2020 03, Covid-19, Faut-il ou non généraliser l’usage de l’hydroxychloroquine, par Dominique Desjeux, anthropologue

Faut-il ou non généraliser l’usage de la « chloroquine » ou de son dérivé comme le préconise le professeur Raoult ?

Point de vue d’un anthropologue qualitatif.

Dominique Desjeux, anthropologue, Professeur Emérite à la Sorbonne, Université de Paris, CEPED, Chercheur international sous contrat

Face à l’urgence et à la détresse humaine causée par la mort des personnes qui nous sont chères par le COVID-19, on pourrait être tenté par l’usage élargi de ce médicament. Pourquoi pas, et c’est ce que vient de décider le gouvernement. Cela ne nous interdit pas de réfléchir scientifiquement pour mieux décider humainement à propos de la question que pose un essai sur 24 personnes, c’est-à-dire d’une enquête qualitative.

Comme anthropologue j’ai l’habitude de travailler sur 10 à 70 personnes par enquête. Régulièrement les clients me demandent si ce sont des enquêtes bien sérieuses ? C’est la même remarque qui est faite au professeur Raoult. Le doute permanent qui pèse sur les enquêtes qualitatives m’a permis de réfléchir sur les critères scientifiques et de généralisation des approches qualitatives. Cette réflexion est en partie transposable, mais pas entièrement, à la question de l’hydroxychloroquine, sous réserve, comme toujours, que d’autres approches complètent ou discute méthodologiquement cette réflexion.

Les approches qualitatives, en pratique, relèvent de cinq principes scientifiques.

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1 — la règle de « généralisation significative » par différence avec une « généralisation statistiquement représentative » liée à une série de corrélations.

2 — l’induction, ce qui veut dire une pratique d’exploration du problème avec très peu d’hypothèses associée à une description profonde du phénomène

3 — la règle d’ambivalence qui montre que toute réalité possède une face positive et une face négative. Elle est au cœur de la décision politique dont le rôle est d’arbitrer entre ces différentes faces.

4 — La quatrième règle est l’approche compréhensive. Elle essaye d’éviter les jugements de valeur et les dénonciations. C’est une approche critique qui ne dénonce pas. Elle cherche les enjeux et les contraintes qui organisent les décisions.

5 — la règle de symétrie. On travaille autant sur les décisions qui ont échoué que sur celles qui ont réussi pour éviter ce que l’on appelle « l’illusion rétrospective », du genre quelqu’un l’avait prévu, quelqu’un le savait et pourtant personne n’a rien fait.

Dans le cas de l’hydroxychloroquine, la règle une de « généralisation significative » est la plus stratégique en termes de prises de décision. En qualitatif on ne peut généraliser une fréquence avec des pourcentages. La seule généralisation possible quand on travaille sur quelques dizaines de personnes est celle de la diversité des situations et pratiques que l’on a pu observer. Cette diversité se ramène le plus souvent à quatre ou cinq cas. Le constat simple d’un point de vue statistique, et je ne suis pas très bon en probabilité, est que sur 20 personnes le cas unique a autant de valeur que les 19 autres.

Dans le cas de l’expérience sur la l’hydroxychloroquine, il est possible que 20, 22 ou 23 personnes aillent mieux suite au traitement et que deux ou trois n’aillent pas mieux. Comme l’ont fait remarquer d’autres médecins, certains malades guérissent spontanément, et donc en termes de probabilités il n’est pas possible d’en tirer des conséquences avec 24 cas. Dans d’autres enquêtes sur les pratiques médicales j’ai découvert qu’il était possible dans le cas de maladies rares d’arriver à faire des expérimentations sur une vingtaine de cas et d’avoir des résultats statistiquement significatifs. Ici ce n’est pas une maladie rare. Donc d’un point de vue qualitatif il ne semble pas que l’on puisse tirer des conclusions positives ou négatives sur l’efficacité du traitement. La part de hasard est trop forte, sauf si une méthode statistique spéciale a été utilisée.

Faut-il donc lancer ce traitement ? Vu les incertitudes du protocole de recherche, la réponse politique ne peut pas s’appuyer sur la science. Quand le gouvernement dit « on suit La science », c’est une façon de parler, car en réalité la science ne dit pas ce qu’il faut faire. Elle permet d’éclairer les choix qui sont encastrés dans un système d’action concret et sous contraintes :

  • de temps, — c’est-à-dire d’urgence pour enrayer la maladie
  • de logistique, — c’est le plus gros problème par rapport au masque, aux tests, aux lieux de quarantaines et à la disponibilité des lits pour l’aide respiratoire
  • de budget, — pour le moment les robinets sont ouverts à fond, suivant le principe que quand il y a un incendie on ne mesure pas l’eau, ce qui ce qui serait peut-être à réinterroger par ailleurs en interrogeant les pompiers par rapport à leur expérience de l’incendie de Notre-Dame qui montre que les choix ont été très stratégiques et raisonnés…
  • de normes de groupe, — c’est-à-dire de ce qu’il est acceptable ou inacceptable de dire par rapport aux solutions
  • de groupes de pression, entreprises, associations, réseaux divers, Internet, les entreprises de communication
  • de culture, c’est-à-dire de modèles habituels de résolution des problèmes dont on voit qu’ils sont différents en Asie et en Europe
  • de modèle politique plus ou moins démocratique ou plus ou moins autoritaire, et donc qui laisse plus ou moins librement circuler l’information et les discussions, sans oublier les « lourdeurs de l’administration » qui est organisée pour des activités routinières, et c’est son rôle, et qui fait que cela marche si on ne regarde pas que les ratés, et non pas pour des périodes de crise qui demande un autre type d’organisation.

Il est donc possible de décider d’investir dans la « chloroquine » pour des raisons humaines, non pas tellement sanitaire, mais en termes de gestion de l’angoisse et de la prise en compte des inquiétudes de chacun. La question de l’hydroxychloroquine relève de l’imaginaire et de la croyance, ce qui est tout à fait respectable, mais ne relève pas de la science puisque la science ne peut rien en dire aujourd’hui au moins à la vue de ce qu’on nous a montré. Si l’expérience réussit, ce qui est humainement souhaitable, le ministre de la Santé aura eu raison de lancer l’expérimentation en vraie grandeur, si l’expérience échoue il sera injuste de lui reprocher, mais il servira probablement de bouc émissaire.

La science pourra aider à mieux raisonner, de façon moins émotionnelle, mais toujours sensible, et avec une place pour le doute. Par certains côtés, et c’est paradoxal, c’est autant le comportement scientifique, avec un « petit s », que les résultats scientifiques qui peuvent nous aider aujourd’hui à prendre de meilleures décisions politiques ou personnelles. C’est ce comportement qui peut nous aider à ne pas revenir comme avant en comprenant les contraintes de l’action pour mieux les lever afin de mieux les changer.

PS je lis depuis très longtemps Jancovici sur les problèmes d’énergie, puisque c’est une de mes spécialités anthropologiques, et surtout aujourd’hui où il met sur Linkedin toute une série de réflexions qui montrent comment ce que nous vivons aujourd’hui est une expérience de laboratoire pour faire apparaître les variables dépendantes et indépendantes, à une échelle macro sociale, sur lesquels il faut jouer pour lutter contre le réchauffement climatique. La récession exceptionnelle que nous connaissons aujourd’hui, ce que d’autres appellent la décroissance, fait ressortir la difficulté de lutter contre les gaz à effet de serre en termes de production, de distribution, de consommation et de recyclage en dehors d’une période de crise. Cela vaut le coût de le lire.

Paris le 24 mars 2020

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