire qu’on ne fait qu’une chose à la fois.
Dans les sociétés latines, on est plutôt polychronique, on peut faire plusieurs taches simultanément. Les rendez-vous sont moins stricts, le respect de l’ordre des files d’attente est plus lâche, l’improvisation par rapport au programme ou au contrat est plus forte. On retrouve ici une des différences clés, qui sera aussi souligné par P. d’Iribarne, celle de la conformité que les cultures accordent ou non aux conditions fixées par contrat.
Un autre classique anglosaxon sur le management interculturel est le travail du hollandais Hofstede sur Les différences culturelles dans le management, publié avec D. Bollinger6 en 1987 pour la traduction française à partir d’une recherche menée sur 10 ans et publiée en anglais en 1980. Pour la première fois, il était démontré, à partir d’une enquête portant sur les filiales d’une grande entreprise multinationale dans 72 pays, qu’il n’existait pas de « modèle convergent », c’est-à-dire universel, du management des hommes (et des femmes !). L’approche est anthropologique. Comme celle de Hall ou de Goffman, elle recherche les formes de « programmation mentale » qui à partir des valeurs et de la culture, organisent les différences de vécu par rapport à quatre dimensions : la distance hiérarchique, la capacité à supporter l’incertitude, l’importance du collectif ou de l’individuel dans la vie sociale, les différenciations entre rôles féminins et masculins.
Dans les pays latins, les auteurs constatent qu’on a plutôt tendance à faire ressortir la distance hiérarchique entre supérieurs et subordonnés, au contraire des pays germaniques, scandinaves et anglo-saxons. Dans les pays à forte distance hiérarchique (pays latins, mais aussi musulmans et en Afrique noire), un président d’entreprise pourra avoir « un ascenseur privé, des toilettes privées, un réfrigérateur personnel et des horaires bien à lui. Il et difficilement accessible et essaye de paraître puissant. Au contraire, dans les pays à faible distance hiérarchique comme le Danemark, un directeur, dans l’exercice du pouvoir, essaye plutôt de paraître le moins puissant possible. »
Cependant, il est bien évident que la question de l’autorité et des rapports de pouvoir ne peut être épuisée par la seule approche culturelle. L’expérience de S. Milgram, dans Soumission à l’autorité (1974), montre que même dans une culture anglo-saxonne, le poids de l’autorité peut être fort. On touche avec la question des rapports de pouvoir à un deuxième point du débat sur les approches culturelles, sont-elles compatibles ou non avec les approches stratégiques.
4 – Les racines culturelles des conduites en entreprise : P. d’Iribarne
En France, c’est P. d’Iribarne qui a récemment essayé de pousser le plus loin la recherche sur le lien entre les racines culturelles d’une société et la gestion des entreprises, dans son livre La logique de l’honneur (1989)7. L’originalité des résultats tient à son caractère qualitatif. Cela lui permet en creusant à fond trois entreprises en France, aux USA et aux Pays-Bas, d’atteindre un niveau de généralisation différent de celui d’une enquête statistique comme celle d’Hofstede.
Pour la France, il fait ressortir l’importance des ajustements informels dans l’entreprise au détriment de la règle et du contrat. Pour l’auteur qui reprend Montesquieu « on se trouve dans une logique de l’honneur (qui insiste sur les devoirs, fixés par la coutume, par lesquels le groupe auquel on appartient se distingue) plus que dans une logique de la vertu (qui incite à respecter les lois qui s’appliquent à tous) ». Au contraire, aux USA, la culture du « contrat » est dominante associée à celle du fair ou de l’unfair. Non seulement les taches sont définies par des protocoles qui doivent être suivis par les deux partenaires, direction et salariés, quelle que soit la dureté de la négociation qui a pu avoir lieu avant, mais encore la façon de les exécuter ou de les évaluer doit être « fair play ». La sanction négative à une transgression de la loi sera donc d’autant plus forte que le fair n’aura pas été respecté. Pour l’auteur, cette importance donnée au fair, et surtout au fairness qui permet de discerner les mérites de chacun en toute égalité, tient à « l’idéal de marchands pieux » des premiers émigrants américains : « ce n’était pas les valeurs aristocratiques et cléricales de distinction et de désintéressement qui les marquaient », mais « les valeurs marchandes de l’honnêteté » d’un côté et celles de la vie communautaire de l’autre.
Enfin, aux Pays-Bas, c’est l’importance donnée aux instances de concertation qui domine. Cette concertation a pour fondement l’idée que la société est composée de blocs, des « piliers », qui ont leur propre autonomie relative. Chaque bloc doit négocier le consensus minimum qui permet le fonctionnement collectif tout en respectant le droit des minorités.
On peut noter que ce modèle culturel est à la base de l’apartheid sud africain, c’est-à-dire du développement séparée des cultures. Les boers sud africains étaient les fils des valeurs culturelles néerlandaises. L’effet pervers en a été la confiscation du pouvoir par une minorité qui a refusé pendant longtemps toute forme de consensus et de processus négocié.
L’exemple limite de l’apartheid, dont l’un des fondements théoriques, comme celui de l’extrême droite intellectuelle en France, est celui du respect des cultures mais dont l’autre est la bible avec l’idée d’un peuple sauveur, les boers, et un peuple perdu, les noirs, nous permet d’annoncer le paradoxe de l’interculturel de la « fusion et du bouc émissaire ». En ce sens, ce paradoxe pourrait être un « concept lampadaire » c’est-à-dire qui fait ressortir un problème non résolu et dont l’énoncé « en impasse » permet de faire avancer la recherche.
Conclusion : la place sociologique de la culture : une règle du jeu dans les situations stratégiques d’interaction sociale.
D’un côté, il est facile d’accepter le double postulat de l’approche culturelle ou interculturelle : tout ne se réduit pas à de l’utilité, du stratégique ou de l’intérêt ; quelque part il existe aussi du sens ; mais aussi, en situation d’altérité (que l’autre soit un manager, un émigré ou un conjoint), il existe des formes de communication différentes entre cultures et des différences d’interprétation sur le sens des signes émis. En ce sens, l’approche interculturelle est un outil indispensable à l’heure du développement des échanges internationaux.
Mais de l’autre, l’approche culturelle pose de nombreux problèmes théoriques et pratiques.
Le premier est celui de son niveau de pertinence macro sociale ou micro sociale. En tant que repérage de régularités sur les valeurs d’une culture, elle a une pertinence macro-sociale, au même titre que la macrosociologie ou la macroéconomie : l’acteur disparait au profit d’une généralisation qui abstrait les traits typiques d’une culture. Sans cette précision sur le statut macro-social de la culture, l’approche culturelle risque de verser dans le déterminisme culturaliste qui ferait de la culture un facteur de conditionnement quasi absolue des acteurs.
A un niveau micro social, la culture prend un autre sens. Elle devient un framework, pour reprendre l’expression de Goffman, qui organise les perceptions. En ce sens les recherches culturelles peuvent participer d’une sociologie de la connaissance et de la perception.
Par rapport au changement, l’approche culturelle, comme les approches centrées sur le sens (cf A. Caillé, dans sa critique de la raison utilitaire, à la Découverte ou sur l’imaginaire, (cf. M. Maffesoli, dans la connaissance ordinaire, à la librairie des méridiens), risque de ne privilégier que l’aspect statique d’une société. Une fois que chacun a repéré qu’il était dans une culture du temps long ou du temps court, et ceci est fréquent pour un sociologue qui développe des enquêtes internationales, il va se trouver confronté à des rapports de pouvoir et à des incertitudes qu’il faudra apprendre à négocier, sans se laisser imposer le temps de l’autre, sinon en terme tactique.
Ce problème est à tel point crucial que Marianne Binst8 a pu démontrer qu’il existait plus de différences entre deux services cardio-vasculaires, tous deux dépendant d’Harvard, qu’entre des hôpitaux français, américains ou suisses, et donc sans faire appel à la dimension culturelle. Cependant, on peut rappeler que si on ne la cherche pas, on ne risque pas non plus de la trouver. Il n’en demeure pas moins qu’une approche culturelle sans analyse stratégique risque de laisser fort démuni l’acteur en situation de négociateur international.
Les approches culturelles sont aussi contestées quand elles représentent une fuite face à la difficulté de comprendre la différence de comportement de l’autre. C’est R. Boudon, dans l’art de se persuader des idées douteuses9, qui a le mieux montré la limite de ces approches. R. Boudon pense que la sociologie doit d’abord chercher à comprendre les bonnes raisons qu’ont les acteurs sociaux d’agir tels qu’ils le font. C’est le même postulat de base que celui de l’analyse stratégique de M. Crozier. En ce sens, il y a une forte reconnaissance de l’altérité. Son risque est de survaloriser l’autonomie de l’individu, dont les cadres à priori de la connaissance, qui sont bien reconnus par le néokantisme de R. Boudon, n’auraient que peu d’effet sur l’organisation des conduites de l’acteur.
Finalement, les approches culturelles permettent de reprendre le vieux débat entre un courant immanent, relativiste.et qui recherche la part du social dans l’individu, (cf N. Elias avec son Mozart, au Seuil), remontant à Spinoza10 et au courant idéaliste, avec ses sous courants immanents et aussi relativistes, qui se focalise plus sur les arbitrages et la liberté du sujet, à partir du kantisme.
Elles ouvrent aussi un débat sur le paradoxe suivant : ou bien la culture est universelle, au nom de l’humanisme, mais cette conception risque alors de nier les différences par excès de « fusion » entre les cultures, et donc de nier l’autre ; ou bien les cultures sont particulières, au nom du pluralisme ou de la « pureté » culturelle, mais les rapports de force aidant, il y a risque de dérapage et de stigmatisation des cultures autres. L’autre est bien reconnu, mais comme un bouc émissaire persécutif qui menace sa propre culture Mon hypothèse est qu’une approche utilitariste, au sens large, est peut-être un moyen de sortir de ce paradoxe. Dans cette approche, la culture n’est pas considérée comme une essence dont il faudrait conserver la pureté originelle introuvable. La culture est considérée comme une règle du jeu, suivant une approche stratégique[2]. La culture devient alors un des éléments du système d’action dans lequel joue un acteur, au même titre que la technologie, les règles institutionnelles ou les contraintes budgétaires.
A signaler :
Gauthey, F., Xardel, D., Le management interculturel, Paris, PUF, Que sais-je ?
(une bonne synthèse des courants du management interculturel par deux consultants expérimentés dans le domaine).
Ladmiral, J.R., Lipiansky, E.D., 1989, La communication interculturelle, Paris, Armand Colin et Clanet C., 1990, l‘interculturel, Toulouse, Presse Universitaire du Mirail ;
(deux ouvrages de fond, mais qui portent moins sur le management, que sur un domaine en amont, celui de l’éducation ou de l’apprentissage).
Latour, B., 1991 Nous n’avons jamais été modernes, essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte ;
(Un essai novateur qui remet en cause la différence culturelle pensée comme une essence ou opposé à la nature).
[1] GELINIER, O., 1966, Le secret des structures compétitives, Puteaux, Editions hommes et techniques.
2 PETERS, T., WATERMAN, R. 1983, Le prix de l’excellence, Paris, Interédition
3 BETHELEIM, B., 1985, Psychanalyse des contes de fée, Paris, R. Lafont
4 AUBERT, N., GAULEJAC, V., 1991, Le coût de l’excellence, Paris, Seuil
5 ALTHUSSER, L., 1959, Montesquieu, la politique et l’histoire, Paris, PUF
6 Bollinger, D., Hofstede, G., 1987, Les différences culturelles dans le management, Paris, éditions d’organisation
7 IRIBARNE, P., (d’), 1989, La logique de l’honneur, Paris, Seuil
8 BINST, M., 1990, Du mandarin au manager hospitalier, Paris, l’Harmattan
9 BOUDON, R., 1991, l‘art de se persuader des idées douteuses, Paris, Fayard
10 YOVEL, Y., 1991, Spinoza et autres hérétiques, Paris, Seuil
[2]D. DESJEUX ; S. TAPONIER, 1991, le sens de l’autre, stratégies, réseaux et cultures, ou mutation interculturelles, Paris UNESCO